Les qualités du coeur
- Sagesses Bouddhistes
- 30 juil. 2024
- 9 min de lecture
Traduction : Philippe Gaillard
Est-il nécessaire d’être bouddhiste pour cultiver la générosité, la moralité, la patience, la détermination joyeuse, la concentration, le calme et le discernement ?
Jetsunma Tenzin Palmo : Toutes ces qualités sont innées, il nous suffit simplement de les encourager à se manifester. Donc, nul besoin d’être bouddhiste ou même d’appartenir à une religion quelconque pour les cultiver. Ce sont des qualités qui donnent tout leur sens à notre vie et sont extrêmement bénéfiques pour la société. Peu importe donc que nous soyons croyants ou non croyants, plus nous cultiverons ces qualités, mieux ce sera pour tous.
Ces qualités sont décrites de façon détaillée dans des enseignements bouddhistes très anciens. En quoi les paramitas bouddhistes sont-elles une version améliorée du bon sens ?
Parce que, dans les textes bouddhistes, chacune de ces qualités est élucidée très soigneusement et très clairement. Ainsi, chacun peut comprendre leur signification et se trouve encouragé à les cultiver. Mais il n’est pas nécessaire d’être bouddhiste pour lire ces textes et cultiver ces qualités.Tout le monde devrait en être capable, mais en fait très peu de gens pensent à ces qualités. Ils pensent à gagner de l’argent, à leur promotion, à toutes sortes d’objectifs et d’ambitions terre à terre, mais rarement à cultiver les qualités du cœur qui sont les seules à apporter une satisfaction et une joie authentiques.
Il peut être difficile de présenter la générosité et le don comme des qualités qui peuvent nous mener à un bonheur durable. Cela semble contre-intuitif. Comment comprendre que consacrer son temps, son énergie, son argent et ses convictions aux autres peut nous apporter un bonheur sans condition ? Comment faire une première expérience de cela et cultiver cette qualité dans notre vie ?
Je pense qu’on doit partir de là où l’on est. Prendre la décision de donner à quelqu’un d’autre du temps, de l’argent, des compétences ou autre chose et découvrir à quel point on se sent mieux. C’est très encourageant.
On dit qu’un jour le Bouddha rencontra un avare qui ne donnait jamais quoi que ce soit. Il mit une pièce de monnaie dans la main gauche de cet homme et lui dit de la faire passer dans sa main droite. Ainsi, pendant un instant, l’avare fut capable de lâcher prise et de réduire son attachement. Par la suite, en faisant juste passer cette même pièce d’une main à l’autre, l’homme apprit peu à peu l’art du détachement et la joie de donner. C’est une joie et les personnes qui donnent de leur temps, de leurs talents, de leur énergie et de leur argent constatent souvent qu’elles se sentent beaucoup mieux. Cela ne veut pas dire qu’il faille se priver soi-même, en donnant sans arrêt à l’extérieur, jusqu’à l’épuisement. Nous devons apprendre à donner à nous-même comme aux autres. Dans la respiration, l’inspiration est tout aussi importante que l’expiration.
Il y a quelque temps, j’ai rencontré une jeune femme dont le nom de famille est synonyme de richesse dans les pays occidentaux. Dès qu’elle m’a donné son nom, je lui ai demandé : « Vous appartenez à “cette” famille ? » Elle m’a répondu : « Oui », en m’expliquant que le seul avantage d’appartenir à une telle famille était de comprendre que richesse n’est pas synonyme de bonheur. Elle a ajouté que la plupart des membres de sa famille étaient alcooliques, sous l’emprise de drogues et de médicaments, ou gravement déprimés. Les seules personnes joyeuses étaient les philanthropes, qui étaient occupés à donner leurs richesses à d’autres.

Un pratiquant bouddhiste formule souvent ce souhait : « Par le mérite qui résulte de la pratique de la générosité et des autres paramitas, puissè-je réaliser l’Éveil pour le bien des êtres. » Qu’est-ce que le mérite ? Doit-on le considérer comme une récompense karmique, une médaille que l’on convoite ? Comment expliquer cette notion ?
Le mérite est synonyme de bon karma. Son principe est le suivant : si nous rencontrons beaucoup d’obstacles et de difficultés dans notre vie, la cause en est que nous n’avons pas créé assez d’élans positifs et de bonnes actions dans le passé, qui se seraient traduits par de bons résultats.
