Traduit de l’américain par Justine Richard

Quand on me pose des questions sur le titre de mon livre, Méditations d’un condamné [1], et sur la façon dont j’arrive à obtenir une telle liberté derrière les murs de San Quentin — et pire encore, dans le couloir de la mort, et depuis toutes ces années passées ici — mon esprit fait un bond et se demande : « Ça intéresse quelqu’un de savoir à quel point je voudrais sortir de prison ? Est-ce qu’un bouddhiste pratiquant a le droit de crier au scandale face à l’injustice d’être ici ? »
Ou est-ce que le but de ma présence ici en prison — peu importe qu’elle soit légitime ou non, juste ou injuste – est précisément ce qui est au cœur des enseignements de Bouddha ? La liberté peut être trouvée dans n’importe quelle situation à laquelle je suis confronté. La vraie liberté ne dépend pas de là où je suis, mais de la pratique qui consiste à cultiver la paix dans mon cœur et dans mon esprit.
J’ai tout de même des difficultés avec la question de ce qu’est la vraie liberté. Je m’assois avec cette question dans ma vie de tous les jours. À chaque fois que j’entends l’un de mes camarades prisonniers dire qu’il ne connaîtra jamais la vraie liberté tant qu’on ne le laissera pas enfin sortir de prison, je me demande si le fait d’avoir embrassé les enseignements du Bouddha n’est pas juste un autre moyen de m’accommoder à la vie en prison. Ou alors, est-ce que choisir de ne pas attendre de sortir de prison pour faire l’expérience de la liberté peut se traduire par : « Je ne fais pas assez d’efforts pour sortir de prison » ?
Comment puis-je, en tant que bouddhiste pratiquant dans le couloir de la mort, trouver la liberté en moi sans paraître idiot aux yeux de mes codétenus ou de mon propre esprit ? Comment répondre aux questions qui s’imposent d’elles-mêmes et se déchaînent dans mon esprit : « Qu’est-ce que je suis en train de faire ? Bordel, mec... La liberté c’est pas ici, en prison. Pas dans une prison pareille, assis sur des couvertures pliées sur un maudit sol glacé et derrière cette porte massive, mon vieux ! La liberté, c’est pouvoir aller là où on a envie, quand on en a envie... à la plage... au spectacle... être à nouveau avec sa famille et ses amis... »
En prison, nous sommes seuls face aux turbulences agitées de nos esprits. Soit cette agitation devient un carburant pour le hautfourneau de la prison qui crache de l’amertume, de la haine et de la colère, soit notre esprit lévite au-dessus de notre existence en apparence maudite et, au lieu de ça, s’attarde sur le vrai sens de nos vies et sur le sens de toute vie.
Dès le moment où j’ai rencontré mon enseignant, Chagdud Rinpoché, j’ai voulu apprendre comment trouver un petit peu de paix intérieure. Je n’ai pas essayé de prononcer les mots en sanskrit que j’avais lus dans ses livres, ni essayé d’en trouver le sens, au début. Les aspects savants du bouddhisme n’étaient pas pour moi.
Ce dont je me souviens le plus, c’est l’accent que Rinpoché mettait sur la pratique. Ses mots sont devenus un écho à mes oreilles : « Pratique, pratique, et ensuite pratique encore ! » Il m’a donné la pratique et la méditation de Tara Rouge, qui est comme une porte ouverte vers l’accomplissement des états de bonheur, de paix intérieure, et de libération ultime. On s’assoit avec la nature pure de l’esprit qui choisit le vrai bonheur plutôt que la souffrance et, en même temps, on reconnaît que personne n’est libre de souffrances. C’était prendre le vœu de bodhisattva. J’ai vu comment je pouvais, avec la compassion, utiliser toutes mes imperfections humaines, mon état physique de prisonnier et même la proximité de la chambre d’exécution, comme des moyens de faire le bien des autres. Si je pouvais pratiquer dans de telles circonstances, peut-être que je pouvais donner aux autres de l’espoir quand ils se sentaient désespérés.

