Invité : Roland Yuno Rech
Présentatrice de l’émission : Aurélie Godefroy
Aurélie Godefroy : Tout être humain, quelle que soit sa culture, se pose inévitablement un jour la question sur l’origine, la nature et la finalité de l’existence. Cette quête d’un absolu qui fonderait notre vie ne représente pourtant pas toujours un chemin facile à accomplir. Alors en quoi la pratique de zazen peut-elle nous aider dans notre quête de sens ? Quelles valeurs et qualités peut-on ensuite développer ? Comment appréhender les notions d’ego et de non-dualité ? Nous avons eu le plaisir de recevoir Roland Yuno Rech pour en parler avec nous.
Pouvez-vous nous aider à mieux comprendre ce qu’est le zen, à le redéfinir rapidement ?
Roland Yuno Rech : Le zen est une école du bouddhisme, mais c’est surtout un art de vivre en harmonie avec la vérité intime à laquelle on accède quand on pratique la méditation zen, qu’on appelle le zazen et qui, selon nous, était la méditation du Bouddha lui-même. C’est une méditation assise, dans la posture du lotus, où on apprend à se connaître soi-même ; on apprend aussi à lâcher prise d’avec nos attachements, à en percevoir le côté illusoire et à s’en libérer, et ensuite à vivre la vie quotidienne avec cette même capacité de présence au monde, de concentration dans l’instant, tout en étant animé par les valeurs – dont nous allons parler – qui émanent de cette pratique de la méditation.
Il y a une citation qui dit « mourir sur le zafu pour mieux renaître ».
Oui, vous parlez de métanoïa, cette espèce de transformation qui se produit quand on réalise en zazen que finalement tout ce que l’on croit être est sans substance, et qu’il se produit un grand lâcher-prise. « Mourir sur le zafu », ça veut dire mourir à son ego et renaître à une manière de voir la vie beaucoup plus vaste, beaucoup moins limitée.
Alors pourquoi justement cette question du sens de la vie est-elle centrale dans le zen ?
Je crois qu’elle est centrale pour tout être humain mais dans le zen, elle est centrale parce qu’en tant qu’être humain on se questionne sur le sens de la vie à partir du moment où l’on rencontre la souffrance. Et la souffrance on la rencontre inévitablement – le Bouddha en avait fait l’expérience lui-même – parce qu’on rencontre l’impermanence, le fait que l’on doit perdre ceux que l’on aime, parce qu’on ne peut pas toujours obtenir ce que l’on désire et puis on est conscients du caractère inévitable de la mort. Même si on cherche à ne pas y penser, c’est quand même en arrière-plan : ça nous fait sentir qu’au fond tout ce que nous faisons, tout ce que nous réalisons dans la vie est relativement vain puisque voué à disparaître, à se transformer, et que l’on ne peut rien saisir, rien s’approprier, que notre vie même ne nous appartient pas, en réalité. Ça questionne, parce qu’on est attachés à une certaine idée de soi-même qui fait qu’on est un peu en conflit avec cette impermanence – d’où la question du sens.
Votre première expérience de zazen vous a vous-même bouleversé, ça a été une réponse, en quelque sorte, à cette question du sens de la vie. Pouvez-vous nous la raconter ?
Oui. J’étais parti faire un voyage autour du monde, qui n’était pas véritablement un pèlerinage mais un besoin que j’avais d’abandonner un peu tous les conditionnements que j’avais reçus, et de voir ce qu’il émergerait au contact avec le monde une fois sorti de mon milieu parisien, de mon activité professionnelle, etc. Je suis parti, vraiment, avec une quête du sens de la vie ; je ne voulais pas que le sens de la vie soit quelque chose qui vienne des autres ou d’imposé par mon éducation, la société, une sorte de conformisme. Je voulais que la vie elle-même me permette d’expérimenter un fondement, un sens, une orientation. Au bout d’un an et demi de voyage j’étais assez désespéré, je n’avais pas vraiment trouvé de réponse à cette question. Et finalement, je me suis assis en zazen au temple d’Antai-ji à Kyoto, c’était en juillet 1972, et j’étais vraiment dans un état de tension proche du désespoir, c’était très fort cette souffrance existentielle. Et au moment où je me suis assis en zazen, au bout de quelques minutes d’assise… Ahhh (il souffle), tout d’un coup, une espèce de soulagement à me dire que, finalement, il n’y a même pas besoin… qu’est-ce que je cherche un sens à la vie ? Il y a juste à être dans cette expérience que je suis en train de faire maintenant. Là, il y a eu une espèce d’apaisement total, un sentiment d’unité, de ça suffit d’être simplement là, parfaitement présent dans cette assise. Et j’ai envie de continuer à vivre à partir de ça. Ça, ça a été une évidence qui m’est apparue à ce moment-là. J’ai demandé à pouvoir continuer cette pratique, qui avait duré une heure en tout, et c’est à partir de là que je suis ensuite parti du Japon pour rencontrer maître Deshimaru et devenir son disciple.
