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Éveil et transformation dans la pratique du zen

Présentation : Aurélie Godefroy


Aurélie Godefroy : Faire l’expérience de la réalité de l’être et d’une transformation de nous-mêmes, de notre mode de conscience, de notre quotidien et de notre action dans le monde nécessite l’intégration de la Voie au quotidien et la prise de conscience du sens de notre existence. Qu’est-ce que l’éveil, plus précisément, à quoi s’éveille-t-on ? En quoi consiste cette transformation ? Nous avons reçu Roland Yuno Rech pour en parler avec nous.



Pourquoi cette question de l’éveil et de la transformation est-elle centrale dans le zen ?

Roland Yuno Rech : Parce que la pratique du zen est une pratique véritablement issue de l’éveil du Bouddha — « Bouddha » veut dire « l’Éveillé ». L’éveil n’est pas, comme on le croit souvent, une sorte d’intuition subite, de prise conscience d’une grande vérité, d’une réalité, comme Eurêka ! — ça y est, j’ai compris ! Dans le zen on insiste beaucoup sur la réalisation : c’est pour ça qu’on n’aime pas trop parler du mot satori — dans le zen Sôtô en tous les cas — parce que satori évoque trop la compréhension. D’ailleurs, en japonais, ça veut dire « comprendre ». Bien sûr, se comprendre soi-même est très important, mais le plus important c’est d’actualiser ce que l’on a compris, ce à quoi on s’est éveillé, concrètement, réellement, dans la vie quotidienne. Ça, c’est vraiment l’essence du zen.


Mais alors, on peut se demander à quoi est-ce qu’on s’éveille finalement ?

Fondamentalement, on s’éveille à la véritable nature, profonde, de notre existence. Je crois que tant qu’on n’a pas réalisé cela, c’est-à-dire le fait que notre petit ego n’est que la surface de nous-mêmes et que la profondeur de notre être c’est un état d’être en totale unité avec toutes les existences de l’univers, d’être « un avec », alors on se sent comme enfermé en soi-même, à l’étroit, on ne respire pas vraiment comme il faut, on n’actualise pas la réalité profonde de notre existence. On ressent donc nécessairement de l’insatisfaction : le Bouddha parlait de dukkha — la souffrance. Il s’agit vraiment de la souffrance de ne pas être éveillé. La plupart du temps, on pense que l’on souffre parce qu’il nous manque quelque chose. En réalité il ne nous manque rien ! Ce que nous sommes, nous le sommes depuis l’origine, sauf que ce qui nous manque c’est d’en prendre conscience ; et ayant pris conscience de ce que nous sommes en réalité, de l’actualiser dans notre façon de le vivre au quotidien.


« Nous sommes constamment reliés, à chaque instant, à tous les êtres de l’univers. C’est cela l’actualisation de l’éveil. »

Finalement, c’est à la fois se connaître soi-même et s’oublier soi-même ?

Absolument. Parce que s’oublier soi-même, ce n’est pas de la négligence, une espèce d’oubli malencontreux ; c’est abandonner, lâcher prise d’avec notre identification au petit ego qui certes est important, parce que nous avons besoin d’avoir un sentiment d’unité et d’identité personnelle, mais ce n’est pas la totalité de notre être, loin de là. Quand on parle de « s’oublier soi-même », ça veut dire lâcher prise d’avec ce que l’on pense être soi et qui n’est pas la réalité : ce sont un peu nos illusions, « moi je suis quelqu’un comme ceci, comme cela, avec tels projets, telle carrière, telles ambitions, telles histoires, tel karma »… enfin tout ce que l’on peut essayer de mettre ensemble pour se constituer une sorte de personnage. Et ça occulte quelque chose de beaucoup plus profond, qui fait le dynamisme de notre vie : nous sommes constamment reliés, à chaque instant, à tous les êtres de l’univers. C’est cela l’actualisation de l’éveil. Et c’est ce qui fait que l’on va avoir une vie beaucoup plus satisfaisante, qu’on aura moins le besoin de poursuivre toutes sortes d’illusions compensatoires.


« L’impermanence n’est pas quelque chose de regrettable, c’est au contraire un facteur de dynamisme si on l’épouse, si on l’accepte, si on s’harmonise avec elle ! Et c’est ce qui permet à la vie d’être créative et d’évoluer, justement, de se transformer. »

Concrètement, on peut se demander comment s’éveiller. Par la pratique, j’imagine ?

