Par Bernard Faure
Docteur ès lettres et sciences humaines, Bernard Faure est un spécialiste du bouddhisme Zen. Enseignant à la Cornell University de New York puis à l'Université Stanford de Californie, il est aujourd’hui professeur au département des langues et civilisations d'Asie de l'Université Columbia, New York depuis 2008. Il est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages sur le Bouddhisme.
Extrait de Le Bouddhisme, tradition et modernité (Éditions Le Pommier, 2015)
Les adeptes du bouddhisme tibétain ne perdent jamais une occasion d'insister sur l'intérêt du Dalaï-lama pour les sciences, et en particulier les sciences de l’esprit ou du cerveau (neurosciences). Pourtant, il est abusif d'appeler le bouddhisme une « science de l'esprit », comme le font certains, si par « science » on entend une forme de savoir fondée sur la recherche expérimentale et sur une conception matérialiste de la nature et de l'homme. La notion bouddhique de l'esprit est « expérientielle », fondée sur une expérience subjective, à la première et non à la troisième personne. Dès lors, c'est par une confusion sémantique que certains affirment que le bouddhisme est, tout comme la science, « expérimental », parce que la connaissance qu'il produit sur le monde physique est fondée sur vingt-cinq siècles de méditation.
Selon ce point de vue, qui tend à devenir un cliché, le bouddhisme serait une forme d'empirisme plutôt que de transcendantalisme. Le nirvana lui-même devient un vague idéal, de toute façon trop éloigné, plutôt qu'un but réaliste. C'est toutefois sous-estimer l'importance de la foi pour la pratique bouddhique. Après tout, que serait le Dalaï-lama sans la foi de ses fidèles tibétains et de ses émules occidentaux ?
Le bouddhisme traditionnel implique une conception spiritualiste ou idéaliste, qui n'accorde à la sphère physique qu'une réalité de second ordre, relevant du domaine de la vérité relative ou conventionnelle. Sur ce plan, certes, il ne s'oppose pas à la science, mais il ne considère pas non plus celle-ci comme le dernier mot de la recherche (laquelle se doit d'être avant tout spirituelle).
Toutefois, en cherchant à souligner la compatibilité du bouddhisme avec la science moderne, les néo-bouddhistes passent pudiquement sous silence les points de désaccord ; ils vont même parfois jusqu'à affirmer que les grandes découvertes scientifiques ont été pressenties de longue date par le bouddhisme. Ce type de concordisme se leurre plus ou moins consciemment, en refusant d'admettre que l'idéal supposé du bouddhisme, la notion même d'Éveil, est résolument ultra-mondain, non séculaire, et que le bouddhisme ne peut concevoir la modernité et les valeurs qu’elle prône autrement que comme une chute dans la sphère matérielle (et matérialiste). D'un point de vue bouddhique, même si la science se révèle suprêmement efficace dans son effort pour décrypter les lois du monde physique, elle fait fausse route quand elle s'arroge un droit de regard sur le monde « métaphysique » (psychologique, etc.) - qu'elle ne peut au fond que nier ou renier.
Les tenants du modernisme bouddhiste sont souvent prêts à renier la cosmologie bouddhique traditionnelle, considérée comme datée et culturellement spécifique, au profit de grandes intuitions tenues pour universelles. Dans un louable (mais problématique) esprit de conciliation, le Dalaï-lama lui-même s'est fait l'écho de ces idées, affirmant que les bouddhistes devraient abandonner tout élément de la doctrine qui ne se trouverait pas confirmé par la science. Ce propos est souvent cité par les tenants d'un bouddhisme « expérimental ». La cosmologie bouddhique, centrée sur le mont Sumeru, montagne cosmique et pivot du monde, est ainsi reléguée au rayon des archaïsmes avec la cosmologie. En toute logique, il devrait en aller de même de la théorie du karma et des renaissances : les enfers et paradis bouddhiques seraient appelés à voisiner dans le musée mondial de l'imaginaire avec les œuvres de Dante et de Bosch. […]
La théorie du karma fait partie intégrante de tout un système cosmologique, celui des dix mondes ou plans de renaissance, à savoir : les six destinées inférieures relevant du cycle des vies et des morts (samsara) et les quatre destinées supérieures qui mènent à la délivrance (nirvana). Le dalaï-lama lui-même a dû admettre que cette théorie n'était pas négociable. Il est clair que la cosmologie bouddhique ne peut plus prétendre à son statut d'explication quasi scientifique du monde et qu'elle ne séduit plus, comme par le passé, les fidèles. On aurait toutefois tort de sous-estimer son importance pour la foi et la pratique bouddhiques. Bouddhisme et science ne se situent pas sur le même plan, et c'est rendre un mauvais service au premier que de vouloir le juger à l'aune de la seconde.