Le Bouddha parle de deux réalités : la réalité relative et la réalité ultime : en quoi est-ce lié à cette quête du sens de la vie ?
Parce que je crois que la quête du sens de la vie se pose quand on ne voit les choses que du point de vue relatif, relationnel, c’est-à-dire quand on vit dans la dualité : on est absorbés par les phénomènes et surtout on est conditionnés par un mode de fonctionnement mental qui est le mode de fonctionnement de l’ego. Ce fonctionnement est sous l’influence prédominante du cerveau gauche, le cerveau du langage, qui donc découpe la réalité et crée les notions du moi, du vous : il y a moi, le monde, maintenant, l’avenir, ce que je fais, à quoi ça sert… Et on est donc toujours à se questionner dans un esprit vraiment dualiste. Et cet esprit dualiste nous empêche de faire une expérience plus profonde et fait qu’on n’est jamais véritablement satisfaits.
L’expérience de zazen nous fait transcender complètement ce genre de questionnements, ce genre de mentalité. On ne fait pas même zazen pour quelque chose au moment où on le fait. D’un seul coup il y a un sentiment de plénitude : ça suffit d’être simplement assis. Ça, c’est l’expérience fondatrice, fondamentale qu’on appelle dans le zen Shikantaza, « être seulement assis » quand on est assis. Ça veut dire simplement manger quand on mange, simplement travailler quand on travaille, donc retrouver cette unité avec l’ici et maintenant de notre vie.
On parle aussi de l’expérience d’hishiryo, pouvez-vous nous en dire un mot ?
Hishiryo c’est un mode de fonctionnement de la conscience. Je crois d’ailleurs que quand on s’interroge sur soi-même, sur sa vie, il faut éviter de penser en termes de substance, de quelque chose et toujours penser en termes de mode de fonctionnement. La conscience Hishiryo n’est pas quelque chose, n’est pas une substance, mais c’est une manière de fonctionner de l’esprit dans laquelle on laisse advenir les pensées, les sensations, les perceptions ; on ne s’y attache pas, on ne s’identifie à rien, on laisse passer. On a donc une conscience qui ne demeure sur rien, qui est complètement fluide et qui est tout à fait réceptive à ce qui surgit d’un instant à l’autre, donc présente à la réalité. Cette conscience hishiryo est finalement la meilleure manière d’être en harmonie avec le Dharma, avec le fait que rien ne demeure, rien n’est saisissable.
Cet état d’esprit génère aussi un certain nombre de qualités, de valeurs qui peuvent nous aider à mieux envisager notre vie et son sens. Lesquelles, par exemple ?
Oui, quand on pratique cette conscience hishiryo, on se détache forcément de l’idée d’un ego séparé. À partir du moment où on perçoit que notre vie n’est pas séparée du monde mais, au contraire, n’est faite que d’interdépendances avec tous les êtres, ça génère un état d’esprit dans lequel toutes sortes de valeurs apparaissent. Mais principalement, la valeur de l’amour pour les autres, un amour désintéressé, un esprit de bienveillance et de compassion à l’égard des êtres, parce qu’on se sent non séparé des autres. C’est l’ego qui fait qu’on a toujours l’impression que les autres risquent de nous prendre quelque chose, sont vus souvent comme des rivaux... Là, au contraire ! On est dans l’empathie, dans la participation à l’autre et par conséquent on ne va plus pouvoir blesser, ni pouvoir bien sûr tuer, ni faire du mal aux autres. Au contraire, on va faire tout ce que l’on peut à l’égard des autres, mais d’une façon naturelle. Et à partir du moment où on pratique zazen, on réalise un état intérieur dans lequel on sent qu’il ne nous manque rien : on ne peut plus ni être avide, ni bien sûr voler, ni exploiter les autres pour essayer de s’enrichir à leurs dépens, etc. Il y a là tout un tas de valeurs qui sont de l’ordre du don, du partage, qui vont apparaître ; on ne peut plus mentir non plus et la valeur fondamentale va être celle d’être authentique, d’être le plus possible soi-même.