« Il n’y avait pas de meilleur endroit que là où j’étais pour commencer ce chemin spirituel. »
J’ai appris que la pratique bouddhiste permet de s’éveiller à l’idée que la liberté ne s’obtient pas en se précipitant pour sortir de prison. La plupart des gens ne sont pas à San Quentin, ni dans le couloir de la mort, et ils ne connaissent pas pour autant la paix intérieure ni la liberté qu’ils désirent, comme moi. J’ai commencé à reconnaître mes propres maux et douleurs, et la souffrance de tous les êtres sensibles. Il n’y avait pas de meilleur endroit que là où j’étais pour commencer ce chemin spirituel. Cela ne signifiait pas, et ne signifie toujours pas, que je n’aspirais pas à sortir de prison et à ne pas rester ici une minute de plus que j’y serais obligé. Ce que cela veut dire, c’est qu’il faut commencer là où l’on est. À partir du moment où nous commençons là où nous sommes, la vraie liberté est dans notre pratique. Quelle que soit la pratique spirituelle qui nous maintient éveillés et en contact avec la vraie nature de notre cœur et de notre esprit, c’est là que l’on peut trouver la liberté.
Souvent, mes camarades prisonniers me demandent mon avis sur ce qu’est la liberté. J’essaye de ne pas avoir l’air trop spirituel. Je dis : « La liberté, c’est rester vrai avec la personne qu’on est réelle ment. » Quand on me pousse à donner une réponse plus terre à terre, j’aime bien répéter les mots d’un morceau que j’ai entendu une fois : « Il s’agit d’libérer ton esprit et ton cul suivra. » Ce que je me dis, presque comme un mantra, c’est que la liberté naît de la pratique.
La pratique d’être, que ce soit dans le couloir de la mort à San Quentin ou allongé sous son arbre préféré dans un parc, mène à la véritable liberté. La vraie liberté, c’est cultiver des graines de paix et le temps que l’on se donne à soi-même, ce qui change non seulement qui on est mais aussi l’ensemble du monde qui nous entoure.
Pratiquer le bouddhisme, c’est comme être un athlète professionnel : on le voit rarement s’entraîner et pourtant il a passé un nombre incalculable d’heures à la salle de sport. Derrière l’apparence « naturelle » et détendue de l’athlète, il y a en fait l’engagement dans une pratique quotidienne, toute l’année.
Plus je pratique, plus j’arrive à me sentir en paix avec moi-même. Et quand je regarde Tiger Woods qui envoie habilement une balle de golf dans un trou minuscule, ou Sa Sainteté le Dalaï-Lama qui irradie de compassion lumineuse, je suis capable de voir leur pratique non dissimulée. Ce qu’ils sont devenus est la preuve vivante que si je me consacre, aussi intensément, à la paix intérieure, ma pratique portera également ses fruits. Et pourtant, rien n’est aussi simple que ça en a l’air.
Je me souviens que pendant des années, ma vision de ce que pourrait être la « liberté » correspondait aux moments où je pouvais sortir dans la cour pour faire de l’exercice. Je sentais l’odeur de l’océan, je voyais des mouettes qui planaient au-dessus de nos têtes, et je me sentais presque élargi par les pensées qui s’emparaient de moi. Je me retrouvais à souhaiter la « vraie liberté » d’être debout sur une plage, à sentir le sable entre mes orteils, et à regarder les vagues rouler sur la rive. Peu importe le nombre de fois où j’avais médité avec cette idée que « la liberté est ici, là où je suis maintenant », chaque jour où je pouvais sortir dans la cour, l’odeur de l’eau salée venait chatouiller mes narines tandis que j’arrivais dans le brouillard de l’aube, et le sentiment que je ne devrais pas être ici étouffait mon cœur. Même la marche méditative n’arrivait pas à me soulager de ce poids. Je me sentais désemparé. Je n’arrivais pas à entendre l’enseignement bouddhiste : « La liberté est là où tu es. »
– Ouais, d’accord, je marmonnais. C’est là où tu es, pas là où je suis. Donne-moi l’océan, une longue balade à regarder les vagues... pas ici, dans cette cage de promenade, à esquiver les fientes de mouettes. À ce moment-là, on aura beaucoup plus de choses en commun...
