Par Christophe Fauré
Propos recueillis par Philippe Judenne
Depuis le début de son exercice professionnel, Christophe Fauré a été au contact de situations et témoignages surprenants à la frontière de la mort. Si le best-seller La vie après la vie de Raymond Moody relate dès 1975 de nombreux cas d’Expérience de Mort Imminente (EMI)[1], il faudra des décennies de travaux menés par des universitaires, scientifiques sérieux travaillant dans les plus grandes institutions, des dizaines de milliers de témoignages compilés, des méthodologies d’étude éprouvées, des publications dans les magazines scientifiques de référence, pour que peu à peu cette réalité incontournable par la masse des témoignages s’accumulant devienne un sujet légitime d’intérêt pour un nombre grandissant de personnes – même si la position académique scientifique continue, sans logique véritable, d’argumenter que ces expériences proches de la mort ne sont que des élucubrations de moribonds ou de proches plongés dans le deuil.
RÉCIT D'UNE EMI
« La première chose dont je me souviens, c’est que j’étais sorti de mon corps. Comme si je flottais au-dessus de lui. Il y avait beaucoup de monde autour qui essayait de le réanimer mais je me sentais très détaché par rapport à lui. C’était comme si je regardais un vieux vêtement que j’avais mis autrefois mais dont je n’avais plus l’utilité. Je me sentais plus vivant que jamais. Sans douleur, sans besoin d’aucune sorte. J’étais juste “là”, présent dans cette paix qui m’enveloppait. C’est là que j’ai compris que nous ne sommes pas notre corps ! »
Extrait de Cette vie… et au-delà, Christophe Fauré, Albin Michel 2022
Pas à pas, l’auteur présente les études scientifiques anglophones sur les expériences de mort imminente (EMI), les expériences de fin de vie (EFV), les vécus subjectifs de contact avec un défunt (VSCD) où parfois l’expérience est partagée puis décrite ensuite de la même façon par plusieurs personnes vivant le contact ou l’EMI. Rapporteur rigoureux et scientifique, profondément bienveillant dans les prolongements possibles que peut apporter la connaissance sur ce sujet, restant à distance des doxa religieuses ou d’une compilation New Age, Christophe Fauré porte à la connaissance du public français[2] les dizaines d’études anglo-saxonnes menées depuis cinquante ans qui attestent de la continuité de la conscience après la mort.
Ce livre d’enquête sur la continuité du courant de conscience après la mort est-il une prise de risque pour un auteur ?
Christophe Fauré : Si risque il y a, c’est celui de remettre en question le paradigme précis qui affirme que la conscience n’est que le produit du cerveau et qu’elle découle de la matière.
Est-ce vraiment une prise de risque ? Je me fais le porte-parole des auteurs anglo-saxons qui remettent en question ce paradigme, ce n’est pas le fruit de mes recherches et le mérite de ces avancées leur revient entièrement. Le deuxième aspect est que le récit de ces expériences découle de mon activité de médecin en soins palliatifs : dès le début, les différentes expériences d’EMI, de VSCD, d’EFV se sont invitées lors des très nombreux accompagnements que j’ai pu faire et ont peu à peu fait naître la conviction qu’il y avait quelque chose à explorer. En cherchant un cadre de description conceptuel pour décrire ces expériences – que je rencontrais avec des proches, des patients et que je partageais avec d’autres soignants –, je me suis rendu compte qu’il existait une base très solide d’études au niveau des pays anglo-saxons.
Au bout du compte, ce que l’on regarde comme un postulat scientifique évoluera naturellement dans l’histoire : quand une masse de données nouvelles (ici, des dizaines de milliers de témoignages) rentre en contradiction avec un postulat, nous arrivons à un moment charnière où un nouveau paradigme va prendre place. On passerait de « la conscience n’est que le produit du cerveau » à « La conscience, manifestement dans certaines circonstances, n’est pas localisée au cerveau ». Le risque est effectivement de challenger un paradigme et c’est ce que les chercheurs anglo-saxons ont fait.
L’histoire des sciences montre que les postulats fondamentaux peuvent changer au fil des décennies ou… des siècles. Êtes-vous confiant ? Je pense que dans cinq ou dix ans le changement de paradigme aura vu le jour. L’évolution actuelle est que la parole se libère sur ces expériences, là où précédemment la crainte de paraître ridicule ou complètement dérangé posait une chape de silence. Ceux qui avaient vécu ces expériences préféraient se taire plutôt que d’être incompris. Et ils ne souhaitaient pas que ces expériences si importantes pour eux et qui touchent à l’intime en viennent à être « abîmées ». Je pense que de plus en plus de gens vont se mettre à parler de ce type d’expériences jusqu’à ce qu’elles deviennent peu à peu partie intégrante du paysage, tout comme le paradigme de Copernic où l’on disait à l’époque que la terre était immobile et au centre de l’univers. Des pays anglo-saxons sont déjà passés au-delà de « j’y crois » vs « j’y crois pas » et des équipes de chercheurs commencent à étudier les implications de la nature de cette conscience non localisée.
