Par Olivier Wang-Genh
La première grande leçon de zen que j’ai reçue remonte sans doute à l’époque où j’ai commencé à pratiquer zazen au début des années soixante-dix. Âgé alors de 17 ans je m’étais engagé auprès d’un des tout premiers agriculteurs en biodynamie d’Alsace, qui m’avait confié la mise en place d’un potager. Je m’étais lancé à corps perdu dans ce beau projet et durant plusieurs mois je passai mes journées dans le morceau de champ qui m’avait été dévolu, entouré seulement de quelques vaches. Le matin tôt, après le zazen que je pratiquais seul dans mon dortoir, je me rendais vers mon coin de paradis sous les premiers rayons du soleil. Je suivais à la lettre les instructions d’un petit livre de Rudolf Steiner qu’on m’avait donné et que je considérais alors comme une sorte de bible. Je groupais les plantes selon leurs affinités, je les aspergeais d’une très odorante soupe d’orties que j’avais soigneusement tournée dans un tonneau plusieurs centaines de fois dans un sens et dans l’autre afin de la dynamiser, je semais à certaines phases de la lune et je regardais pousser les graines en prenant soin de bien enlever à la main tout ce qui pourrait les gêner dans leur croissance. En septembre, alors que tout ce travail commençait à porter ses fruits et que les premières récoltes me remplissaient d’une joie profonde, la catastrophe arriva… Un matin alors que j’arrivais à proximité, j’eus une impression bizarre et plus je regardais et moins je reconnaissais cet endroit si familier : mon potager avait été transformé en champ de mines et avait littéralement explosé, laissant des espèces de trous béants là ou la veille encore, rougissaient les tomates et grossissaient les concombres.
J’eus l’explication très vite en constatant que les clôtures qui séparaient le potager des prés à vaches avaient été défoncées par « Chirac », le taureau de la ferme, qui n’avait rien trouvé de mieux à faire que d’utiliser ce lieu sacré pour ses agapes avec une vache ou des vaches en chaleur. Plusieurs mois de travail quasiment réduits à néant en quelques heures ! Mais la leçon fut retenue : ne jamais commencer un projet sans une étude approfondie de son environnement et des conditions présentes qui permettent d’envisager l’avenir…
Ainsi près de trente ans plus tard, lorsque je dus finaliser l’achat d’un lieu pour la fondation du Ryumon Ji, monastère zen dans le nord de l’Alsace, plusieurs éléments furent pris en considération :
– Le lieu lui-même bien sûr, avec son terrain et ses bâtiments qui correspondaient à nos besoins, à notre projet ainsi qu’à notre budget ;
– Le fait que le village se trouve dans le parc naturel des Vosges du Nord, protégé de tout site et activités industriels bruyants et polluants, à l’écart également des grandes exploitations agricoles ;
– La situation de la propriété, dernière maison du village à l’orée d’une immense forêt de plusieurs milliers d’hectares et dernier terrain constructible. Du côté Est se trouvent le village et nos voisins, du côté Ouest et directement accessible par le chemin menant au monastère, une forêt de plusieurs milliers d’hectares et ses animaux sauvages...
– Enfin la proximité avec une gare desservie plusieurs fois par jour et située à 5 kilomètres, et avec un réseau autoroutier à une vingtaine de kilomètres qui relie l’axe Strasbourg-Paris ainsi que toutes les grandes villes de l’Allemagne du Sud.
Notre terrain n’est pas très grand, un demi-hectare seulement, mais situé en pente assez raide il permet plusieurs niveaux et donc la création d’espaces très différents les uns des autres, donnant ainsi l’impression d’une belle variété de paysages et de points de vue.
Depuis maintenant vingt ans nous accueillons des centaines de pratiquants chaque année et nous faisons tout pour rendre leur séjour exemplaire et inspirant ; quelques exemples en vrac :
– Alimentation biologique et végétarienne, et partenariats avec des producteurs locaux.
– Potager bio et jardin de plantes médicinales avec plus de cent trente variétés d’herbes ; récoltes et fabrication de tisanes du monastère ainsi que de conserves de fruits et de légumes. Le potager fournit actuellement environ 50 % de notre consommation de légumes.
– Plusieurs ruches d’abeilles dont nous ne récoltons que la moitié du miel ; un projet « Happyculture » est en cours d’élaboration.
– Électricité verte, panneaux solaires pour l’eau chaude et récupération des eaux de pluie pour le potager.
