top of page
loading-gif.gif
  • Photo du rédacteurSagesses Bouddhistes

L’ambiguïté fondamentale de la condition humaine


©Gilles Rolland

Nous autres, êtres humains, cherchons frénétiquement à nous doter de certitudes dès lors que nous réalisons que tout ce qui nous entoure est en mouvement permanent. Dans les moments difficiles, la tension engendrée par cette quête d’une terre ferme – d’un élément prévisible, sûr, sur lequel nous appuyer – semble s’accentuer. Mais en vérité, la nature même de notre existence est d’être à jamais en mouvement. Que nous en soyons conscients ou non, tout change sans cesse.

Quel malheur ! Nous semblons condamnés à souffrir pour la simple raison que nous éprouvons une peur profonde de la réalité. Quand nous essayons de trouver un plaisir durable, une sécurité durable, nous nous heurtons au fait que nous appartenons à un système dynamique au sein duquel toute chose et tout être sont en évolution.

Nous nous retrouvons en plein dilemme et sommes confrontés à des questions profondément déstabilisantes : comment vivre pleinement face à l’impermanence, en sachant que nous allons mourir un jour ? Que ressentons-nous quand nous comprenons que nous ne pouvons jamais tout maîtriser totalement ? Pouvons-nous accroître notre capacité à accepter l’instabilité et le changement ? Comment nouer une relation d’amitié avec l’imprévisibilité et l’incertitude, comment les embrasser et les considérer comme des moyens de transformer notre vie ?

Le Bouddha appelait « impermanence » l’une des trois caractéristiques de notre existence. C’est une réalité incontestable de la vie, à laquelle nous opposons toutefois une assez forte résistance. Nous pensons que, si nous faisons ceci ou ne faisons pas cela, nous parviendrons à mener une vie sûre, fiable, contrôlable. Quelle déception quand les choses ne se passent pas tout à fait comme prévu !


« Il y a un choix essentiel auquel nous sommes tous confrontés : soit nous accrocher à la fausse sécurité de nos idées préconçues et de nos considérations claniques, même si elles ne nous procurent qu’un plaisir provisoire ; soit dépasser notre peur et faire le saut qui nous permettra de vivre une vie authentique. »

J’ai récemment lu un entretien accordé par le correspondant de guerre Chris Hedges. Celui-ci y employait une formule qui décrit parfaitement notre situation : « l’ambiguïté morale de l’existence humaine ». Cette expression renvoie, me semble-t-il, à un choix essentiel auquel nous sommes tous confrontés : soit nous accrocher à la fausse sécurité de nos idées préconçues et de nos considérations claniques, même si elles ne nous procurent qu’un plaisir provisoire ; soit dépasser notre peur et faire le saut qui nous permettra de vivre une vie authentique. La formule a fortement résonné en moi car j’explore cette même « ambiguïté morale de l’existence humaine » depuis des années : comment nous apaiser et entretenir une relation authentique, passionnée, avec l’incertitude fondamentale, l’absence totale de sécurité de la condition humaine ? […] Plutôt que de nous décourager face à cette ambiguïté, à cette incertitude de la vie, que se passerait-il si nous l’acceptions, si nous nous détendions en elle ? Si nous nous disions : « Oui, c’est ainsi ; voilà ce que signifie être humain » et décidions de nous asseoir et de profiter du voyage ?

Heureusement, le Bouddha a laissé de nombreuses instructions quant à la façon d’y parvenir. Parmi elles figurent ce que la tradition du bouddhisme tibétain appelle les « trois vœux » ou les « trois engagements ». Ce sont trois méthodes qui nous permettent d’embrasser la nature chaotique, instable, dynamique, éprouvante de notre condition pour cheminer vers l’éveil.