Ce dialogue avec moi-même a continué pendant plusieurs années, jusqu’à ce qu’un jour je reçoive une carte postale d’un ami. Hank était instituteur dans une des écoles les plus violentes du centre de Watts. Ses lettres décrivaient la violence insensée des fusillades et des agressions au couteau dans son école, les fois où on lui avait tiré dessus, et le désespoir qu’il ressentait. D’une certaine façon, il était comme un codétenu pour moi, mais sa prison à lui était dans la société. Nous avions beaucoup en commun.
Je l’avais encouragé à s’offrir des vacances, à changer de décor pendant quelque temps. Quand j’ai reçu sa carte postale avec un timbre d’Hawaï, un sourire est apparu sur mon visage. Mon ami me remerciait de l’avoir encouragé à prendre ces vacances. Il décrivait qu’il était allongé sur une plage ensoleillée là où, pour la première fois depuis longtemps, il arrivait enfin à se détendre, à lire un livre, et à ne pas entendre le « ratatata » des coups de feu ni les sirènes des ambulances qui débarquaient. Il terminait sa carte en me demandant si j’avais déjà lu Le Silence des agneaux de Thomas Harris, qu’il était en train de lire.
Je ne pouvais pas le croire. Je n’avais pas lu le livre mais j’avais vu le film. C’était horrible. Un incontournable de prison. Je n’arrivais pas à croire que Hank avait voyagé des milliers de kilomètres pour s’allonger sur une plage ensoleillée, pour échapper à toute cette violence, et tout cela pour lire l’histoire d’un psychopathe sans pitié. C’est alors que j’ai compris, presque comme si le Bouddha lui même me donnait une claque derrière la tête, qu’être sur une plage, n’importe quelle plage, ne me rendrait pas plus ou moins libre ; que la vraie liberté est dans la pratique de l’être. Que l’on soit sur une plage ensoleillée ou entre les murs de béton d’une prison, la vraie liberté vient de la réalisation que la véritable nature de notre esprit est comme un champ vierge. Les graines que nous plantons, que nous soignons et que nous cultivons sans relâche nous donneront un jour le sentiment d’être chez nous dans nos cœurs, peu importe là où nous sommes.
Cela a clairement été le cas pour moi. Quand on me demande comment je peux trouver la liberté derrière les murs du couloir de la mort de San Quentin, je m’interroge encore : « Ça intéresse quelqu’un de savoir à quel point je voudrais sortir de prison ? » Cela m’encourage lorsque l’on me pose cette question. C’est le signe que ma pratique m’a permis de manifester un peu de paix intérieure, de liberté. Leur question me rappelle également que la vraie liberté n’est pas plus facile à trouver à l’extérieur de ces murs de prison qu’à l’intérieur. Ce constat m’aide. Quand je médite, je sais que tous les autres, dans les sanghas du monde entier, sont assis à côté de moi.

Le visage de la colère
– Mec, Jarvis. Tu regardes les infos ? m’a demandé mon nouveau voisin depuis la cellule d’à côté, un soir.
Je me détendais en lisant un livre sur la méditation.
– J’ai la télé allumée, Omar, mais je regarde pas vraiment, j’ai répondu en jetant un œil à ma télévision. Pourquoi, qu’est-ce qu’il y a ?
– Oh, mec ! Jette un œil à la septième chaîne. Ils montrent un rassemblement du Ku Klux Klan en Louisiane. Mec, regarde un peu tous ces mecs du Klan qui hurlent et qui crient leur saloperie de suprémacisme blanc. Écoute ça : tous ces crétins ils disent que les Juifs et les Noirs détruisent ce pays. T’as entendu ce qu’ils disaient ?