– Forage d’un premier puits à 12 mètres, puis d’un second à 46 mètres afin d’être autonomes en eau pour le potager, le jardin et toutes les surfaces humides ;
– Création de petits étangs, plantation d’arbres et protection des oiseaux ; le monastère est agréé refuge LPO depuis plusieurs années ;
– Compost végétal, tri et gestion des déchets, récupération du bois et carton pour la chaudière à bois.
– Utilisation de produits ménagers 100 % biodégradables comme le vinaigre et le bicarbonate de soude. Projet de mise en place de distributeurs de savon et de shampoing naturels dans les salles de bains afin d’éviter l’utilisation des savons et gels douche industriels ;
– Construction de maisons en bois pour l’hébergement des résidents et des pratiquants ;
– Mise en place d’économiseurs d’eau sur tous les robinets ainsi que d’ampoules à consommation réduite ; grande vigilance à toute forme d’économie d’énergie, notamment le chauffage avec rénovation de toutes les fenêtres de la maison principale ;
– Réflexion approfondie avant tout achat d’appareil et recherche de la meilleure option énergétique et recyclabilité, le prix n’étant pas le critère prioritaire.
– Et bien sûr la vigilance et l’attention au quotidien aux conséquences immédiates ou à plus long terme de nos actions aussi dérisoires qu’elles puissent paraître.
Mais l’essentiel n’est peut-être pas là et les limites d’un monastère ne s’arrêtent pas à ses murs ou ses haies d’enceinte. Nous recevons chaque année près d’un millier de personnes venant de toute l’Europe et le bilan carbone de tous ces voyages dépasse sans doute très largement toutes les actions mises en place dans la propriété même… Cela nous a ouvert à trois réflexions :
– D’abord tout faire pour inciter les pratiquants à réduire au maximum l’impact écologique des voyages ; d’où la création d’un site dédié qui permet à tous les membres de se mettre en contact afin d’organiser des covoiturages. Mise en place en cours d’une réduction substantielle d’environ 15 % sur le prix du séjour pour les personnes qui viennent en train jusqu’à la gare d’Ingwiller située à 5 kilomètres du monastère.
– Ensuite, se dire que des personnes qui viennent même de loin pour passer plusieurs heures par jour assises en zazen et le reste du temps à pratiquer des activités paisibles et bienveillantes ont un « impact carbone » totalement différent que si elles étaient restées chez elles et donc que leur séjour compense en grande partie ou en totalité le voyage effectué…
– Enfin, faire en sorte que l’« impact dharmique » du séjour puisse compenser sur le moyen et long terme l’impact environnemental : si après une retraite, une personne change certaines de ses habitudes et incite, à travers son exemple, son entourage à faire évoluer certains comportements, alors le voyage aura été utile !
La tendance actuelle à tout vouloir mesurer et chiffrer, à évaluer les bilans de nos actions en « positif ou négatif », à vouloir « arithmétiser » notre vie en addition, soustraction, multiplication ou division a sans doute un intérêt pour nous aider à une certaine forme de prise de conscience. Mais il y a tant de choses que nous ne pourrons jamais mesurer comme la bienveillance, la joie, la générosité, le partage, l’échange d’expériences, la paix pour n’en citer que certaines, et qui pourtant sont essentielles pour faire un bilan de nos actions et de nos comportements ! Ce sont ces énergies, totalement renouvelables et inépuisables qui sont à l’œuvre et qui, bien qu’immesurables, sont totalement transmissibles d’une personne à une autre, d’un être à un autre être.
Chacun assume sa part de responsabilité au profit des autres et bénéficie en retour de l’activité de chacun. Dans ce contexte, l’individualisme disparaît très naturellement et c’est l’altruisme et l’attitude désintéressée qui prennent le pas.