Le premier engagement, appelé traditionnellement « vœu du pratimoksha [1]», constitue le socle de la libération individuelle. Nous nous engageons à faire de notre mieux pour ne pas faire de mal par nos actions, nos paroles ou nos pensées, et à être bons les uns envers les autres. Cela nous offre un cadre au sein duquel nous apprenons à travailler avec nos pensées et nos émotions, et à nous abstenir de parler ou d’agir sous l’emprise de la confusion. L’étape suivante pour nous sentir plus à l’aise face à l’absence de sécurité fondamentale est de s’engager à aider les autres. Traditionnellement appelée « vœu du bodhisattva », elle nous engage à consacrer notre vie à garder notre cœur et notre esprit ouverts et à nourrir notre compassion de notre désir d’atténuer la souffrance du monde. Le dernier engagement, ou « vœu du samaya », nous engage à embrasser le monde exactement tel qu’il est, sans parti pris ; à voir en tout ce que nous rencontrons, le bon comme le mauvais, l’agréable comme le douloureux, une manifestation de l’énergie éveillée ; à considérer toutes choses comme un moyen de nous éveiller davantage.

Mais que signifie au quotidien l’ambiguïté fondamentale de la condition humaine ? Par-dessus tout, comprendre que tout change. C’est ce qu’écrit Shantideva, un maître bouddhiste du viiie siècle, dans La Marche vers l’Éveil :


« Tout ce que je possède et que j’utilise

Est comme la vision éphémère d’un rêve.

Tout disparaît dans les royaumes du souvenir ;

Et, en disparaissant, jamais plus ne sera vu. »


Que nous en soyons conscients ou non, tout change, sans cesse. Rien ne dure, y compris nous-mêmes. Très peu d’individus, sans doute, sont en permanence consumés par l’idée qu’ils vont mourir, mais tout démontre que cette pensée, cette peur nous hante constamment.

Alors qu’est-ce que cela fait d’être humain, d’être dans cet état d’incertitude et d’instabilité ? Tout d’abord, nous nous cramponnons au plaisir et essayons d’éviter la douleur mais malgré nos efforts, nous ne cessons de passer de l’un à l’autre. Bercés par l’illusion que sécurité et bien-être permanents constituent l’état idéal, nous faisons toutes sortes de choses pour y parvenir : nous mangeons, nous buvons, nous nous droguons, nous travaillons trop, nous passons des heures devant l’ordinateur ou la télévision. Mais nous n’atteignons jamais totalement cet état de plénitude indéfectible que nous recherchons. Parfois, nous nous sentons bien. Du point de vue physique, rien ne nous fait souffrir et du point de vue mental, tout va bien. Puis un changement survient et nous voilà frappés par la douleur physique ou l’angoisse. Je suppose qu’il serait même possible de mesurer l’alternance du plaisir et de la douleur dans nos vies, heure par heure, jour après jour, année après année, et de voir l’un puis l’autre prédominer.


Le lâcher-prise complet, le non-combat contre le changement, l’acceptation de l’absence de stabilité de notre situation et la capacité à se détendre au sein même de son caractère dynamique, cela s’appelle "éveil" ».

Le Bouddha nous enseigne toutefois que notre souffrance n’est pas due à l’impermanence en tant que telle, ni même à la connaissance de notre finitude, mais à notre résistance envers l’incertitude fondamentale de notre condition. Notre malaise provient de tous les efforts que nous faisons pour assurer un terrain stable sous nos pieds et pour réaliser notre rêve de bien-être constant. La résistance au changement s’appelle « souffrance ». Le lâcher-prise complet, le non-combat contre le changement, l’acceptation de l’absence de stabilité de notre situation et la capacité à se détendre au sein même de son caractère dynamique, cela s’appelle « éveil » ; nous nous éveillons à notre véritable nature, à notre bonté fondamentale. On l’appelle aussi « liberté » — la liberté de ne pas combattre l’ambiguïté fondamentale de la condition humaine.

Ce que cette dernière nous suggère, c’est que, malgré notre volonté d’y parvenir, nous ne pouvons jamais dire : « C’est la seule vraie voie. C’est comme ça. Point final. » Au cours de l’entretien que je citais plus haut, Chris Hedges évoquait aussi la souffrance que provoque un groupe ou une religion quand ils prétendent détenir l’unique vérité. En tant qu’individus, nous aussi nourrissons de nombreuses tendances fondamentalistes afin de nous réconforter. Nous nous cramponnons à une position ou à une croyance pour donner une explication nette et précise de la réalité, car nous sommes peu disposés à tolérer l’incertitude et l’inconfort qu’il y aurait à rester ouverts à d’autres possibilités. Nous faisons de cette position à laquelle nous nous accrochons notre tribune personnelle et devenons très dogmatiques à ce sujet.

