Comment se délivrer de la souffrance au quotidien
Par Frère Phap Linh
Présentation : Sandrine Colombo
Sandrine Colombo : Pourquoi, alors que nous voulons être heureux, continuons-nous de souffrir ? Qu’est-ce qui nourrit notre souffrance ? S’en libérer passe par un travail sur soi au quotidien avec l’analyse notamment de ce que nous absorbons au propre comme au figuré. Mais il ne s’agit pas d’une analyse mentale, intellectuelle : elle est avant tout pratique et passe par des entraînements.
« Le vrai bonheur est possible si l’on cesse d’absorber les aliments qui nous font souffrir. Le Bouddha lui-même a donné de son temps un enseignement très important sur les quatre sortes de nourritures. Les poisons entretiennent notre malheur ; mais certaines nourritures entretiennent notre bonheur. » Thich Nhât Hanh
« Même si vous achetez un arbre tout petit, il faut l’entretenir ; et pour l’amour, c’est la même chose. Votre corps physique aussi, vous devez l’entretenir : on choisit les aliments que l’on mange. Votre esprit doit aussi être nourri avec beaucoup de choses nutritives spirituellement. » Sœur Chân Không, première disciple du maître zen vietnamien Thich Nhât Hanh à avoir reçu la pleine ordination. Elle est la cofondatrice du Village des Pruniers.
Étudions tout d’abord la première catégorie d’aliments qui nourrit la souffrance : c’est la nourriture comestible. En quoi ce que l’on mange ou ce que l’on boit peut causer de la souffrance ?
Frère Phap Linh : Je pense que chacun sait qu’on est fait de ce que l’on mange. Nous pouvons nous transformer par ce que l’on mange aussi. Si ce que nous mangeons contient quelque part de la souffrance, ça va nous faire souffrir également. Et si, en mangeant, on sait qu’on peut réduire ou diminuer la souffrance — notamment la souffrance animale, celle de notre planète, de l’environnement — on peut également réduire notre propre souffrance. Si nous mangeons des aliments sains et bons pour la santé mais que dans le même temps nous mangeons de façon précipitée, si on est distrait, si on lit le journal en même temps que l’on mange, on ne va pas vraiment pouvoir pleinement apprécier la vie et le plaisir du fait de manger, d’être en vie, d’être en communion avec la vie, avec la terre. Cet état qui est très répandu dans notre vie actuelle, d’être toujours dans la course, à la recherche d’autre chose, d’être toujours en train de vérifier ses emails en même temps qu’on mange, c’est aussi une forme de souffrance. Donc, il faut savoir s’arrêter, prendre le temps, manger peut-être quelques minutes en silence, ensemble, en famille. Le temps de vraiment apprécier les aliments et voir que dans cette nourriture… il y a tout le cosmos. On est toujours à la recherche de satisfactions, de plénitude... et cette plénitude, elle est disponible dans une seule bouchée de brocoli ! De regarder les nuages, le soleil, la pluie, les fermiers : on peut se sentir connecté. Ça, c’est déjà le bonheur. C’est une façon de vivre pleinement.
S’alimenter en fait, c’est savourer ce que l’on mange. Est-ce que c’est aussi faire attention à ce que l’on mange, c’est-à-dire s’interdire certains aliments ou certaines substances ? Y a-t-il un entraînement dans ce sens ?
Oui, absolument. On peut parler de consommation responsable, consciente. Nous avons la pratique des cinq entraînements à la Pleine Conscience. Le premier entraînement parle du respect de la vie : on veut éviter de causer de la souffrance, on veut éviter de tuer.
On regarde profondément comment est produite la nourriture finalement ?
C’est cela. Si l’on mange de la viande et qu’on pense vraiment à cet animal qui a été élevé pour nous, qui a été tué pour nous, qui a souffert, c’est difficile de le manger et de se sentir réellement en paix. Je ne veux pas dire que le végétarianisme ou le végétalisme est obligatoire, c’est que petit à petit en devenant plus conscient de ce que l’on mange et de l’effet que ça a sur notre conscience et notre corps, on ne peut tout simplement plus manger de viande ! On ne peut pas vraiment y prendre du plaisir. Petit à petit, je pense que ceux qui pratiquent vraiment la Pleine Conscience vont arrêter de manger de la viande. C’était mon cas avant de devenir moine... En partant en retraite au Village des Pruniers, je ne pouvais tout simplement plus, après, manger de viande. D’autant que nous sommes de plus en plus nombreux à être conscients de l’impact que l’élevage animal intensif a sur notre planète, surtout sur les gaz à effet de serre ! Si on est vraiment en contact avec la compassion, si on veut vraiment faire quelque chose pour aider la planète, il faut arrêter de manger de la viande, ou tout du moins, diminuer.