Et nous touchons là certainement le point le plus important : l’éthique d’un lieu. En général lorsque nous parlons de l’éthique, nous parlons du comportement d’un individu et de la façon dont il a intégré les grands principes moraux universellement partagés. À ce titre le bouddhisme est certainement, comme le disait Malraux, une « religion de l’éthique » plus qu’une « religion de métaphysique ». Les trois grands préceptes qui inspirent et qui structurent l’éthique bouddhique sont d’une simplicité déroutante : « Ne nuis pas, sois bienveillant, agis pour le bien de tous les êtres. » Tous les autres préceptes sont des expressions détaillées ou circonstanciées de ces trois « purs » préceptes. Aujourd’hui plus que jamais, nous le savons : ne pas nuire ou ne pas faire le mal est une condition nécessaire à tout comportement éthique ; est-ce cependant suffisant ? Sans doute non. Avec bientôt huit milliards de représentants, l’humanité doit passer à un autre stade, qui consiste non seulement à ne pas nuire mais à être bénéfique et pas seulement pour soi et pour son entourage, son « environnement », sa région ou son pays, mais pour tous les êtres et pour le monde entier ! Il n’y a plus, dans ce contexte, la place pour aucune forme d’égoïsme, quel que soit son périmètre. C’est la prise de conscience en cours de ces dernières années : le monde fonctionne dans une globalité et il est impossible d’en extraire certains composants ; c’est l’enseignement fondamental énoncé par le Bouddha il y a deux mille six cents ans : la réalité de l’interdépendance et de l’interconnexion de toutes choses entre elles dans ce monde. Or de même qu’un être peut intégrer ces principes de vie dans son quotidien, devenant ainsi un être bienveillant, attentif et responsable, un lieu comme un monastère, un lieu de pratique dont la vocation est d’être « inspirant » et exemplaire, peut tout autant appliquer et mettre en pratique ces grandes règles éthiques. Dès lors les centaines, voire les milliers de personnes qui y passent ou qui y séjournent chaque année reçoivent de façon très directe et pragmatique ces comportements de « conscience » qui enseignent par exemple à ne pas gaspiller, à être vigilant dans les détails de son quotidien, dans chacune de ses actions et à toujours être en harmonie avec les autres et le lieu.
Ici la vie en communauté prend tout son sens et ses vertus se révèlent innombrables : non seulement on apprend à partager et à fonctionner ensemble comme un seul corps mais en plus les besoins matériels sont considérablement diminués. Par exemple pour une communauté d’une vingtaine de personnes deux machines à laver le linge sont suffisantes, deux véhicules font l’affaire et les préparations des repas sont optimisées.
Chacun assume sa part de responsabilité au profit des autres et bénéficie en retour de l’activité de chacun. Dans ce contexte, l’individualisme disparaît très naturellement et c’est l’altruisme et l’attitude désintéressée qui prennent le pas.
Les méditations en silence qui ponctuent chaque journée, matin et soir, jouent bien sûr un rôle déterminant et sont la source de l’éthique partagée. Dans le bouddhisme Mahayana, où les liens et relations entre la vacuité et les phénomènes, l’invisible et le visible, la globalité et l’individualité sont souvent difficiles à exprimer, l’éthique et le comportement sont certainement le pont d’accès le plus direct et le plus immédiat.
L’apprentissage de la vie en communauté dans un cadre spirituel est une éducation quotidienne de générosité, de lâcher-prise et de bienveillance, d’expérience de vie et d’intelligence dans ce que ce mot a de plus élevé.
Le lieu, le monastère, devient lui-même source d’inspiration et d’éveil, de transmission et de « contagion » positive et bienveillante.
La pratique du zen ne consiste pas à s’enfermer dans une forme de « non-faire » ou de non-agir passif et à devenir ainsi une sorte de « spectateur du monde et de la nature ». Le zen consiste au contraire à nous permettre de résoudre cette contradiction omniprésente de notre présence au monde en tant que faisant totalement partie du monde et de la nature. Maître Dôgen, dans son Shobogenzo, n’emploie jamais le concept de « nature », d’ailleurs ce mot n’existait ni en chinois, ni en japonais, pourtant à chaque page il ne parle que de la totale unité originelle de l’être et de la nature :
« L’écho de la vallée, la hurlerie des singes,
Le pépiement des oiseaux dans les arbres,
Chant incessant des sutras…
La voix de la montagne, le chœur des ruisseaux,
Sont le Dharma de notre Bouddha Shakyamuni. »
Au xixe siècle, lorsqu’il a fallu traduire le concept et le mot occidental « nature », les Japonais ont utilisé l’expression shizen qu’on peut traduire par : « laisser être tel que c’est ». C’est ce mot, en chinois bien sûr, qui apparaît par exemple dans le Tao te king de Lao tseu. Cela va bien plus loin qu’une non-intervention passive de l’être humain par rapport à la nature ; c’est l’être humain et la nature qui fonctionnent ensemble parce qu’en totale unité et harmonie. Ce n’est pas le non-faire, ce n’est pas le non-agir, ce n’est ni l’immobilisme ni une quelconque insensibilisation : c’est le « faire avec », l’« agir ensemble », le mouvement harmonieux et fluide de l’être en unité avec son milieu.
L’un des fondateurs à l’origine des nouveaux rapports à la nature dont bien sûr la permaculture, le japonais Fukuoka, a appelé son école « Shizen noho », qui se traduit par « méthode de culture naturelle », et s’inspire de l’éthique bouddhique et de l’attitude zen.