La cause profonde de ces tendances au fondamentalisme, au dogmatisme, est une identité figée — une vision figée de nous-mêmes comme étant bons ou mauvais, dignes ou indignes, ceci ou cela. En raison de cette identité figée, nous nous démenons pour essayer de réarranger la réalité car celle-ci ne se conforme pas toujours à notre vision.

Quand je suis arrivée à l’abbaye de Gampo, je me considérais comme une personne aimable, souple, au cœur et à l’esprit ouverts. C’était en partie vrai, mais en partie seulement. Tout d’abord, j’étais une responsable épouvantable. Les autres résidents se sentaient déresponsabilisés. Ils attiraient mon attention sur mes défauts mais je ne les entendais pas car mon identité figée était très forte. À chaque fois que de nouvelles personnes venaient vivre à l’abbaye, je recevais les mêmes retours négatifs mais je n’entendais toujours pas. Cela a duré quelques années. Et puis un jour, comme s’ils s’étaient tous réunis pour me le dire en chœur, j’ai fini par entendre ce qu’ils me disaient de mon comportement et à quel point il les affectait. Le message était enfin passé.

C’est ce que signifie « vivre dans le déni » : vous ne pouvez entendre ce qui ne correspond pas à votre identité figée. Même les choses positives — vous êtes bienveillant, vous faites un travail formidable, vous avez un merveilleux sens de l’humour — sont filtrées par cette identité figée. Vous ne les acceptez que si elles font déjà partie de votre définition de vous-même.


©Inga Gezalian

« Le but du cheminement spirituel est de nous défaire de notre masque, de notre armure. Quand cela se produit, nous avons l’impression de traverser une crise car c’en est bien une : c’est une crise de l’identité figée. »


Dans le bouddhisme, nous appelons ce concept d’identité figée « l’attachement à l’ego ». C’est notre façon de tenter d’assurer une terre ferme sous nos pieds dans un monde en mouvement permanent. La pratique de la méditation, dans un premier temps, érode cette identité figée. Lorsque vous vous asseyez pour méditer, vous commencez à vous voir avec plus de clarté et vous remarquez combien vous êtes attaché aux opinions que vous avez de vous-même. Le premier coup porté à l’identité figée est souvent accéléré par une crise. Quand tout s’effondre dans votre vie, comme ce fut le cas dans la mienne à mon arrivée à l’abbaye de Gampo, vous avez l’impression que c’est tout votre monde qui vole en éclats. En fait, c’est votre identité figée qui vole en éclats. Comme nous le disait Chögyam Trungpa, il y a là matière à se réjouir.

Le but du cheminement spirituel est de nous défaire de notre masque, de notre armure. Quand cela se produit, nous avons l’impression de traverser une crise car c’en est bien une : c’est une crise de l’identité figée. Le Bouddha enseignait que la cause de notre souffrance est l’identité figée. En y réfléchissant plus avant, nous pourrions dire que la véritable cause de la souffrance, c’est de ne pas pouvoir supporter l’incertitude et de croire qu’il est parfaitement sain, parfaitement normal de nier l’incertitude fondamentale, l’absence totale de sécurité de la condition humaine.