Oui, mais pas n’importe quelle pratique. La pratique fondamentale, c’est la pratique de la méditation. Dans le zen, on appelle ça zazen, dans d’autres formes de bouddhisme on appellera cela vipassana par exemple. Mais c’est une méditation qui inclut nécessairement à la fois concentration sur le corps, attention à la respiration et grande vigilance. Un regard tourné vers l’intérieur qui permet à la fois d’éclairer ce qui nous habite (c’est-à-dire nos pensées, nos émotions, nos désirs) et en même temps d’aller plus profondément que ça : la connaissance de soi. Bien entendu, il s’agit de réaliser encore une fois que ce n’est que la surface, et que la réalité c’est qu’au fond tout cela n’est que vacuité, absence de substance car impermanent. Ça change tout le temps, mais cette impermanence n’est pas quelque chose de regrettable, c’est au contraire un facteur de dynamisme si on l’épouse, si on l’accepte, si on s’harmonise avec elle ! Et c’est ce qui permet à la vie d’être créative et d’évoluer, justement, de se transformer.


Peut-on aller jusqu’à dire que l’éveil se situe dans la pratique même de zazen ?

Absolument. Souvent, on pense que l’on pratique pour s’éveiller. Alors que l’essence de l’enseignement du zen, notamment dans notre école Sôtô, fondée par maître Dôgen, c’est que la pratique de la non-dualité nous fait sentir et réaliser dès le premier instant que notre pratique est éveil — car notre pratique nous harmonise avec la réalité ultime. Notre pratique est une pratique de voir ce qui est, et de s’harmoniser avec ce qui est : par exemple, en zazen, laisser passer complètement les pensées, réaliser l’état de conscience qu’on appelle hishiryo, c’est-à-dire au-delà de l’identification aux pensées, mais aussi au-delà du désir d’obtenir un résultat au moyen de la pratique — c’est une pratique mushotoku, sans objet. Bien qu’au fond on fait le vœu de s’éveiller pour le bien de tous les êtres, au moment où l’on pratique, on oublie même ce vœu de façon à être totalement un avec la pratique, ce qui fait que la pratique est immédiatement réalisation.



Vous avez évoqué la voie de la transformation. C’est un long travail, en quoi cela consiste-t-il ?

Justement. L’éveil est subit, la transformation qui nous permet de nous harmoniser avec ce à quoi on s’est éveillé, ça prend du temps. Et ça prend du temps parce que nous avons en nous toutes sortes de traces, d’habitudes de comportement, de manières de penser, d’agir, d’être, qui sont ancrées en nous depuis notre naissance ; et nous sommes le produit, entre autres, de ces conditionnements-là. Et même si on a compris que c’est faux, que certaines choses sont fausses, et qu’on ne devrait pas parler comme ceci, agir comme cela, ou penser de cette manière-là, on s’aperçoit dans la vie quotidienne qu’on est repris par ces vieilles habitudes. Ça implique donc une vigilance constante, d’éclairer sans cesse nos façons erronées de fonctionner et d’essayer de revenir à la condition normale, c’est-à-dire à une manière juste, non egocentrique, une manière de lâcher-prise constant d’avec toutes tendances à l’avidité et par, conséquent, à la haine de tout ce qui nous dérange, qui empêche d’obtenir l’objet de nos désirs... On se rend compte, souvent, que l’impatience continue de se manifester, par exemple : « moi je suis plus important que les autres, donc je vais passer devant tout le monde », et ce, même avec la pratique. Pour que la vie devienne vraiment une vie éveillée, il faut sans arrêt éclairer ses illusions et puis lâcher prise, de manière à permettre à notre véritable nature de Bouddha de fonctionner et d’être, ce qui anime notre vie et non pas notre petit ego illusoire.


Il faut aussi mettre l’accent sur la non-séparation dans différents domaines, et ils sont nombreux. Pouvez-vous nous en parler ?

On a déjà parlé de la non-séparation entre pratique et réalisation, c’est-à-dire qu’on ne pratique pas pour atteindre l’éveil plus tard, mais on pratique de telle sorte que notre façon de pratiquer à l’instant même soit une pratique éveillée. Ensuite, c’est une pratique dans laquelle il n’y a pas de séparation entre le corps et l’esprit, alors que dans beaucoup de spiritualités on voit le corps comme un obstacle à la réalisation — « le corps est le tombeau de l’âme », disait déjà Platon, et ça a été suivi par toute la tradition judéo-chrétienne. Dans le zen, c’est le contraire : revenir au corps est fondamental. Quand on est dans son corps, on est ici et maintenant. Le corps est toujours ici, la respiration est maintenant. Donc être un avec son corps c’est vraiment être dans l’ici et le maintenant, donc déjà avoir une attitude éveillée dans la vie.