Ainsi un des grands principes de cette école aborde l’idée du « partage juste » dans le sens de la « juste part » qui implique donc une vision très globale de la répartition des richesses naturelles, notamment énergétiques et alimentaires. Il se trouve que dans le bouddhisme un des seuls objets qu’un moine ou une nonne puisse posséder est son bol dans lequel il reçoit les offrandes de nourriture lors de sa tournée d’aumônes. Dans la tradition zen, ces bols s’appellent oryoki, ce qui signifie textuellement : « la part appropriée » ou la « portion juste ». Dans ce bol, nous recevons assez de nourriture pour ne pas ressentir la faim mais pas trop afin d’éviter l’avidité ou la gloutonnerie. Nous savons aujourd’hui que la seule solution à la question cruelle de la faim dans le monde est un partage équitable et une répartition équilibrée de la production alimentaire… l’avenir est peut-être dans un bol !
À la question « par où commencer ? » la réponse est commune à toutes les traditions : commence par ce qui est le plus simple ; commence par la situation présente ; commence par les détails, les moindres détails du quotidien.
Un autre des grands principes évoque le développement durable et responsable et l’idée que les richesses dites naturelles s’épuisent et que cela mène à des catastrophes prévisibles et d’ailleurs déjà visibles ! Un proverbe zen dit : « Pratique ce que tu peux continuer à pratiquer longtemps ! » Ce qui signifie que nous ne devrions mettre en place dans toutes les dimensions de notre vie, matérielle, émotionnelle, hygiénique, alimentaire, sociale et bien sûr spirituelle, que des activités ou des pratiques qui peuvent perdurer car n’étant pas nuisibles. Ainsi et d’une façon générale, les excès, quels qu’ils soient, ne peuvent, par définition, pas continuer longtemps : on ne peut pas trop manger longtemps, on ne peut pas être en colère ou agressif longtemps, on ne peut pas être égoïste longtemps ! Ou alors cela a des conséquences réelles et visibles très rapidement.
Dans un monastère zen comme dans tout lieu de pratique bouddhique, cette maxime est centrale et structure l’ensemble des pratiques du matin au soir. Mais elle peut aussi nous servir de point de référence pour notre vie et les priorités que nous souhaitons lui donner. De façon générale toutes les pratiques bouddhiques devraient nous faire aller de la complexité vers la simplicité, des excès vers la sobriété et de l’avidité à la générosité. Ceci que ce soit vis-à-vis des autres êtres ou bien sûr de tout ce qu’on appelle la « nature » et qui n’est rien d’autre en définitive que nous-mêmes.
De nombreux autres parallèles peuvent être faits entre la pratique bouddhique et l’évolution nécessaire de nos comportements. Le plus difficile étant de changer nos habitudes, il s’agit d’un travail de tous les instants où l’attention et la présence sont centrales. À la question « par où commencer ? » la réponse est commune à toutes les traditions : commence par ce qui est le plus simple ; commence par la situation présente ; commence par les détails, les moindres détails du quotidien.
Un des enseignements les plus fameux de maître Dôgen se trouve dans le « Genjo koan » : l’art de répondre de façon adaptée et éveillée à la situation du moment présent. Il est présenté d’une façon assez mathématique, dans une suite d’équivalences : A =B, B=C, C=D, D=E, d’où on peut assez facilement déduire que A=E :
Étudier le Dharma du Bouddha c’est étudier le soi,
Étudier le soi, c’est oublier le soi
Oublier le soi c’est être révélé par toutes les choses,
Être révélé par toutes choses c’est abandonner
son propre corps-esprit et celui des autres….
Étudier le Dharma du Bouddha, étudier la Voie, c’est donc être révélé par l’infinité des choses et des êtres qui constituent ce monde et faire disparaître toutes ces séparations arbitrairement créées entre « soi » et la « nature » ou l’« environnement ».
C’est donc à une perspective hautement spirituelle et à un bouleversement de nos comportements que nous invite la pratique bouddhique dans une attitude qu’on pourrait définir comme « naturellement écologique » !
Voir śūnyatā, glossaire, page 73.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°8 (Automne 2018)
Olivier Wang-Genh pratique le zen Sôtô depuis 1973. Il a été ordonné moine par maître Taisen Deshimaru et a reçu la transmission du Dharma de maître Dosho Saikawa. Fondateur d’une vingtaine de dojos et de groupes de pratique en Alsace et en Allemagne, il est l’abbé du temple de Kosan Ryumon Ji à Weiterswiller.
Comments