L’attachement à l’ego nous permet d’être dans le déni. Dès que nous nous figeons dans l’idée « je suis cela », tout nous apparaît comme une menace, ou bien comme une promesse, ou bien comme quelque chose qui nous est totalement indifférent. Quoi que nous rencontrions, nous sommes soit attirés, soit repoussés, soit indifférents, selon l’intensité de la menace portée à notre image de nous-mêmes. L’identité figée est notre fausse sécurité. Nous l’entretenons en filtrant toute notre expérience à travers ce prisme. Quand nous aimons quelqu’un, c’est en règle générale parce qu’avec cette personne, nous nous sentons bien. Elle ne casse pas notre cabane, elle ne perturbe pas notre identité figée donc nous sommes « potes ». Quand nous n’aimons pas quelqu’un — cette personne n’est pas sur la même longueur d’onde que nous donc nous ne voulons pas la côtoyer —, c’est en règle générale parce qu’elle constitue un défi pour notre identité figée. Nous sommes mal à l’aise en sa présence car elle ne nous conforte pas dans notre image comme nous le voudrions, donc nous ne pouvons fonctionner comme nous le voulons. Nous pensons souvent de ceux que nous n’aimons pas qu’ils sont nos ennemis alors qu’en fait, ils sont d’une importance capitale pour nous. Ce sont nos plus grands maîtres : des messagers particuliers qui surgissent au moment précis où nous avons besoin d’eux pour mettre en évidence notre identité figée.

Notre malaise face à l’incertitude, à l’absence de sécurité, face à l’ambiguïté fondamentale de la condition humaine, provient de notre attachement à ce que les choses soient d’une certaine façon et pas d’une autre. En tibétain, « shenpa » est le terme qui désigne cet attachement. Pour mon maître Dzigar Kongtrül, le shenpa est le baromètre de notre attachement à notre ego et permet de mesurer le niveau de notre égocentrisme. Le shenpa est viscéralement associé à la convoitise ou, inversement, au rejet. C’est ce qu’on éprouve avec les « j’aime », « je veux », « j’ai besoin de » ou « je n’aime pas », « je ne veux pas », « je n’ai pas besoin de », « Je veux que ça cesse ». Pour moi, le shenpa, c’est être « pris à l’hameçon ». C’est cette sensation de blocage, d’oppression, de fermeture ou de repli que nous éprouvons quand nous sommes mal à l’aise face à une situation donnée. Le shenpa, c’est aussi le besoin urgent d’échapper à cette sensation en nous accrochant à quelque chose qui nous procure du plaisir.

Tout peut provoquer notre fixation, nos attachements : quelqu’un critique notre travail ou nous regarde de travers, le chien mordille nos chaussures préférées, ou nous tachons notre plus belle cravate. À un instant donné, nous nous sentons bien puis un événement survient et, tout à coup, nous voilà prisonniers de la colère, de la jalousie, du blâme, de la récrimination ou du doute personnel. Ce malaise, cette impression de partir au quart de tour parce que les choses ne sont pas « comme il faut », parce que nous voulons qu’elles durent plus longtemps ou qu’elles cessent, c’est l’expérience ressentie, viscérale, de l’ambiguïté fondamentale de la condition humaine.

La plupart du temps, notre attachement, notre shenpa survient sans que nous le voulions – c’est notre réaction habituelle à notre sentiment d’insécurité. Quand nous sommes pris à l’hameçon, nous nous tournons vers n’importe quoi pour nous libérer de cette tension : la nourriture, l’alcool, la sexualité, les achats, la critique ou la malveillance. Mais il y a quelque chose de plus fructueux à faire quand se manifeste ce sentiment de malaise. C’est similaire à la façon dont nous pouvons faire face à la douleur. La méditation de pleine conscience est une façon répandue et appréciée pour approcher la douleur physique. Nous dirigeons toute notre attention sur la douleur puis nous inspirons et expirons par le point douloureux. Au lieu d’essayer d’éviter l’inconfort, nous nous y ouvrons totalement. Nous devenons réceptifs à la sensation douloureuse sans nous installer dans l’histoire que notre esprit a élaborée : « Ça fait mal ; je ne devrais pas souffrir ainsi ; ça ne s’arrêtera peut-être jamais. »

