Faire de la simplicité une puissance
Paysan, écrivain et penseur français d’origine algérienne, Pierre Rabhi est l’un des pionniers de l’agriculture écologique en France. Il défend un mode de société plus respectueux des hommes et de la terre et soutient le développement de pratiques agricoles accessibles à tous et notamment aux plus démunis, tout en préservant les patrimoines nourriciers. Il est à l’origine de structures telles que l’association Terre & Humanisme et le Mouvement Colibris. Nous rencontrons le philosophe chez lui, en Ardèche. La discussion se fait dans une atmosphère calme et détendue, autour d’une grande table en bois massif.
"Nous sommes de l’eau ! La nature, c’est moi. La nature, c’est nous."
Sagesses Bouddhistes : Les scientifiques et les philosophes font effectivement des constats sur les dérèglements des équilibres environnementaux et sur l’effondrement prévisible d’un modèle de société basée sur le productivisme et le consumérisme. Depuis combien de temps tirent-ils la sonnette d’alarme d’après vous ?
Pierre Rabhi : C’est assez ancien. Ce qu’on appelle la prise de conscience – ça me gêne toujours un peu de dire ça, ça me rappelle l’électricité, comme s’il y avait des « prises » de conscience, il n’y aurait qu’à se brancher pour que tout aille bien ! Disons que ceux qui ont attiré l’attention sur le déséquilibre entre le comportement humain et la réalité naturelle ne sont pas d’aujourd’hui. Il y a tout le patrimoine philosophique des Grecs ou des Latins, la période où l’Occident se positionne par rapport au reste du monde, et puis il y a le monothéisme. J’ai toujours été gêné de voir que le monothéisme proclame que la nature, la vie est une création divine, mais laisse profaner. Nous n’avons rien fait depuis des années pour éviter la discordance entre la proclamation de la « nature divine » et la profanation qui était faite. On laisse profaner alors qu’on devrait au contraire sacraliser. Nous vivons ce « rattrapage » d’une situation qui se manifeste de façon très forte avec le constat qu’on est en train d’empoisonner la terre et les gens, que tous les indicateurs sont aujourd’hui dans le rouge et que l’ensemble de la démarche peut être considéré comme suicidaire. On est obligé à présent d’avoir recours à une écologie systématisée qui reste, hélas, une question subsidiaire : ne jouons pas les hypocrites, c’est absolument subsidiaire. L’écologie ne devrait pas être un parti politique ! Elle devrait être une conscience. À partir du moment où l’on ne prend pas en compte les facteurs fondamentaux qui font que nous sommes vivants, et qu’en plus nous les abîmons, nous les dégradons, il est certain que là, il n’y a pas d’intelligence.
Cet éveil des consciences, depuis une ou deux décennies, est-ce qu’il progresse ?
Oui, sous la formule de ce que l’on appelle l’écologie. L’écologie devient maintenant quelque chose qui est de plus en plus pris en compte dans la configuration générale. Ça prend par la voie de la politique parce qu’aujourd’hui les constats sont patents.
Pensez-vous que les humains auront l’intelligence et les compétences pour faire face aux situations à venir ?
Il y a un quiproquo dès le départ : imaginez des extraterrestres très évolués qui étudient le comportement humain. Comment voulez-vous qu’ils concluent que nous sommes intelligents ? Car nous ne sommes pas intelligents. Nous sommes évidemment grisés par nos miracles technologiques, et l’humanité a été plus ou moins en harmonie avec la vie elle-même par obligation – cela ne veut pas dire que l’humanité n’a pas causé de dégâts : les humains ont beaucoup déboisé, beaucoup détruit. Ils ont introduit dans leur mode de comportement la destruction. Tant que nous n’aurons pas compris qu’au commencement est l’inintelligence, nous continuerons à croire que nous sommes dans l’intelligence. C’est cela le quiproquo. Qu’est-ce que l’intelligence ? Est-ce sortir premier de Polytechnique ? Non. On peut sortir premier de Polytechnique et être crétin. L’intelligence relève de quelque chose qui préexiste à nous : moi je suis jardinier, quand je prends une toute petite graine de tomate, apparemment insignifiante, je la mets dans la terre et j’ai un jaillissement extraordinaire de vie, j’ai des kilos de tomates avec des milliers de graines. Récemment, une journaliste assez importante faisait une enquête sur l’eau. Je lui ai dit : « Alors vous faites une enquête sur vous-même. » Nous sommes de l’eau ! La nature, c’est moi. La nature, c’est nous. La première contemplation que l’on devrait avoir, c’est d’être attentif à son propre corps et de voir tous les miracles que fait ce corps : voilà l’intelligence ! Notre corps est imprégné de cette intelligence, nous sommes les enfants de cette intelligence. Le problème est que nous n’arrêtons pas de transgresser cette intelligence pour devenir toujours un peu plus des crétins.