Ce sont des valeurs universelles, ce sont les trois premiers grands préceptes.
Parmi ces valeurs il y a aussi les six paramitas à développer.
Oui, c’est principalement le don, l’expression de l’amour et du partage. Les préceptes, je viens d’en dire quelques mots, ce ne sont pas des règles qui nous empêchent de faire ce qui est mal, c’est l’expression d’un état d’esprit dans lequel on ne peut plus faire ce qui est mal, si on est à l’écoute de l’éveil que l’on réalise dans la pratique de zazen. Ensuite, il y a la patience qui est une grande pratique du lâcher-prise – rien de grand ne peut être accompli dans la vie sans patience. À l’inverse, toutes les violences qui apparaissent dans le monde, c’est souvent parce qu’on n’est pas capables de patienter par rapport à notre frustration, par rapport à la colère que fait surgir une situation. La patience est donc une des vertus fondamentales. L’énergie que l’on met, aussi : on ne vit pas à moitié, on vit pleinement, on s’engage totalement dans chaque pratique et on y met toute notre énergie, parce que chaque pratique est la chose absolue du moment présent. Et notamment toute l’énergie est employée pour pratiquer ce qui a du sens dans notre vie, c’est-à-dire la pratique de la voie avec et pour les autres. Et puis, les deux autres grandes paramitas sont la pratique de la méditation et la sagesse, qui consiste à vivre en harmonie. Ce n’est pas la sagesse intellectuelle, ou une sorte de philosophie conceptuelle — mais c’est un art d’être en harmonie, ce que nous sommes, au fond.
Finalement, cette quête du sens de la vie n’est-elle pas marquée par notre karma passé ?
Oui, on est héritiers du karma : vous savez que le karma, ce sont notamment les actions du corps, de la parole et de l’esprit qui produisent, lorsqu’elles sont accomplies consciemment, un effet en fonction de la valeur positive ou négative de ces actions. Dans le bouddhisme, on ne croit pas que nous ne naissons de rien mais que nous prenons la suite d’un karma passé. On dit « notre karma dans une vie antérieure » mais en réalité ce n’était pas exactement nous : ce n’est ni un autre, ni totalement moi, mais c’est la continuation justement d’un karma, c’est-à-dire d’un enchaînement de causes et d’effets qui font que nous sommes apparus dans cette vie suite à un karma passé. Ça conditionne donc nos conditions de naissance. Mais ensuite, la pratique de la voie consiste à se libérer de ce karma, mais peut-être pas de tout le karma parce que nous sommes des bodhisattvas. Pour le bodhisattva, le sens de sa vie c’est d’actualiser sa réalisation de l’éveil pour la partager avec tous les êtres. Parce que le bodhisattva sent que c’est ça qui peut nous rendre véritablement heureux, durablement, véritablement libres, en harmonie, et ce que nous sommes, au fond. Et donc on déborde d’une envie de partager avec les autres. L’action du bodhisattva ça va être de faire le vœu qu’aussi nombreux que soient les êtres, je fais le vœu de les aider tous à s’éveiller, à faire cette même expérience de l’éveil. Et ce n’est pas moi, en tant que bodhisattva, qui vais sauver qui que ce soit ou qui vais éveiller les autres : je vais faire en sorte de donner envie aux êtres d’entrer dans un chemin de connaissance de soi et d’éveil, et donc de libération.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°19 (Automne 2021)

Roland Yuno Rech est un disciple de maître Taisen Deshimaru, ordonné moine en 1974. Il a reçu la transmission du Dharma de maître Niwa Zenji et enseigne quotidiennement la pratique de la méditation assise au Dojo Zen de Nice tout en proposant des retraites en France, à l’étranger et au temple zen de la Gendronnière.