– Nan, mec. Je l’ai raté. J’ai le volume tout bas. J’utilise juste la lumière pour lire. J’ai bien vu quelques visages en colère et des affiches racistes par contre.
– Ah, OK, a dit Omar. Mec, je m’excuse. Je voulais pas t’empêcher de lire.
– Hé ! c’est pas grave. Ça m’dérange pas que tu m’appelles s’il se passe un gros truc aux infos. Si tu vois un truc intéressant, hésite pas à me dire.
– D’acc, ça marche ! Je peux faire ça, a dit Omar en mettant fin à notre conversation.
À peu près dix minutes plus tard, Omar a crié :
– Hé, Jarvis ! Mec, regarde tous ces gens. Il doit y avoir un millier de personnes qui défilent à San Francisco. Tu les vois ?
– Ouah ! j’ai dit en levant les yeux pour voir une énorme manifestation sur mon écran. Qu’est-ce qu’ils ont ?
– Mec, c’est une manifestation écologiste. Ils exigent qu’on arrête de couper des arbres à des endroits et qu’on arrête de massacrer stupidement des animaux sauvages. Ils disent qu’on est en train de détruire la planète et que de plus en plus de sortes d’animaux risquent de disparaître.
– C’est vrai ? Je peux dire qu’ils sont énervés rien qu’en regardant. Tu vois cette femme qui se déchaîne dans le micro et ces manifestants qui tiennent des pancartes et qui crient et qui se font arrêter ? Hé ! ils doivent tous être assez furax pour crier comme ça et risquer d’être envoyés en prison.
Un peu plus tard, Omar a crié :
– Hé ! mate un peu ça. T’es toujours devant ? Regarde le Président et tous les membres du Congrès, ils sont là à la télé nationale, à se battre et se disputer : chacun essaye de convaincre le public que c’est la faute de l’autre si l’économie va mal.
– Ouais, je les vois. C’est à cause de ça, tout ce bazar ? Ça se voit qu’ils font du boucan à propos d’un truc. Ce sénateur-là, mec, il est presque en train de cracher. Tu sais ce qui est vraiment intéressant, Omar ?
– Non, c’est quoi ?
– Eh bien, pour la première fois, je commence à voir quelque chose — que la colère et l’amertume sur les visages des membres du Congrès et du président des États-Unis c’est les mêmes que sur les visages des écologistes et des membres du Klan. La seule différence, c’est que les membres du Klan préfèrent les treillis et les capuches, que les manifestants, ils ont la tenue pour aller en prison, et que les membres du Congrès et le Président, ils portent des costumes super chers.
– J’avais jamais vu ça comme ça, a dit Omar. Ça me met en colère de voir le Klan à la télé, ou de voir tout ce qui se passe. Mais jusqu’à maintenant, Jarvis, j’avais jamais pensé qu’on affiche tous la même expression de haine.
– Ouais, c’est pas un délire ? j’ai dit. Mais c’est un truc auquel réfléchir — apprendre à voir la souffrance de tout le monde, pas juste la frustration de ceux avec qui on est d’accord. Sinon, soyons honnêtes, tout ce qu’on a envie de faire c’est aller botter le cul de quelques mecs du Klan.
– Ah, mec... mec... mec ! a grogné Omar. Je crois pas que je serais capable de faire ça. Ça, c’est un hot dog un peu trop pimenté à mon goût.
[1] Le titre original anglais est Finding Freedom, littéralement « Trouver la liberté ».
Extrait de Méditations d’un condamné © Éditions Le Courrier du Livre, 2021
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°19 (Automne 2021)

Jarvis Jay Masters est un auteur et poète afro-américain né en 1962. Il est détenu depuis 40 ans à la prison San Quentin et a été placé dans le couloir de la mort à partir de 1990, suite à l’assassinat d’un gardien pour lequel il a été jugé complice. Il continue de faire appel pour prouver son innocence. Il a obtenu le prix littéraire PEN 1992. En 1991, il est devenu bouddhiste après avoir pris refuge avec le maître Chagdud Tulkou Rinpoché.