Figure marquante de la nouvelle génération de maîtres tibétains, Sa Sainteté le 12e Gyalwang Drukpa transmet avec beaucoup de clarté, de profondeur, de simplicité et d’humour l’essence de la philosophie bouddhique. En sa qualité de chef spirituel, il est le guide de quelque quatre millions de personnes.
Le Gyalwang Drukpa, promoteur convaincu de l’émancipation féminine, a mis en place la pratique du kung fu, du théâtre et de la danse dans le cursus de formation des nonnes dans les monastères qu’il dirige. Il demande également à ces nonnes de l’accompagner dans les Pad-Yatra, pèlerinages de plusieurs semaines dans l’Himalaya, ou de prendre la route à bicyclette avec lui pour rejoindre les lieux où il va conduire de grandes cérémonies. Nous le rencontrons pour recueillir ses propos autour de la question du genre et des actions nécessaires à son évolution.
Sagesses Bouddhistes : Les femmes sont décrites comme venant de Vénus et les hommes venant de Mars, qu’avez-vous à dire sur cette prédestination astrologique ?
Sa Sainteté le Gyalwang Drukpa : « Astrologiquement » parlant, j’utiliserais les mêmes mots mais, personnellement, je n’y crois pas. Je ne crois qu’au seul principe du karma, selon lequel des karmas différents donnent des naissances différentes, femmes ou hommes. La source est la même, les êtres humains sont les êtres humains, des frères et sœurs qui vivent dans l’espoir du bonheur et de la félicité et dans la peur et l’évitement de la souffrance et de l’insatisfaction. De ce point de vue, nous sommes identiques psychologiquement. Il y a des différences physiques et physiologiques que nous connaissons et qui ont une conséquence sur l’esprit, qui donnent des mentalités différentes. Au bout du compte, hommes et femmes sont identiques et c’est la raison qui me fait dire que lorsque nous cheminons vers l’Éveil, lorsque nous agissons pour le monde et notre société, les femmes peuvent accomplir exactement les mêmes choses que les hommes et réciproquement. Nous devons respecter l’égalité des genres.
Que pensez-vous des actions qui relèvent du féminisme ?
Les femmes ne se battent pas pour une personne seulement mais pour la cause des 3 ou 4 milliards de femmes en général. Je pense que l’égalité des droits des femmes et leur émancipation aideront aussi le genre masculin et l’humanité tout entière. L’action en ce sens est complémentaire de la pratique des bodhisattvas. Je me bats aussi pour l’égalité des femmes, c’est pour le pays, c’est pour le monde. Si je faisais cela à des fins somme toute personnelles, ce serait à l’opposé d’une conduite de bodhisattva.
Pourquoi les nonnes de la lignée Drukpa apprennent-elles le kung fu, le théâtre, la danse, et pourquoi vous accompagnent-elles dans les différents pèlerinages ?
C’est pour leur émancipation. Que ce soient les pèlerinages, les plantations d’arbres, les programmes d’éducation, tout ce qui est fait vise à l’émancipation des nonnes et directement ou indirectement à l’établissement de la paix dans le monde. Le monde actuel n’est pas en paix car il n’est pas bien équilibré entre le ying et le yang, ce qui crée de grands dysfonctionnements. L’émancipation des femmes est un facteur d’équilibre.
Bien sûr, en tant que chef de file de la lignée Drukpa, je mets en place un chemin avec les nonnes et j’initie beaucoup d’actions dans une première étape. Des enseignantes qualifiées sont maintenant présentes dans des nonneries et elles méritent largement selon moi le titre honorifique de « rinpoché [1] » même si, pour moi, ce titre ne veut pas dire grand-chose.
Druk Amitabha, le monastère des nonnes, a été fondé il y a vingt-six ans et présente un exemple unique de la révolution des genres. L’organisation monastique traditionnelle donne aux moines les responsabilités importantes et laisse aux nonnes les tâches ménagères subalternes. Mais à Druk Amithaba, les nonnes apprennent les savoir-faire jusqu’alors réservés aux hommes : construire un réseau de plomberie, d’électricité, utiliser un réseau d’ordinateurs, gérer un monastère, faire des trajets à vélo, apprendre l’anglais et, bien sûr, prier.
Vous avez donné à Tenzin Palmo le titre de « Jetsunma ». Que représente ce titre ?
