Levez un bras devant vous, à l’horizontale. Tendez-le au maximum en contractant tous les muscles. Maintenant, relâchez la tension, sans pour autant laisser le bras retomber ; maintenez uniquement la tension nécessaire pour le garder dans cette position. Prenez trois profondes respirations, puis baissez le bras. Après une courte pause, recommencez avec l’autre bras.
Maintenant, contractez votre visage. Fermez les yeux et tendez tous les muscles. Imaginez que vous êtes soucieuse, contrariée ou en colère. Puis, sans modifier les traits de votre visage, faites la même chose que lorsque vous avez détendu votre bras : relâchez toutes les tensions inutiles. Observez ce qu’il se passe à ce moment. Percevez-vous les sons plus clairement ? Êtes-vous plus réceptive ?
Il est rare que nous activions uniquement les tensions qui sont nécessaires pour fonctionner. Essayez d’observer votre corps tout au long de la journée. Si vous avez une minute entre deux tâches, voyez quelles tensions vous habitent. La plupart du temps, nous vaquons à nos occupations en y ajoutant une tension superflue, peut-être à peine perceptible, mais peut-être très évidente.
Bien sûr, les gestes quotidiens requièrent une certaine mobilisation physique. Si vous tenez une tasse de café, vous devez engager la force nécessaire pour ne pas renverser son contenu. Si vous êtes assise, le corps doit être suffisamment activé pour maintenir la position. Le seul moment où le corps est complètement libéré des tensions, c’est lorsqu’il est allongé sur le dos.
La vie n’a rien de compliqué. Nous faisons simplement ce que nous avons à faire. Mais nous ajoutons constamment des tensions inutiles. Si vous touchez votre visage, vous verrez qu’il est souvent un peu froncé. Cette tension n’est pas nécessaire. Nous avons un visage ; pas besoin d’en superposer un autre dessus. Un maître zen Rinzai a dit : « N’ajoutez pas une tête par-dessus la vôtre. »
Il ne nous arrive pratiquement jamais de fonctionner avec seulement la tension appropriée. Même si vous n’êtes pas conscient de vos automatismes, vous avez sans doute une certaine conscience de leur manifestation. Nos habitudes et nos réactions inconscientes nous rendent rigides. Notre corps se crispe. Il se peut même que nous tombions malades.
« Revenez au corps. Les pensées sont répétitives ; elles tournent en boucle. Laissez-les passer, ne serait-ce qu’un instant. Vous ne perdrez rien, elles seront bien vite de retour. »
La pratique du zen s’intéresse avant tout à nos fonctionnements. Elle nous invite à adapter notre fonctionnement à la situation qui nous échoit, et non à ce qu’elle devrait être : « Je veux ceci », « Cela me rend nerveuse », « Cette réunion va mal se passer », « Ces gens ne vont pas m’aimer ». Chaque fois qu’une telle pensée surgit, une tension apparaît dans le corps. Pensée – pouf ! tension – et ça monte, monte, monte. Personne n’est entièrement libre de cela. Mais au fur et à mesure que nous abandonnons notre tendance à ne pas accepter les choses telles qu’elles sont, les tensions se relâchent et nous devenons de plus en plus libres. Plus notre pratique s’approfondit, plus le corps arrive à maintenir uniquement la tension fonctionnelle. Il a fallu des décennies avant que mon corps puisse rester naturellement détendu la plupart du temps.
Revenez au corps. Les pensées sont répétitives ; elles tournent en boucle. Laissez-les passer, ne serait-ce qu’un instant. Vous ne perdrez rien, elles seront bien vite de retour.
Nos difficultés jouent un rôle important dans nos vies : elles nous rappellent qu’il faut être attentif. Lorsque le malheur frappe, c’est comme si une forte secousse traversait notre corps. Nous ressentons un inconfort. L’expérience est réelle, mais elle est exacerbée par nos opinions, nos jugements et nos inquiétudes.
Un jour, un débutant m’a dit, déçu : « Cette pratique ne m’apporte aucun sentiment de bien-être. » Si vous vous engagez dans la pratique pour vous sentir bien, vous frappez à la mauvaise porte. Mais si vous vous contentez de faire l’expérience de la douleur, sans rajouter une couche de pensées, la douleur se transforme. Rien, absolument rien, ne reste douloureux éternellement. Si nous abordons la douleur ou la difficulté de front, elle ne fera pas long feu ; elle s’atténuera, car une grande partie de la douleur vient des efforts que l’on déploie pour ne pas la ressentir.