Pourquoi avoir écrit ce livre ?
Je souhaite qu’il puisse libérer une parole, au-delà des récits passionnants qui peuvent susciter beaucoup d’émotion. J’ai écrit ce livre en tant que médecin qui accompagne des gens et avec cette question de savoir comment sa lecture pouvait leur être utile. Si des personnes ont vécu des expériences qui leur étaient vraiment significatives et qu’elles n’ont jamais pu en parler, il est très rassurant pour elles de savoir qu’il y a des soignants et des « psy » qui connaissent ces choses-là et qui peuvent les aider à intégrer leur expérience au fil des jours, des années... C’est un processus qui remet en question le sens de la vie et beaucoup de repères. Cela prend du temps et il est rassurant pour ces personnes de savoir que le phénomène qu’elles ont traversé a été étudié, décrit ; que c’est un phénomène connu et expérimenté par d’autres.
Au-delà du caractère passionnant et extraordinaire que peuvent avoir ces récits, l’important pour moi, du point de vue du médecin et de l’homme, est de s’approprier en douceur ces connaissances – même si nous n’avons vécu aucune de ces expériences – et de voir comment elles peuvent s’intégrer de manière positive dans nos vies et au quotidien.
En comprenant que la conscience continue à exister hors du corps, on crée une brèche dans l’identification à celui-ci : « Ce corps peut mourir ; moi, mon essence, je ne meurs pas ! »
La peur de la mort est-elle liée à la finitude du corps ?
Profondément. Elle est en lien direct avec cette identification profonde que nous entretenons avec notre corps tout au long de notre vie : « Je suis mon corps. Donc, si mon corps cesse d’exister, je cesse d’exister. » En comprenant que la conscience continue à exister hors du corps, on crée une brèche dans l’identification à celui-ci : « Ce corps peut mourir ; moi, mon essence, je ne meurs pas ! » C’est ce qui se passe lors d’une EMI : en se percevant comme un point de conscience dissocié de leur corps, les personnes ont clairement conscience d’en être séparées. Fait étonnant, elles décrivent parfois un sentiment de compassion pour ce corps qu’elles voient mutilé ou en grand danger ; elles éprouvent paradoxalement une grande paix, dénuée de toute souffrance, comme si elles étaient soulagées d’un fardeau. On retrouve parfois une sorte d’indifférence, un certain détachement vis‑à-vis du corps, comme s’il s’agissait d’un vieux vêtement dont elles n’ont plus besoin. Pour les personnes ayant fait une EMI, l’idée que l’essence de leur être soit de nature spirituelle, indépendante de l’enveloppe corporelle, n’est pas un concept abstrait : c’est une réalité qu’elles ont réellement vécue. Une patiente qui avait fait une EMI à la suite d’un accident de voiture m’affirmait : « On pourra me dire ou me démontrer tout ce qu’on veut, rien ne changera cette certitude que j’ai acquise par mon expérience personnelle : je sais, au-delà de tout doute, que je ne suis pas mon corps. Je sais que je continuerai à exister même s’il meurt. Ce n’est pas une croyance : c’est juste comme ça que sont les choses ! »
Y a-t-il des émotions, des sentiments prépondérants qui habitent ceux qui vivent ces expériences au moment où elles se déroulent ? Dans les cas d’EMI vécue de façon positive (car il y a aussi entre 5 et 15 % d’expériences d’EMI effrayantes), c’est l’expérience de l’amour universel associé à une connaissance universelle qui est vécue. C’est cela que les gens ramènent de leurs expériences et qu’ils essayent par la suite d’incarner au jour le jour dans leur vie. Selon les études qui suivent des personnes pendant des années, c’est une constante qui se maintient : un sentiment d’amour dans ses petites et ses grandes manifestations, un amour du vivant qui se manifeste envers soi-même, les autres, les animaux, jusque vers la planète.
Y a-t-il une intention de la part des défunts dans le cadre d’une VSCD ? Il s’agit toujours d’une intention bienveillante pour rassurer l’autre : « apaise-toi, tout va bien » – même quand le défunt a connu une fin de vie difficile, un accident tragique, voire un suicide. Parfois, il y a une forme de requête qui va avec cette proposition d’apaisement : « Apaise-toi, tout va bien, laisse-moi partir – car j’ai besoin que tu t’apaises. »
Et il y a souvent un troisième message : « Ne t’inquiète pas, on va se retrouver. »
La peur de la mort est très présente pour beaucoup. Qu’apporte le récit ou le vécu de ces expériences pour les soignants ?
Il est important que la connaissance des EFV, EMI et VSCD par les soignants reste un outil d’accompagnement. C’est un cadre général d’information qui peut s’avérer utile pour le soignant ou l’accompagnant lorsqu’il rencontre des patients qui ont fait ce type d’expérience. Il s’agit de les aider à comprendre ce qui s’est passé. Et il faut se garder de poser la continuité de la conscience après la mort comme un dogme car ce n’est pas véritablement aidant.