Êtes-vous croyant ?
Croyant, non. J’ai toutefois le pressentiment qu’une intelligence extraordinaire a réalisé tout cela, et ça commence par mon propre corps. Mon propre corps est un miracle. Et à partir de là, j’instaure quelque chose qui essaye de faire tout ce qu’il peut pour orienter l’histoire humaine dans le bon sens, sans prétention, c’est le peu qu’on peut faire. D’où le colibri. Vous connaissez la légende ? Faites ce que vous pouvez là où vous le pouvez, ne vous contentez pas de geindre, de vous plaindre. Ça ne fera rien avancer. Mais en revanche si tous les colibris sont de plus en plus nombreux, ils font des petites choses – et pour moi la chose la plus essentielle à faire aussi c’est la relation aux autres.
Je pense qu’il faut faire de la simplicité une puissance ; ce n’est pas quelque chose qui serait simplement de l’ordre moral.
Je dirais qu’au commencement est la peur de la mort. J’étais enfant, et là… j’ai 80 ans : un scoop (rires) ! Un scoop qui ne peut pas être remis en question parce qu’il est rigoureux, que l’on soit roi, ou empereur. Tout le monde est inscrit et il n’y a pas de dérogation, et ce n’est pas l’argent qui va nous permettre de négocier avec la mort. C’est irréversible et c’est totalement absolu. À partir du moment où il y a cela, on rentre dans la simplicité – une fois que mon corps est dissous et qu’il rentre dans la loi biologique des choses, est-ce qu’il y a quelque chose qui a été hébergé dans mon corps et qui se poursuit ? … J’avoue que je n’en sais rien. C’est pour cela que lorsque j’ai voulu essayer, avec la philosophie, de répondre à mes angoisses, mes questionnements impossibles, j’ai compris que les philosophes eux-mêmes ne s’entendent pas. Il y a des philosophies, il n’y a pas unanimité sur quoi que ce soit. Vous savez qui fait l’unanimité ? C’est Socrate, quand il dit : « Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien. » Et moi je me l’applique totalement. Bien sûr, nous savons des choses, nous avons des éléments de savoir qui nous permettent de survivre : ça, on l’a appris. Et en même temps on a détruit en apprenant la survivance : l’agriculture chimique, le déboisement, toutes ces exactions que l’être humain commet contre la vie elle-même, au détriment de sa propre vie. Et là, le mystère grandit… Je reste très attaché à cette formule : « Aimez-vous les uns les autres, aimez même vos ennemis. » Je l’intègre complètement et je crois vraiment que l’énergie d’amour est une énergie extraordinaire qui me fait aimer la terre, qui me fait aimer les arbres, qui me fait aimer les oiseaux, qui me fait aimer le cosmos. Et bien sûr, j’aime être avec celle avec qui j’avance dans ma destinée, bien entendu. J’aime les humains, les enfants, oui, d’accord. Mais pour moi, l’amour n’est pas restreint au seul cercle social des choses, il est bien au-delà. Et si nous nous aimions, nous ne détruirions pas la vie. Si nous aimions les arbres, nous ne les détruirions pas.
C’est ce qui m’a amené à l’agriculture écologique : qu’est-ce que c’est ? La terre est un organisme vivant, à part entière. Quand vous plantez dans une terre vivante, il se passe deux choses : d’abord, la plante va sélectionner les substances dont elle a besoin, et d’une plante à l’autre les besoins ne sont pas les mêmes. C’est pour cela que l’on dit qu’il y a des plantes complémentaires : si vous mettez une graminée à côté d’une légumineuse, le rapport de réciprocité est magnifique – je te donne de l’azote, tu me donnes du carbone, et on se consolide tous les deux. Il y a tout ce monde, les vers de terre, les bactéries utiles, toute cette faune et cette flore extraordinaires qui travaillent jour et nuit pour produire des terres vivantes, pour produire des substances que la plante va pouvoir prendre. Quand elle est cultivée dans un sol vivant, qui n’a pas été stérilisé par les engrais chimiques, la plante peut sélectionner ces substances, et ces substances sont en rapport avec ce qu’on pourrait appeler la symphonie de la vie elle-même. La plante est en équilibre, elle pousse, elle s’épanouit. Par le fait qu’elle est bien polarisée dans la terre, elle est bien polarisée dans le cosmos. Jamais les énergies cosmiques ne passent s’il n’y a pas de polarisation positive à la terre : c’est comme l’électricité, il faut les deux éléments. À ce moment-là, elle capte les énergies et les intègre sous des formes élaborées mais pas forcément visibles, et si vous prenez cette plante et que vous ne l’abîmez pas par la cuisson excessive par exemple, vous mettez de l’énergie dans votre corps. Il n’y a rien de plus simple et pourtant…
Que pensez-vous du contentement ? Est-ce que cela s’apprend ?