Dès qu'on renonce à certains aspects fondamentaux de l'héritage bouddhique, c'est une grande braderie qui débute. A ce compte, il ne restera bientôt plus grand-chose du bouddhisme historique. Du côté scientifique, en revanche, on ne jette pas de lest, ou très peu. Pour les scientifiques, il reste bien entendu que c'est le bouddhisme qui doit passer sous les fourches caudines de la science, non l'inverse. Dans ces conditions, peut-on encore parler d'un dialogue?
Le bouddhisme à l'heure des neurosciences
Dans les années quatre-vingt du siècle passé, l'émergence des neurosciences a également conduit à d'importants changements. Certes, les neurosciences s'inscrivent dans la continuité des sciences biologiques, mais le fait qu'elles se préoccupent tout particulièrement du cerveau leur a donné un droit de regard sur un domaine du bouddhisme —l'esprit — qui relevait jusque-là, aux yeux des bouddhistes, de leur compétence. Du coup, ceux-ci ont été obligés de redéfinir leurs positions en ce domaine, et c'est ce à quoi s'est employé le Dalaï-lama, avec l'aide de quelques scientifiques occidentaux : comme le regretté Francisco Varela (1946-2001).
Si le néo-bouddhisme occidental semble particulièrement prédisposé à un dialogue avec les neurosciences, il est vrai que, dans le bouddhisme traditionnel lui-même, de nombreuses discussions théoriques sur l'esprit semblaient anticiper les résultats de la science moderne. On comprend dès lors que les scientifiques (et, parmi eux, les sympathisants du bouddhisme), ayant eu vent de ces discussions et de la pratique méditative sur lesquelles elles étaient censées reposer, aient cherché à en avoir le cœur net en interrogeant de plus près les pratiquants bouddhistes. Il en est résulté, entre autres, une série de conférences organisées depuis les années quatre-vingt par le Mind and Life Institute, institut cofondé par Francisco Varela.
Le « dialogue » entre bouddhisme et neurosciences fut présenté comme un événement historique par les médias. Après plus de trois décennies, on ne peut pourtant se défendre de l'impression que la montagne a accouché d'une souris. On a l'impression qu'à vouloir arriver trop vite à une convergence on s'est contenté d'un concordisme facile, quitte à manquer quelques occasions de bien marquer les différences et les enjeux. Examinons rapidement le cas de la méditation, puisque c'est à elle qu'on tend trop souvent à réduire la pratique bouddhique. À première vue, elle offre l'exemple parfait d'une convergence entre bouddhisme et neurosciences. Les médias ont fait grand bruit autour de quelques expériences faites sur des méditants chevronnés, ayant, nous dit-on, plus de dix mille heures de pratique (ce qui donne l'impression qu'on décerne les brevets de méditation comme des brevets de pilotage d'avion). Ces études semblent démontrer que la méditation transforme les structures neuronales.
Mais on a pu montrer, de même, que les structures neuronales des chauffeurs de taxis de Londres sont transformées par une longue pratique du labyrinthe londonien. La différence serait que les méditants sont censés produire des états mentaux enviables, comme la compassion et le bonheur, alors que les chauffeurs de taxi, on le sait, ne sont pas toujours des modèles de sérénité ...
On conçoit que la perspective de trouver les corrélats neuronaux de tels états contemplatifs et de les reproduire à volonté suscite bien des espoirs (et même des convoitises du côté des grandes firmes pharmaceutiques). Jusque-là, rien que de très normal.
Mais, à y regarder d'un peu plus près, on s'aperçoit que ces résultats, qui ont conduit les médias à faire du bouddhisme une « doctrine du bonheur », reposaient sur une base expérimentale très étroite - à savoir une collaboration entre quelques scientifiques sympathisants du bouddhisme et quelques méditants, dont un moine bouddhiste français de formation scientifique, Matthieu Ricard. Il y a là un « biais de confirmation », terme désignant la tendance à ne retenir que les faits qui confirment nos croyances ou nos désirs. En réalité, ces expériences ne prouvent pour l'instant pas grand-chose — tant du fait de leur protocole défectueux (absence d'un groupe de contrôle, par exemple) que de l'interprétation trop rapide et biaisée de leurs résultats. Il est possible que de telles expériences débouchent à l'avenir sur des avancées réelles, mais la prudence en ce domaine reste de rigueur. Et, même dans ce cas, il faut se demander ce que de telles avancées signifieraient pour le bouddhisme, qui risque d'être remis en question dans son existence même quand de nouvelles formes de méditation améliorées seront mises en œuvre dans un contexte scientifique, comme on le voit déjà avec les techniques méditatives du MBSR (Mind-based stress-reduction) développées par Jon Kabat-Zinn [1].