Quand on entre en contact avec la sensation aiguë du shenpa, la consigne de base est la même qu’avec la douleur physique. Qu’il s’agisse d’un sentiment de « j’aime » ou « je n’aime pas », d’un état émotionnel comme la solitude, la dépression ou l’anxiété, on s’y ouvre entièrement et sans l’interpréter. Si vous avez essayé cette méthode sur la douleur physique, vous savez qu’elle peut produire des résultats miraculeux. Quand vous concentrez toute votre attention sur votre genou, votre dos ou votre tête – sur tout ce qui vous fait mal –, quand vous laissez tomber le scénario bon/mauvais, bien/mal et que vous faites simplement l’expérience directe de la douleur, ne serait-ce qu’un instant, l’idée que vous vous faites de cette douleur, et souvent la douleur elle-même, se dissipent. Selon Shantideva, la souffrance provoquée par la douleur physique est entièrement conceptuelle. Elle provient non de la sensation en elle-même, mais de la façon dont nous l’appréhendons.

Il existe toutefois une approche de l’ambiguïté fondamentale de la condition humaine qui nous permet de travailler avec les sentiments tels que la peur ou l’aversion plutôt que de les éviter. Si nous pouvons nous connecter à la sensation en tant que sensation et nous y ouvrir sans la qualifier de « bonne » ou de « mauvaise », nous pouvons rester présents et avancer dans cette sensation, même si nous avons le désir impérieux de reculer.

Dans My Stroke of lnsight, l’ouvrage où elle raconte sa guérison après un grave accident vasculaire cérébral, la spécialiste du cerveau Jill Bolte Taylor explique le mécanisme physiologique de l’émotion : entre le moment où elle se déclenche et celui où elle s’arrête, une émotion comme la colère, qui est une réaction automatique, ne dure que 90 secondes. Une minute et demie, c’est tout. Quand elle dure davantage, ce qui arrive la plupart du temps, c’est que nous avons choisi de la faire durer.

Nous pourrions tirer avantage de la nature mouvante, changeante de nos émotions. Mais le faisons-nous ? Non. Au lieu de cela, quand une émotion surgit, nous l’alimentons de nos pensées et ce qui ne devrait durer qu’une minute et demie peut s’étirer sur dix ou vingt ans. Nous n’en finissons pas de recycler le même scénario, de renforcer nos vieilles habitudes.

Nous avons tous, pour la plupart, des dispositions physiques ou mentales qui ont déjà provoqué en nous de l’anxiété ou de la détresse. Et quand nous sentons que cela recommence — une nouvelle crise d’asthme, un symptôme de fatigue chronique ou une bouffée d’angoisse —, nous paniquons. Plutôt que de nous détendre avec cette sensation et de la laisser s’exprimer durant une minute et demie en y étant pleinement ouverts et réceptifs, nous disons : « Oh non, ça recommence ! » Et comme nous refusons de ressentir l’ambiguïté fondamentale lorsqu’elle se présente sous cette forme, nous faisons ce qui nous sera le plus préjudiciable : nous exacerbons les pensées qui s’y rattachent. « Que se passera-t-il si ceci arrive ? Que se passera-t-il si cela arrive ? » Nous mettons en branle une forte activité mentale. Le corps, la parole et l’esprit se mobilisent pour fuir la sensation, ce qui ne fait que la relancer encore et encore et encore.

Pour contrer cette réaction, nous pouvons nous entraîner à être présents. Une femme qui connaissait l’observation de Jill Bolte Taylor à propos de la durée des émotions m’a envoyé un courrier pour me décrire ce qu’elle faisait quand une sensation pénible survenait : « Je fais le coup de la minute et demie. » C’est une bonne consigne à mettre en pratique : quand vous êtes confronté à l’insécurité fondamentale, une façon de faire face à votre réaction désagréable et anxieuse consiste à « faire le coup de la minute et demie ».


Reconnaissez la sensation, accordez-lui toute votre attention, une attention compatissante voire accueillante, et même si cela ne dure que quelques secondes, laissez tomber votre scénario lié à cette sensation. Vous pourrez ainsi en faire l’expérience directe, libre de toute interprétation. Ne l’alimentez pas de concepts ou d’opinions quant au fait que ce soit bien ou mal. Soyez simplement présent à la sensation. Dans quelle partie de votre corps se situe-t-elle ? Reste­t-elle longtemps la même ? Évolue-t-elle ? Change-t-elle ?