« Jetsunma » veut dire : « l’héroïne-qui-a-complètement-maîtrisé-la-discipline ». C’est un titre traditionnel qui existe depuis longtemps. À ma connaissance, les femmes qui portent ou ont porté ce titre sont au nombre de 10 ou 11. Cela fait 12 avec Tenzin Palmo.
Est-ce un défi pour vous de faire bouger les codes de la tradition pour donner une place aux nonnes dans une tradition dominée hiérarchiquement par les hommes ?
Comme je l’ai dit précédemment, le fait de ne pas avoir d’équilibre entre les hommes et les femmes n’est pas bon pour le pays. Regardez les problèmes actuels du Tibet : nous avons beaucoup de problèmes politiques ou religieux qui se retrouvent aussi chez les Tibétains en dehors des frontières, tout cela parce que les femmes ne sont pas respectées, voilà la raison. Si, en Chine, le bouddhisme se développe de belle manière, la raison en est que l’équilibre des forces vives entre les hommes et les femmes est respecté. C’est pourquoi mon activité en tant que guide de la lignée Drukpa tibétaine est de mettre en place cet équilibre. Ce n’est pas pour la lignée que je fais cela ni pour le bouddhisme mais pour le pays et le monde entier. C’est un défi pour moi, que je relève avec joie et enthousiasme – mais c’est un grand défi car, pendant des siècles, la tradition a été de servir les hommes et de dénigrer les femmes, au point que maintenant elles n’ont même plus l’idée de se réveiller et de relever la tête. C’est la raison pour laquelle j’encourage depuis des années mes nonnes à la pratique du kung fu et à l’action sociale et environnementale. Elles donnent un exemple inspirant à toutes les populations.
⭡[1] Rinpoché est un titre honorifique qui est donné à des lamas dont la sagesse et la réalisation sont reconnues par d’autres grands lamas.
Les nonnes kung fu
Le Gyalwang Drukpa a introduit la pratique du kung fu pour que les nonnes de sa lignée, réparties dans deux monastères, l’un au Ladakh, l’autre au Népal, puissent se protéger elles-mêmes et cultiver une assurance dans les situations difficiles où elles peuvent être agressées, à l’instar des moines de Shaolin.
Au-delà de cet aspect de défense, le kung fu permet surtout de développer la confiance en soi et de surmonter la timidité qui prévaut chez les jeunes nonnes. L’enjeu pour elles est de prendre la parole sans peur, de pouvoir prendre des responsabilités au sein de la communauté mais aussi en dehors, dans une société où il est toujours mieux d’être né garçon.
Cet été 2017, les nonnes ont organisé le premier stage d’autodéfense pour les femmes et les filles du Ladakh, une région frontière située près du Cachemire, au nord de l’Inde, qui enregistre un nombre d’agressions élevé envers les femmes et dernièrement un trafic humain accru (enfants, prostitution) suite au tremblement de terre de 2015. Durant le stage, les nonnes ont partagé leur expérience de surmonter la peur et ont enseigné les gestes pratiques d’autodéfense.
Travail social et environnemental
Pad Yatra. Des milliers de personnes ont suivi le Gyalwang Drukpa au fil des années, pendant les huit éditions du Pad Yatra. Le principe est resté le même : chaque année, une marche de plusieurs centaines de kilomètres en pleine nature. Deux à quatre semaines avec sac à dos, chaussures de marche et une logistique minimale. Les déchets plastiques sont ramassés, les chemins et les cours d’eau sont nettoyés. La préciosité de l’eau, de l’énergie, de la santé, l’humilité face à la nature sont autant de petites révélations sur le parcours. De même se révèle l’importance du geste accompli en ramassant les détritus, qui devient un exemple fort pour les populations locales. Les nonnes depuis mettent en place des campagnes de nettoyage à Katmandou, où les déchets sont ramassés et certains lieux saints nettoyés.
Cycle Yatra. C’est à bicyclette, ou plutôt en VTT, que le Gyalwang Drukpa a effectué ce pèlerinage original. Il est parti avec 500 nonnes pour relier Druk Amithaba, situé à Katmandou à, un autre monastère Drukpa situé à Hémis, dans la région du Ladakh, pour retourner ensuite au Népal, ramenant ainsi les nonnes à leur monastère. L’intention de ce voyage de 5 000 km bouclé en quatre mois était de « célébrer la diversité des rencontres pour construire une compréhension mutuelle ». Une expérience forte pour l’esprit et les mollets des nonnes.
© Photos : Olivier Adam
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°4 (Automne 2017)
Comments