Vous parlez de contentement : aujourd’hui notre système ne va pas dans le sens du contentement. Que fait la publicité ? Elle entretient la frustration. Les gens sont prisonniers d’une représentation mentale – j’ai une belle voiture, plus belle que celle de mon voisin ; si mon voisin en achète une plus belle, j’en achèterai une nouvelle. On n’en reste qu’à la représentation sociale : comment les autres me perçoivent-ils ? J’ai vu des gens qui gagnaient très peu d’argent s’endetter afin de sauver leur « dignité », c’est de l’ordre de l’irrationnel. Cette irrationalité a généré une frustration maintenue, et toujours réactivée, ça donne des millions de pousseurs de caddie ! On a réinstauré le néolithique et le système de la cueillette : on se retrouve dans une ambiance euphorisante de la consommation – musique dans les grandes surfaces, surabondance, on cueille dans les rayons, on remplit son caddie et on donne son argent à la caisse tout en sachant que ce sont des multinationales qui rassemblent tout cet argent. L’argent qu’elles collectent n’est pas ce qui importe, ce sont les placements qu’elles vont en faire. Et avec ces placements, elles vont coopérer aux armements par exemple, pourvu qu’elles fassent du profit. Autre inconvénient, elles ont tout tué du système vernaculaire : il n’y a plus de boutique, il n’y a plus cette répartition des activités où chaque magasin créait de la convivialité. Le mercredi je ne manque jamais le marché dans la petite ville à côté de chez moi parce que je retrouve ces gens, qui sont là, on discute, on recrée cette convivialité. Autrement c’est une forme de stérilisation totale : tout ce que l’on vous demande c’est votre porte-monnaie. C’est pour cela qu’aujourd’hui il y a à repenser toute l’organisation sociale et, effectivement, le déclencheur, c’est l’éducation. L’éducation étant dualiste (« soit le meilleur, mon fils »), on prépare un enfant à la compétition dès le départ. Et les parents, derrière, sont fiers de leur fils parce qu’il a fait des études ; sauf qu’il a peut-être fait de bonnes études mais qu’il n’est pas forcément heureux. C’est donc une nécessité de repenser de fond en comble le paradigme lui-même, car nous sommes piégés par le matérialisme structuré.
Je pense qu’il faut faire de la simplicité une puissance ; ce n’est pas quelque chose qui serait simplement de l’ordre moral. Apprendre la simplicité devient une posture politique. Et les enfants sont très perspicaces : on ne peut pas leur enseigner ce qu’on ne pratique pas soi-même.
Votre cadre de vie est-il important pour vous ?
Vous êtes ici dans un lieu où nous vivons depuis plus de 50 ans. Quand nous sommes arrivés, la maison était délabrée, il n’y avait pas un seul arbre, c’était à l’abandon. Pas d’électricité, pas de téléphone, pas d’eau courante, plein de cailloux. Avec ma compagne, nous sommes tous les deux issus de familles qui n’avaient pas de moyens financiers, il a donc fallu que j’aille emprunter. Suite à un apprentissage où j’ai été ouvrier agricole, j’ai essayé d’avoir un petit diplôme que l’on appelle le « brevet d’apprentissage agricole » ; j’ai alors réuni les attestations de mes patrons qui prouvaient que j’avais travaillé physiquement chez eux et mon petit diplôme. J’avais ainsi un dossier recevable pour le Crédit Agricole. Mais ils m’ont ensuite demandé où était située la ferme, et j’ai été obligé de dire qu’il n’y avait pas d’électricité, de téléphone, etc. : on m’a alors annoncé qu’on ne pouvait pas me prêter, qu’on ne pouvait pas m’aider à me suicider. On me sort donc un listing de fermes disponibles… « Mais, monsieur Rabhi, pourquoi ne pas choisir l’une de ces fermes ? » Et plus je refusais, moins ils comprenaient. Je ne pouvais pas leur dire que je m’installais là parce que c’était beau, et que la beauté était le premier critère. Cette magnificence que donne la vie gratuitement, celle-là, les êtres humains y renoncent pour être dans l’exiguïté, se contenter de quelques mètres carrés pour vivre. Ma compagne Michèle et moi-même avons essayé de mettre nos valeurs dans la matière et dans notre vie. Nos valeurs, nous n’avons pas fait que les proclamer, nous avons essayé de les appliquer.