Vous préconisez pour le personnel soignant une information sur ces expériences qui leur permettrait de mieux accompagner la fin de vie et la famille du patient. Qu’en serait-il pour nous ? Comment aborder et comprendre le récit de ces expériences réelles ?
Kenneth Ring, professeur de psychologie de l’université du Connecticut et ancien président de l’Association internationale de recherche sur les EMI, rapporte que les chercheurs qui sont au contact de la documentation des EMI – et qui n’ont pas fait d’expérience d’EMI ni aucune autre de la sorte – s’imprègnent de ces témoignages par la lecture et par l’étude des données. Ils avaient réfléchi à ces sujets-là pendant des années et constataient objectivement une diminution de la peur de la mort.
Une autre professeure avait procédé à un sondage avant et après un cursus d’enseignements sur les EMI. Elle avait abouti au même résultat : si la peur de la douleur imaginée comme liée à la mort reste identique, la peur de la mort en tant que « passage » est objectivement nettement diminuée. Et il en est de même pour toute personne qui peut lire et s’informer sur le sujet ; la simple connaissance du sujet a un effet certain.
Je l’ai observé en première ligne dans mon métier de médecin accompagnant : le fait de lire des témoignages et d’être soi-même témoin d’expérience de fin de vie implante une telle véracité de ce qui est perçu que cela a un effet évident sur la peur de la mort. C’est en ça que les expériences des autres peuvent nous être utiles. Et d’ailleurs, pour beaucoup de gens, la diminution de la peur de la mort est corrélée avec la disparition de la peur de vivre.
RÉCIT D'UNE EMI
Chaque détail de la vie est enregistré, même si on n’y prête aucune attention au moment où ça se passe. Par exemple, on peut être à un feu rouge et, quand ça passe au vert, on hurle contre la personne devant qui ne démarre pas assez vite, en la traitant de tous les noms. Sur le moment, ça semble complètement futile, mais quand on revoit sa vie, on comprend que ce sont ces petits détails qui ont vraiment de l’importance ! »
« J’ai revu toute ma vie, dans le sens inverse, en commençant dans le présent et en remontant jusqu’à ma naissance. Ce qui m’a étonné, c’est que ce sont les pensées qui comptaient aussi dans ce que je revivais – pas seulement les actes, mais également les émotions, les pensées. »
La détresse des mourants au moment où ils affrontent l’inéluctable peut-elle diminuer ?
Malheureusement il y a des gens qui sont dans la détresse jusqu’au bout. Et c’est là qu’il ne faut pas essayer de faire le messie – « Regardez : il y a autre chose après cette vie », en plaquant trop rapidement une vérité. La règle première quand une personne est en fin de vie est d’abord de s’asseoir et d’écouter : Qu’est-ce qui est dit vraiment ? À quoi est liée sa détresse ? Parce que sa détresse peut être liée à ses enfants qui n’auront plus leur papa ou leur maman, la détresse de se rendre compte que sa vie n’a servi à rien, la détresse de laisser un parent souffrant d’Alzheimer et dont personne ne va s’occuper, la détresse liée au néant de la disparition ou liée à la crainte du jugement divin. Cette détresse peut avoir de nombreux supports et chacun d’entre eux appelle une réponse particulière.
Dans cette écoute, si on rencontre une détresse qui relève de la peur du néant, peut-être que le soignant, s’il voit que c’est opportun, s’il sent que cela peut être aidant, peut alors proposer ce cadre conceptuel : « Est-ce que vous souhaiteriez que je vous parle de ce que certaines personnes en fin de vie expérimentent ? Il y a des études qui montrent que… » Et avec beaucoup de douceur, de doigté, de délicatesse pour ne pas être intrusif, pour ne pas imposer des croyances ou des visions, il est possible de proposer ce témoignage aux personnes en fin de vie, en deuxième temps et en réponse à une détresse de néant ou de perte irréparable. Cela peut avoir un effet apaisant… ou pas. Mais en tant que médecins, soignants et accompagnants, nous aurons essayé, nous aurons proposé l’outil de cette connaissance-là, que la personne s’en empare ou pas, sans que l’outil ne soit présenté en force.
[1] En anglais : NDE (« Near Death Expérience »). [2] Cette vie… et au-delà, Christophe Fauré, Éditions Albin Michel
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°25 (Printemps 2023)
Christophe Fauré est initialement un médecin psychiatre. Il a exercé pendant de longues années dans les unités de soins palliatifs de plusieurs établissements de santé. Il est spécialiste de l’accompagnement en fin de vie, du deuil et du travail de deuil des proches familiaux. .Au début des années 2000, il effectue un séjour de deux ans dans un centre bouddhiste tibétain puis continue d’étudier le bouddhisme et la pratique de la méditation. Son travail et les ouvrages qu’il a écrits se centrent autour des « grands passages de la vie » (le cap de la cinquantaine, la famille recomposée) ou des « ruptures » : celles de la maladie, de la fin de vie.
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