L’ego ou l’identité figée n’impliquent pas seulement que nous ayons une idée figée de nous-mêmes. Ils signifient aussi que nous avons une idée arrêtée de tout ce que nous percevons. J’ai une idée figée de vous ; vous avez une idée figée de moi. Et dès que ce sentiment de séparation survient, il ouvre la voie à des émotions intenses.

Si, pour vivre avec ces émotions, nous devons y être présents sans alimenter le scénario qu’on y rattache, se pose alors une question :

Comment, en premier lieu, nous connecter à l’ambiguïté fondamentale de la condition humaine ? En fait, ce n’est pas difficile car il existe souvent un sentiment de malaise sous-jacent dans nos vies. Il est assez facile à reconnaître, mais plus difficile à faire cesser. Notre expérience de ce malaise va d’une légère nervosité à une véritable terreur. L’anxiété nous rend vulnérables, ce qu’en règle générale nous n’aimons pas. La vulnérabilité a de nombreux visages : nous pouvons nous sentir déroutés, comme si nous ne savions pas ce qui se passe, comme si nous ne maîtrisions pas les événements. Nous pouvons nous sentir seuls, déprimés ou en colère. La plupart d’entre nous voulons éviter les émotions qui nous donnent l’impression d’être vulnérables, aussi faisons-nous presque tout pour les fuir.

Mais si, au lieu de penser que ces émotions sont mauvaises, nous y voyions des panneaux indicateurs ou des baromètres nous indiquant que nous sommes en train de toucher du doigt l’absence fondamentale de sécurité ? Nous verrions alors ces émotions pour ce qu’elles sont réellement : la porte ouverte sur la libération, un accès direct pour nous libérer de la souffrance, la voie vers une joie et un bien-être plus profonds. Nous avons le choix. Nous pouvons soit souffrir toute notre vie parce que nous ne parvenons pas à accepter tranquillement la réalité des choses, soit nous détendre et embrasser la dimension totalement ouverte de la condition humaine, sa fraîcheur, son caractère non figé et son absence de parti pris.

Dans un livre que j’ai récemment lu, l’auteur parlait des êtres humains comme d’êtres transitionnels : ni pleinement aliénés, ni pleinement affranchis, mais en cours d’éveil. Cela m’a aidée de me considérer de la sorte. Je suis en devenir, en évolution. Je ne suis ni condamnée, ni complètement libre. Je crée mon avenir à chaque parole, à chaque action, à chaque pensée. Je me trouve donc dans une situation extrêmement dynamique, au potentiel inconcevable. J’ai tout le soutien nécessaire pour me détendre et être présente à la qualité transitionnelle, évolutive, de ma vie. J’ai tout ce qu’il me faut pour m’engager dans le processus de l’éveil.

Plutôt que de mener une vie de résistance et d’essayer de réfuter le caractère essentiellement impermanent et changeant de notre condition, nous pouvons faire face à l’ambiguïté fondamentale et l’accueillir.

La difficulté consiste donc à reconnaître l’appel émotionnel du shenpa quand il survient puis à passer une minute et demie avec lui sans scénario. Pouvez-vous le faire une fois par jour, ou plusieurs fois par jour, quand la sensation survient ? Tel est le défi : faire tomber le masque, lâcher prise, ouvrir son cœur et son esprit.


[1] Les cinq vœux pour les pratiquant laïcs : ne pas tuer, ne pas voler, ne pas mentir, ne pas commettre d’inconduite sexuelle et ne pas prendre d’intoxicants.




Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°23 (PAutomne 2022)

Extrait de Vivre heureux quand tout change et que tout est incertain, Synchronique Éditions



 

©fb.com/Andrea Roth

D’origine américaine, mère de deux enfants, Pema Chödrön est devenue moniale bouddhiste. Elle est un des principaux disciples du maître tibétain Chögyam Trungpa Rinpoché. Elle vit et enseigne à l’abbaye de Gampo, monastère situé en Nouvelle-Écosse (Canada).

bottom of page