On ne peut rejeter l'éventualité que cette nouvelle spiritualité soit un jour exploitée dans des buts commerciaux - elle l'est peut-être déjà. La méditation bouddhique est-elle en passe de devenir un nouveau Prozac ou une technique relaxante comme le yoga - bref un viatique pour Le Meilleur des mondes décrit par Aldous Huxley dans son ouvrage visionnaire ? La discussion s'est d'entrée de jeu inscrite dans le cadre de la « stimulation cérébrale » (neuroenhancement), un cadre qui, pour le bouddhisme, est, pour le moins qu'on puisse dire, problématique.
Un autre point de convergence apparente est l'illusion du moi, thèse fondamentale du bouddhisme, que la neuroscience semble confirmer à sa manière. Reste à savoir si cette illusion, telle que la décrit le bouddhisme, est la même chose que celle dont parlent les neurosciences. On peut se demander si elle n'en est qu'une simple préfiguration, une intuition maintenant confirmée (et dépassée) par la science, ou si le bouddhisme va plus loin en ce domaine que la science ?
Le bouddhisme, tout comme les neurosciences, explique par ailleurs que le monde de la vérité conventionnelle dans lequel nous vivons est un monde construit, une illusion fabriquée en permanence par nos sens et notre langage. Mais, là encore, des ressemblances superficielles ne doivent pas conduire à sous-estimer l'énorme fossé épistémologique qui sépare les deux traditions.
Selon Marvin Minsky, l'un des grands apôtres de l'intelligence artificielle (IA), notre esprit est une foule, une « société », composée d'agents très divers, dont aucun n'est lui-même conscient. L’esprit émerge donc de matériaux qui, par eux-mêmes, sont « sans esprit ». La conscience résulterait, paradoxalement, d'une succession d'opérations dépourvues de conscience. Le sujet, la conscience ou l'âme seraient donc des approximations, ou plutôt des leurres [2]. La pratique bouddhique permettrait dès lors de confirmer, sur le mode subjectif (approche dite « à la première personne ») ce que les neurosciences sont en train de découvrir sur le mode objectif, « à la troisième personne ». Encore faudrait-il trouver un point de passage entre les deux modes épistémologiques. Car la science reste dominée par une idéologie physicaliste que le bouddhisme ne saurait accepter sans remettre en question ses dogmes fondamentaux. Comme le Dalaï-lama lui-même l'a souligné, l'Éveil n'a pas de signature neurale, et il serait donc vain de rechercher dans le cerveau un « centre de la bouddhéité ». Cette déclaration contredit les croyances les plus fondamentales des neuroscientifiques, pour lesquels il ne saurait y avoir d'état mental, aussi élevé soit-il, sans corrélats neuronaux.
Si le bouddhisme ne semble pas avoir eu pour l'instant d'impact direct sur les neurosciences, c'est toutefois en partie sous son influence (mais aussi et surtout sous celle de la phénoménologie de Husserl et de Merleau-Ponty) que Varela a développé un nouveau paradigme, celui de la neurophénoménologie qui a connu un succès croissant dans les milieux neurophilosophiques, permettant d'échapper au physicalisme triomphant du scientisme. Court-circuitant la vieille dichotomie (subjectif/objectif), la neurophénoménologie met l'accent sur une approche «à la deuxième personne», qui fait intervenir le contexte social - ce que Thich Nhât Hanh ou Emmanuel Levinas appelleraient l'« inter-être ».
[1] On décrit le MBSR comme un cours de huit semaines qui combine la méditation et le Hatha yoga pour aider les patients à faire face au stress, à la douleur et à la maladie en utilisant la conscience de l’instant présent.
[2] Marvin Minsky, La Société de l’esprit, Interéditions 1988. Cité in : Monique Atlan et Roger Pol-Droit, Humain : une enquête philosophique sur ces révolutions qui changent nos vies, Flammarion, 2012, p.165
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°3 (Été 2017)