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Les raisons de la colère

Par par Jack Kornfield


Né en 1945, titulaire d’un doctorat de psychologie clinique de l’université de Dartmouth, fondateur de l’Insight Meditation Society et du centre bouddhique de Spirit Rock en Californie où il enseigne et vit, Jack Kornfield est considéré comme l’un des grands maîtres bouddhistes occidentaux.

 

Aversion, colère et haine sont des états mentaux qui repoussent et rejettent l’expérience de ce qui s’élève en nous, au moment présent. Ils ne viennent pourtant pas de l’extérieur. Cette compréhension est à contre-courant de la manière ordinaire de percevoir la vie. « Habituellement, dit Ajahn Chah, nous croyons que ce sont des problèmes extérieurs qui nous attaquent. » Les choses vont de travers et les gens se comportent mal, ce qui est à l’origine de notre haine et souffrance. Mais peu importe combien nos expériences peuvent être douloureuses, elles sont juste des expériences douloureuses – jusqu’à ce que l’on ajoute la réponse de l’aversion ou de la haine. Ce n’est qu’à partir de ce moment-là que la souffrance s’élève. Si nous réagissons avec haine et aversion, ces fonctionnements deviennent habituels. Telle une réponse auto-immune déformée, notre réaction erronée faite de haine ne nous protège pas ; pire, elle devient la cause d’un malheur continuel.

Le Bouddha déclare : « Pleins de haine, l’esprit pris au piège, les humains visent leur propre ruine et celle des autres. » Comment brisons-nous cet héritage tragique – à la fois dans nos propres vies et dans chaque recoin du monde souillé de sang ? Uniquement à travers une profonde compréhension de la colère, de la haine et de l’agression. Ce sont des énergies universelles, des forces archétypales qui sont la cause d’immenses souffrances de par le monde. Leur source doit être recherchée dans les profondeurs de nos cœurs humains. Et c’est là que l’on découvrira une étonnante vérité : qu’avec compassion, courage et un effort dévoué, tout comme le Bouddha, nous pouvons rencontrer les forces agressives de notre propre esprit et de celui des autres, et que ces énergies peuvent être transformées.

Freud et ses adeptes croyaient que les instincts agressifs étaient primaires. Suivre le commandement d’« aimer son prochain comme soi-même » est réellement justifié par le fait qu’il n’y a pas plus opposé à la nature humaine originelle que cette proposition. Plus tard, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, des sociobiologistes tels que Konrad Lorenz et Robert Ardrey ont émis l’hypothèse que notre espèce, tout comme nos ancêtres les grands singes et beaucoup d’autres animaux, avait des instincts de territorialité et d’agression nécessaires et inévitables. De nos jours, la biologie de l’évolution et les neurosciences décrivent soigneusement la fonction génétique et les mécanismes neurologiques de l’agression.

Mais le fait que l’agression, la colère et l’aversion fassent partie de notre héritage universel n’est que le point de départ pour la psychologie bouddhiste. Après avoir appris comment les affronter directement, avoir vu comment elles surviennent et fonctionnent dans notre vie, nous devons faire une avancée révolutionnaire. Avec la pratique profonde du discernement, grâce à la non-identification et la compassion, nous atteignons le cœur des synapses et des cellules, et nous nous libérons de l’attraction de ces forces instinctives. En maintenant notre effort et notre intention, nous découvrons qu’il est possible d’agir ainsi.

L’aversion et la colère surviennent la plupart du temps en réaction directe à une menace ou à une situation douloureuse. Si elles ne sont pas comprises, elles s’épanouissent dans la haine. Comme nous l’avons vu, la souffrance et la perte font indéniablement partie de la vie humaine. Les textes bouddhistes parlent d’une « montagne » de souffrance. Ils nous disent que nos larmes de chagrin peuvent remplir les quatre vastes océans. Lorsque notre expérience est faite de douleur, de peine, de perte ou de frustration, notre conduite habituelle consiste à se retrancher dans l’aversion ou à éclater de colère, à accuser, ou à fuir.

Tout comme la douleur, la peur est également ce qui précède la colère et la haine – la peur de la perte, de la gêne, de la honte, de la faiblesse ou de l’ignorance. Quand la peur survient, la colère et l’aversion agissent comme des tactiques qui nous aident à nous sentir en sécurité, à montrer notre solidité et notre assurance. En fait, nous nous sentons dans l’insécurité et vulnérables, mais nous masquons cette peur et cette vulnérabilité par la colère et l’agression. Nous faisons cela au travail, pendant un mariage, sur la route, en politique. Une situation de peur se transforme en colère quand nous ne sommes pas en mesure d’admettre que nous sommes effrayés. Comme le poète Hafiz l’écrit, « la peur est la chambre la moins chère. Je préférerais vous voir vivre dans de meilleures conditions ». En l’absence de discernement, nous sommes voués à vivre nos vies dans cette chambre-là.

Heureusement, nous pouvons nous entraîner à vivre avec la pleine conscience afin d’affronter la peur et la douleur avec sagesse plutôt qu’avec l’habitude de l’aversion et de la colère. Lorsqu’un événement douloureux ou effrayant survient, nous pouvons le regarder en face. Lorsque nous apprenons à supporter notre propre douleur et à faire face à nos propres peurs, nous n’avons plus à blâmer ou à l’infliger aux autres, que ce soit les membres de notre famille ou une autre communauté. Avec la pleine conscience, nous pouvons répondre avec une grande clarté, avec raison, fermeté et compassion plutôt que d’être dans la réaction immédiate. Une réponse empreinte de sagesse accueillant tous types d’action, parfois même féroces, est ce qu’il y a de plus attentionné envers la vie, envers nous-mêmes et les autres.

Imaginez un esprit sain comme libéré des enchevêtrements de toute haine possible. Au début cela semble impossible, une tentative idéaliste d’imposer une bienséance dans notre nature humaine foncièrement agressive. Mais se libérer de la haine n’est pas une répression spirituelle, c’est la sagesse face à la douleur et à la peur.


C’est pourquoi nous commençons par être attentifs aux petites choses, aux petites douleurs et déceptions. Lorsque je commence une dispute avec mon épouse, si je prête attention, je remarque que je me suis senti, la plupart du temps, blessé ou effrayé. Si je parle avec elle avec colère, elle se mettra sur la défensive et la dispute ne fera qu’empirer. Mais si je suis attentif, je peux parler des blessures ou des peurs plutôt que de me perdre dans la colère et les accusations. Alors mon épouse se sent concernée et intéressée. Surgit alors une différente, et bien plus honnête conversation.



Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°5 (Hiver 2018)


 


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