La roulette russe d’un risque à 1,8 %
Par Matthieu Ricard
Propos recueillis par Philippe Judenne
Vous considérez-vous comme un climato-sceptique, un climato-alarmiste, un défaitiste ou possibiliste ?
Je suis possibiliste, évidement. La question de l’environnement est complexe. Scientifiquement, on sait très bien ce qui se passe. Ce sont les données qui sont complexes : par exemple, le réchauffement sera-t-il de 4 ou de 6 °C ? Les points de bascule sont difficiles à déterminer. 90 % des scientifiques savent très bien que l’augmentation de température se fera entre 4 et 6 °C. Politiquement, économiquement, c’est complexe également.
Être climato-sceptique relève de l’égoïsme institutionnalisé, ou pour employer d’autres termes, d’un manque total de compassion dans lequel vous vous fichez complètement des générations futures. L’environnement n’a aucune importance puisque vous ne serez plus là. Ceux qui dénient la question du climat, alors qu’il est impossible d’ignorer cette réalité mis à part quelques imbéciles qui sont persuadés du contraire ou des industriels cyniques, font preuve d’un manque total de compassion. Cela se résume à altruisme versus égoïsme.
Être catastrophiste pour dire que l’apocalypse est pour demain et que nous sommes perdus, non ! Mais si vous êtes en train de marcher vers le précipice et que je vous dis : « Attention vous allez tomber ! », c’est la vérité, ce n’est pas du catastrophisme. Il faut savoir dire : « Oui, il y a un danger très grave » et il faut savoir dire : « Mais on peut l’arrêter si on agit sans attendre. »
Et il est trop tard pour être pessimiste.
Mais si nous avons connaissance des expertises et des risques, ce n’est pas pour autant que nous effectuons des petits gestes pour l’environnement. Quelle est la vision qui nous manque ?
Cette vision serait déjà de voir dans la durée, au lieu de voir dans l’instant, l’immédiat. Il est essentiel d’avoir une vision altruiste basée sur la compréhension de l’interdépendance. C’est très important d’avoir une connaissance juste. Il s’agit ensuite d’utiliser les connaissances acquises sans dire n’importe quoi et devenir des fanatiques. Par exemple, on sait que le risque que la température du climat augmente de 6 degrés avoisine les 1,8 %.
Un risque de 1,8 % peut ne pas sembler dangereux. Je me suis dit : « Avec ça, on ne va pas remuer l’opinion. » Pourtant, c’est un risque énorme ! Aucun assureur automobile n’établirait de contrat avec ce niveau de risque : environ une voiture sur 55 aurait un accident sur un trajet. Une vraie roulette russe. Donc le risque d’une élévation de la température de 6 °C, qui transformerait la terre en enfer, est énorme ! C’est cela la connaissance juste, savoir donner le sens aux chiffres, prendre la mesure de ce qui est. Une fois que nous avons pris cette juste mesure, il faut agir et convaincre les hommes politiques de ne pas rester dans cette indécision qui est mortelle.
Les solutions se situent plus au niveau des gouvernements qui légifèrent ou des citoyens ?
Il faut un engagement local et une responsabilité globale. Chacun doit faire quelque chose. En local, certaines villes, qui organisent une réduction d’émission de carbone de 30 %, sont souvent plus avancées que les gouvernements. La ville de Portland en Oregon est une ville modèle du point de vue écologique. Stockholm n’a plus du tout de chauffage aux énergies fossiles. Tout est géothermique ou solaire suite à la taxe énorme sur l’usage des énergies fossiles.
Au niveau global, il faut également agir et mettre fin à des situations absurdes : par exemple, le montant injecté en subventions par les États pour maintenir les énergies fossiles (pétrole, essence, gaz, charbon) à un prix abordable est de 350 milliards de dollars alors que 40 milliards de dollars seulement sont alloués aux subventions des énergies non fossiles. On maintient artificiellement quelque chose qui devrait disparaître. Il faut inverser progressivement les types de subventions fossiles/renouvelables, encore faut-il que les gouvernements aient la volonté de le faire ! Voilà une responsabilité globale que doivent assumer les gouvernements.
Que veut dire « être engagé » sur cette question pour vous ?
On ne peut pas se reprocher de ne pas faire ce que l’on est incapable de faire mais on peut se reprocher de négliger ce que l’on est capable de faire. Il faut faire le maximum dans son propre domaine, dans son habitat, sa vie, sans attendre de bouger parce que les autres le font. Et dans la mesure du possible il faut remuer l’opinion, voter pour que cela aille dans le bon sens. Moi, j’aimerais qu’il y ait un million de personnes dans la rue qui puissent dire : « C’est notre planète, c’est nos descendants dont il faut se soucier urgemment. »
«Dans un monde à +2° Cenmoyenne, les risques de conflits seront consi- dérables. L’Inde, par exemple, a déjà entrepris de construire une barrière de deux mètres et demi de haut le long des trois mille kilomètres de sa frontière avec le Bangladesh, un des pays d’où pourraient arriver un très grand nombre de réfugiés lorsque la mer aura envahi ses régions côtières peu élevées.
Les scénarios à + 2 °C ne sont même plus à l’ordre du jour. En effet, ils se basent sur des rapports antérieurs à 2008, et en particulier sur le rapport du GIEC2 2007, qui lui-même fait la synthèse de travaux scientifiques publiés avant 2002...
En novembre 2012, la Banque mondiale a publié un rapport qu’elle avait commandé à une équipe de climatologues de l’université de Postdam sur les conséquences qu’aurait une augmentation de + 4 °C sur nos sociétés et sur la vie sur Terre. Une moyenne de + 4 °C signifie des augmentations jusqu’à + 10 °C sur les continents (il faut par exemple imaginer un été à +8°C de moyenne dans le sud de la France !). Le niveau des mers monterait d’environ un mètre en 2100, menaçant les grandes villes du Mozambique, de Madagascar, du Mexique, du Venezuela, de l’Inde, du Bangladesh, de l’Indonésie, des Philippines et du Vietnam, et rendant les principaux deltas impraticables pour l’agriculture (Bangladesh, Égypte, Vietnam et Afrique de l’Ouest). Le rapport est accablant, et les conséquences, particulièrement catastrophiques, menacent clairement la possibilité de maintenir notre civilisa- tion en l’état. »
État des lieux extrait de Com- ment tout peut s’effondrer de Pablo Servigne & Raphaël Stevens, paru aux Éditions du Seuil (2015).
(1) Rapport au Conseil français de l’énergie, Dominique Finon, directeur de recherche CNRS, CIRED.
(2) Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, dépendant du Programme des Nations unies pour l’environnement. En octobre 2018, un nouveau Rapport spécial du GIEC sur les conséquences d’un réchauffement planétaire de 1.5% était émis, mettant en exergue les conséquences des changements climatiques qui pourraient être évités si le réchauffement était limité à 1.5°C et non à 2°C ou plus
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°8 (Automne 2018)
Moine bouddhiste pratiquant la méditation depuis plus de 40 ans, interprète français du Dalaï-Lama, Matthieu Ricard nous livre ici son point de vue sur les enjeux actuels de la crise climatique.
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