Vous n’aimez pas la vie dans les villes ?
La ville est une monstruosité. Cette concentration humaine incroyable est pour moi une forme d’incarcération, à tort ou à raison. Quand je vois les habitats superposés parce qu’il faut gagner en espace, quand je vois ces gens entassés, stratifiés à l’infini et se contentant de quelques mètres carrés pour survivre, je trouve cela tragique ! Il y a tellement d’espace ! Cette concentration me paraît totalement incompatible avec l’humain ; on pourrait se dire que ce qui serait idéal dans les immeubles c’est que tout le monde se connaisse, et que de temps en temps on se rencontre, on fasse la fête ensemble, on convivialise… Eh bien non, c’est chacun chez soi, chacun dans son périmètre exigu. Et on accepte toute sa vie de se priver de la beauté de la nature.
C’est tout de même incroyable ! Et nous vivons dans un système de boîtes : à l’université, où nous sommes enfermés, pour rejoindre ensuite le monde du travail, dans des « boîtes ». Quand on est jeune, on va s’amuser en boîte, on y va dans sa caisse, et la dernière boîte à vieux, je vous laisse deviner… On appelle cela un itinéraire d’existence. Mais non ! C’est la confiscation de la vie. On a tellement conditionné les gens – une fonction, un salaire, de la distraction en attendant de mourir – que c’est devenu la norme. Il est pour moi anormal que l’être humain soit rangé dans une case pour être au service de, être disponible pour le système, pour faire tourner une machine infernale qui produit et surproduit des déchets, qui pollue.
Comment voyez-vous les problèmes apparaître dans un avenir proche ?
Personnellement, je ne sais pas, on me demande beaucoup de parler. À présent il n’y a aucune garantie sur l’avenir : on peut l’interpréter comme une phase de déliquescence ou une phase de rebondissement. Personnellement je préfère la phase de rebondissement : on sort de la phase d’illusion à laquelle la technologie et la science devaient amener le bonheur, tout ce discours prométhéen. Nous sommes aujourd’hui en train de constater que nous sommes dans la surabondance et que le bonheur promis n’est pas là.
Imaginez qu’il n’y ait que très peu d’électricité, très peu de carburant… C’est l’effondrement total. Et en plus les gens ne savent pas planter quoi que ce soit. C’est pour cela que nous plaidons pour dire : attention, renouons avec la nature. Recréons des oasis, expérimentons des manières de survivre. Je suis personnellement impliqué dans des programmes : par exemple, en fin d’année je me rends en Mauritanie car nous projetons de créer un village écologique intégral avec des enfants, des femmes et des hommes éduqués à l’écologie, à lutter contre l’érosion des sols, planter, reforester : il faut que ça se multiplie car sans cela je ne vois pas du tout vers quoi on court.
Et on accepte toute sa vie de se priver de la beauté de la nature. C’est tout de même incroyable !
Cet exemple mauritanien peut-il être mis en application ici ?
C’est-à-dire que ce n’est pas la même conjoncture, pas le même contexte. Il peut être mis en application partout mais avec des conditions variables. Là-bas c’est évidemment le monde du désert et des communautés dites « premières », mais ici nous avons des conditions qui sont celles d’une société qui est déjà organisée sur certains principes, et qui aura peut-être plus de mal à recréer les principes initiaux – le Hameau des Buis a été créé par ma fille pour recréer l’entité villageoise solidaire. Vous savez faire quelque chose pour moi, vous le faites pour moi ; je sais faire quelque chose pour vous, je le fais pour vous : nous n’avons même pas d’argent à sortir, c’est la solidarité. Et c’est cela demain. Parce que demain les salaires, l’argent, tout cela ne va pas tenir. On essaye d’anticiper sur tout cela, et pour cela il faut absolument une reconnexion à la terre mère, la terre nourricière. Sans nourriture tout est foutu, et c’est pour cela que l’on insiste sur la revalorisation de la terre.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°8 (Automne 2018)
Paysan, écrivain et penseur français d’origine algérienne, Pierre Rabhi est l’un des pionniers de l’agriculture écologique en France. Il défend un mode de société plus respectueux des hommes et de la terre et soutient le développement de pratiques agricoles accessibles à tous et notamment aux plus démunis, tout en préservant les patrimoines nourriciers. Il est à l’origine de structures telles que l’association Terre & Humanisme et le Mouvement Colibris. Nous rencontrons le philosophe chez lui, en Ardèche. La discussion se fait dans une atmosphère calme et détendue, autour d’une grande table en bois massif.
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