Passons à la deuxième catégorie d’aliments : les impressions sensorielles. Qu’est-ce que c’est exactement ?
C’est tout ce que l’on voit, tout ce que l’on entend, les odeurs, le toucher, ce que l’on mange aussi — le goût, les senteurs... Mais c’est surtout l’idée qu’on consomme par nos sens. Et ce que l’on consomme nous constitue, quelque part. Je pense que c’est André Malraux qui a dit : « L’homme est la somme de ses actes. » Consommer, c’est aussi un acte. Nous sommes donc la somme de nos actes de consommation. On consomme à longueur de journée sans vraiment en être conscient, on laisse donc pénétrer dans notre conscience beaucoup de choses qui pourraient nuire à notre état de bonheur. Il ne s’agit pas de dire il faut faire ceci, il ne faut pas faire cela, mais devenir conscient de ce que l’on consomme et conscient en même temps de l’effet que ça a sur nous-même. On est ce que l’on consomme : si on consomme des images de violence par exemple, on devient petit à petit plus coléreux, on a plus tendance à réagir avec peur, agressivité, etc.
Passons à la troisième catégorie d’aliments qui est la volition. Pouvez-vous expliquer ce terme ?
Volition a la même racine que volonté : c’est ce que l’on veut, tout simplement.
C’est de la détermination ? Ce que l’on veut faire de sa vie ?
Voilà. On pourrait dire : c’est notre rêve le plus profond. Parfois, c’est un rêve dont on est conscient ; parfois c’est inconscient. Ce sont des choses qui sont enfouies, très profondément, en nous, peut-être depuis la petite enfance ; des choses qui nous ont été transmises par nos ancêtres, nos parents, notre éducation, la culture. On parle de cette volition en termes de nutriments, de source de nutrition parce qu’on mange nos rêves. Ils sont au plus profond de nous et tout au long de la journée, même pendant la nuit, on consomme ce rêve. Si on rêve de pouvoir, si on rêve de vengeance, même de succès... ces rêves pourraient nous pousser dans des directions qui, par la suite, ne vont pas forcément nous apporter le bonheur. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de bonnes volitions ! On pourrait penser que le bouddhisme veut supprimer toute forme de désir, mais ce n’est pas le cas.
Il faut travailler, en fait, sur notre volonté ?
Oui, il faut découvrir quelle est notre volonté, notre souhait le plus profond. Il faut bien regarder et voir quelle sorte de volition on a nourrie en nous-même et si on pourrait aller dans une meilleure direction, avoir un rêve plus beau. Même le Bouddha avait un rêve ! Un très grand rêve, et c’est une grande source d’énergie. Je pense que le rêve du Bouddha c’était de diminuer la souffrance, de la transcender complètement, en lui-même et dans le monde, pour les autres. Si on est nourri par ce genre de rêves comme d’aider les autres, d’aider le monde, de diminuer la souffrance dans le monde, ça ne peut être que bon.
La quatrième catégorie d’aliments est la conscience : c’est-à-dire que nous sommes à la fois notre corps et notre esprit ?
On peut parler principalement de conscience collective. On a une partie de notre conscience qui peut être considérée comme individuelle et une partie qui est collective ; on participe, si vous voulez, à la conscience collective et, quelque part aussi, on consomme la conscience collective qu’on le veuille ou non, qu’on le sache ou non. Si on vit dans une conscience collective faite de peur ou de colère, ça peut être très nuisible pour notre santé. Par contre, si on arrive à trouver un environnement ou à créer un environnement dans lequel on est entouré de paix, de bonheur, de tranquillité, on va le consommer également.
Pour conclure, quelle est la solution ?
Le plus important, je pense, l’élément qui change tout, c’est la Pleine Conscience. C’est comme une épice. On peut l’ajouter à n’importe quel plat et ça transforme tout. On peut ajouter la pleine conscience à n’importe quelle situation et ça la transforme tout de suite. Par exemple, on est en train de manger, on devient conscient de ce que l’on mange, des goûts, des sensations... On est en train de lire un article dans un magazine, on devient conscient de ce que l’on lit. On est en train de marcher dans la rue, on regarde les publicités — on est bombardé un peu dans tous les sens d’impressions — et on devient conscient de nous-même, dans le moment présent, de ce qui nous pénètre. Et cette Pleine Conscience est comme une sorte de protection : même si on est dans un environnement difficile, le fait d’être dans la Pleine Conscience nous fait regagner notre liberté, notre libre arbitre. On pourrait même dire que la Pleine Conscience, C’EST le libre arbitre.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°23 (Automne 2022)
Frère Phap Linh est disciple de Thich Nhât Hanh. Il enseigne le Dharma au Village des Pruniers, ainsi que dans les autres centres établis dans le monde. Moine musicien, violoncelliste-compositeur, il dirige la chorale du Village des Pruniers.