Lorsque nous vivons la douleur sans pensée, jugement ou déni, tranquillement, elle disparaît. Elle change. Si l’esprit ne s’y accroche pas, elle se dissout. Elle s’ouvre, puis, doucement, elle s’envole. C’est une autre façon de vivre. Il faut revenir à l’assise, jour après jour après jour, pour cultiver le courage de fonctionner ainsi. La discipline, la vaillance et la constance que requiert la méditation nous permettent de développer notre capacité à vivre notre vie telle qu’elle est.
Comment rester avec la douleur ? On essaie de tenir le plus longtemps possible, mais inévitablement, l’attention se relâche. Au début, vous tenez deux secondes, cinq secondes, puis l’esprit s’évade, parce que vous le lui permettez. Mais si vous êtes assidu, vous vous améliorerez, et un jour, soudainement, vous vous apercevrez que vous avez tenu dix ou trente secondes. À trente secondes, vous entrez dans un monde nouveau. Cependant, le propos n’est pas d’évaluer votre performance. Vous faites simplement de votre mieux ; que faire d’autre ? Un geste posé en toute conscience n’est jamais posé en vain.
Personne n’aime se sentir angoissé, mais il est illusoire de penser qu’on peut se soustraire à l’obligation de franchir le pont qui nous mène de la non-réalité à la réalité. Les Américains sont très forts au jeu de la non-réalité. Toute notre culture est fondée sur notre tendance à vouloir modifier la réalité. Tu souffres ? Achète-toi une nouvelle robe. Change de partenaire. Prends un cachet. Nous connaissons des tas de méthodes pour esquiver la souffrance. Et comme nous vivons dans une société d’abondance, ces méthodes nous sont généralement beaucoup plus accessibles qu’aux gens d’une autre époque ou de pays moins nantis.
Même les méditants tombent dans le piège. Dès qu’une douleur apparaît, le monologue s’enclenche : « C’est terrible. Je souffre tellement ! Ça ne devrait pas m’arriver à moi… Ah oui, c’est vrai, je suis en train de vivre l’expérience de la douleur. » Cela n’est pas une expérience : c’est la pensée. Lorsque nous nommons nos pensées et retournons au corps, nous nous dissocions de nos pensées et pouvons ainsi les voir pour ce qu’elles sont : des pensées, sans plus. Cela nous permet de voir la différence entre les pensées et les sensations. Si je me sens blessée, mon corps devient rigide, mon visage se durcit. Si je ne bouge pas devant la situation, je verrai peut-être la différence entre mes pensées et mes sensations, et c’est ainsi que je pourrai me sentir moins angoissée.
J’utilise le mot angoisse car c’est souvent ce que les gens ressentent lorsque leurs pensées les empêchent de voir la réalité. En ce sens, l’expérience ne peut inclure l’angoisse, car il n’y a pas de pensée. Cette distinction est cruciale. En général, nous mêlons tout : les sensations et les pensées à propos de l’autre, de la situation, de ce qui ne va pas. C’est le drame. Si vous ne méditez pas quotidiennement, vous ne vous rendez pas service. C’est par la méditation qu’on développe la capacité à établir cette distinction.
Parfois, la méditation est morne, monotone. Les mêmes pensées s’enchaînent encore et encore. Encore et encore, on revient à l’attention. Et ça recommence, et on continue. Mais une transition, une maturation est à l’œuvre, qui nous permettra, au moment voulu, de manifester le juste fonctionnement. Les personnes qui ne méditent pas régulièrement pensent qu’elles vivent de l’angoisse, mais ce ne sont que des pensées mêlées à des sensations physiques.
Observez d’abord les pensées, puis demeurez dans les sensations du corps. Vous verrez qu’il ne s’agit pas d’angoisse. Si je me pique la main, une douleur apparaîtra. Ce n’est que si j’ajoute des commentaires : « Oh, quelle misère ! Cela ne devrait pas se produire », que la sensation se transforme en angoisse. Autrement, ce n’est rien d’autre qu’une piqûre. Bien sûr, je vais m’en occuper, je vais soulager la douleur. Mais sans y mettre de l’angoisse.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°25 (Printemps 2023)
Traduction : Sylvie Gauthier
Extrait d’Ordinary Wonder: Zen Life and Practice, édité par Brenda Beck Hess © 2021 avec la permission des publications Shambhala, Inc., www.shambhala.com
Charlotte Joko Beck (1917-2011) est la fondatrice du Zen Center of San Diego et de l’Ordinary Mind Zen School. Après une longue pratique du bouddhisme, elle est désignée par le maître Maezumi Roshi comme l’un de ses héritiers spirituels. Joko Beck est connue pour avoir jeté un pont entre le bouddhisme zen traditionnel et la psychologie occidentale.
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