Ensuite, il y a la non-séparation d’avec les autres, c’est fondamental : la véritable sagesse n’est pas seulement de comprendre l’interdépendance, c’est de l’actualiser en étant constamment un avec tous les êtres que nous rencontrons, en nous sentant en unité avec, et en en tirant toutes les conséquences. C’est-à-dire en ne se permettant plus d’occasionner de la souffrance aux autres, en étant vraiment dans la compassion, dans la bienveillance ; normalement, ça ne devrait même pas être un effort, ça devrait aller de soi, si on est vraiment conscient que l’autre et moi, finalement, nous ne sommes ni différents, ni séparés.

Ensuite, c’est la non-séparation d’avec la nature : pas seulement notre nature profonde — la nature de Bouddha — mais au fond ça se rejoint, parce que notre nature c’est que nous faisons partie de la nature. Dans la mentalité occidentale, depuis fort longtemps, la nature est considérée comme source de richesses, d’approvisionnement pour satisfaire nos besoins. Bien sûr, c’est en partie cela, mais c’est surtout que nous faisons partie de la nature et nous ne vivons que parce que la nature nous permet d’exister ; elle subvient à nos besoins. En plus de cela, être un avec la nature c’est abandonner l’esprit technicien qui veut maîtriser, transformer, utiliser, exploiter, et retrouver une vision plus poétique de la nature, c’est-à-dire cette capacité de communier avec elle, d’en éprouver de la joie, et du coup, du respect aussi. Finalement, ça nous permettra d’avoir une attitude écologique qui ne sera pas contrainte par des lois et des règlements mais qui vient du cœur, qui vient du fait qu’abîmer la nature, c’est s’abîmer soi-même. Et ça va jusqu’à ne pas cueillir une fleur pour la laisser pour la contemplation des autres, par exemple.


Est-ce que tout cela ne revient pas à dire que ces transformations nous ramènent à notre propre nature, notre nature de Bouddha ?

Oui. L’autre unité fondamentale c’est l’unité avec Dieu, ou Bouddha — maître Deshimaru mettait toujours sur le même plan Dieu et Bouddha, on pourrait épiloguer longtemps là-dessus ! Notre nature essentielle, c’est aussi la véritable nature de tout l’univers et de toutes les existences, que l’on appelle nature de Bouddha : il est important à la fois d’en prendre conscience mais surtout de fonctionner en harmonie avec elle, c’est-à-dire en actualisant l’interdépendance avec tous les êtres.


Peut-on dire qu’à travers cette transformation on gagne également en liberté ?

Oui, absolument, et la liberté d’ailleurs est l’un des objectifs fondamentaux de la pratique du dharma du Bouddha : il s’agit de se libérer de tout ce qui entrave un fonctionnement harmonieux de notre existence. Donc, se libérer de ce qu’on appelle les « poisons » que sont l’avidité, la haine, l’ignorance, la jalousie, l’égocentrisme en général. Se libérer de ces obstacles en vivant en harmonie avec ce que nous sommes, au fond et en réalité. Et c’est ainsi que l’on peut être véritablement libres : parce que si on essaie de pratiquer une voie spirituelle en allant à l’encontre de nos manières de fonctionner habituelles, en luttant contre, il n’y a pas de véritable liberté ; on est encore dans un désir d’obtention de quelque chose, d’une perfection spirituelle, de supprimer les illusions, etc. Par contre, si on enracine notre pratique dans une pratique de méditation qui transforme notre manière intérieure d’être, alors ces poisons, ces entraves à notre liberté vont se dissoudre peu à peu, à condition d’être vigilants. Pour moi, la liberté, fondamentalement, c’est la capacité à lâcher prise, à se défaire de nos vieilles habitudes, des vieilles empreintes de nos karmas passés. Il faut pour cela être extrêmement vigilants et ne pas essayer de trancher les illusions mais les voir, en sourire, ouvrir littéralement la main pour laisser partir, lâcher prise...



Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°20 (Hiver 2021/22)

 

©Philippe Judenne


Roland Yuno Rech est un disciple de maître Taisen Deshimaru. Il enseigne depuis une trentaine d’années, aujourd’hui au Dojo zen de Nice et au temple zen de la Gendronnière. Il dirige également des retraites tout au long de l’année un peu partout en Europe.

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