Tout est question de causes et d’effets. Si vous plantez une graine empoisonnée, elle donnera du poison, si c’est une mauvaise graine, elle donnera une mauvaise herbe. En revanche, une bonne graine donnera un bon résultat. Ce que nous essayons de faire, c’est de planter de bonnes graines et, de cette manière, les choses se passeront au mieux pour nous. Nos projets se réaliseront. Notre pratique se déroulera sans problème. Nous rencontrerons les bonnes personnes au bon moment. Nous recevrons les bonnes instructions quand il faut. Tout cela est considéré comme le résultat d’actions habiles que nous avons accomplies dans cette vie et surtout dans les vies antérieures, et qui se concrétisent aujourd’hui. Ainsi, non seulement ce qui nous arrive maintenant, mais aussi la façon dont nous réagissons – habilement ou non – à cela va déterminer notre avenir d’instant en instant.
Donc si nous voulons un avenir heureux aujourd’hui et dans les vies futures, nous devons nous efforcer de créer les causes et les conditions de notre bonheur à venir.
Même si on ne croit pas en une vie future, on peut voir que faire le bien nous apporte du bonheur et de la joie à l’intérieur. Si nos actions sont malveillantes et néfastes, si nous disons du mal des autres, nous n’avons pas de sentiment de paix et de satisfaction intérieures. Nous sommes déprimés, nous ne nous sentons pas bien. C’est le contraire si nous faisons de notre mieux pour rendre les autres heureux et essayer d’améliorer leur situation, en étant simplement bienveillants, sans nous dire : « J’accumule du bon karma, je crée du mérite », mais juste parce que nous comprenons qu’avoir un cœur pur et bienveillant apporte sa propre récompense ici et maintenant.
Dans votre expérience de retraite en ermitage pendant douze ans, où la notion du temps était différente et où vous n’aviez pas souvent de raison de vous presser, comment la patience ou l’impatience se sont-elles rappelées à vous ? Y a-t-il une qualité de l’esprit et du cœur qui est apparue de manière plus manifeste pendant toutes ces années et par la suite ?
En fait, nous avons besoin des autres pour cultiver les paramitas, notamment la patience et l’éthique.
C’est pourquoi notre vie quotidienne est extrêmement utile pour marcher sur le chemin, en particulier pour pratiquer la plupart des paramitas. Il est très facile de s’asseoir sur un coussin en se disant : « Que tous les êtres soient heureux et en bonne santé », mais à un moment on sort de chez soi et on se trouve face à face avec les êtres. C’est à ce moment-là qu’on doit relever le défi et pratiquer de manière naturelle et spontanée, en leur souhaitant le bonheur et la santé.
En général, les retraites strictes ont plutôt pour but de cultiver intérieurement des états d’esprit et de conscience, et ne s’intéressent pas particulièrement aux paramitas, à l’exception de la concentration, de la sagesse, etc. Bien sûr, si des défis se présentent, on voit comment l’esprit réagit. Par exemple, si l’on découvre soudain que le feu s’est éteint ou que les rats ont mangé toute la réserve de beurre, la question est de savoir si l’on va garder son optimisme ou bien s’énerver.
La patience se voit à la manière dont l’on réagit lorsque des événements indésirables se produisent. Va-t-on réagir par l’irritation ou la contrariété, ou bien va-t-on se dire : « Eh bien, c’est ainsi » et laisser passer sans en faire toute une histoire ? Dans la vie quotidienne, ces paramitas sont toujours avec nous. Nous n’avons même pas besoin d’y penser. Tout au long de notre journée, au fur et à mesure que les choses nous arrivent, nous voyons si nous réagissons habilement ou non, si nous intégrons vraiment ces qualités sur le chemin pour apporter la paix et le bonheur au plus grand nombre de personnes possible, y compris à nous-même.
Nous sommes emportés par des émotions perturbatrices – les klesha – dans des situations de la vie quotidienne, par exemple lorsque nous perdons les clés de la maison ou qu’un différend familial ou professionnel éclate. Dans les enseignements, la notion de drenpa – le fait de se rappeler dans l’instant ce que propose le Dharma – est cruciale. Par exemple, une pensée nous rappelle en un éclair : « Cette situation me rend furieux mais je dois me souvenir d’être patient. »
Est-ce dans les situations critiques que l’on se rappelle les paramitas, un peu comme des antidotes aux klesha ?
Si nous n’avons jamais pratiqué les paramitas dans les situations ordinaires de la vie quotidienne, il est peu probable que nous serons capables de le faire dans les circonstances critiques. Au niveau physique, c’est comme si vous deviez soudain sauter par la fenêtre et courir cinq kilomètres. Vous n’en serez pas capable si vous ne vous êtes jamais exercé auparavant. Ce qu’il faut faire, c’est cultiver chaque jour ces qualités dans des situations anodines, des situations simples.
Si vous avez perdu vos clefs, au lieu de vous énerver, asseyez-vous et réfléchissez : où avez-vous pu les laisser ? Ainsi, vous pourrez probablement les retrouver. Si vous n’y arrivez pas, ne vous laissez pas dévorer par l’inquiétude. En vous exerçant régulièrement, cela vous aidera dans des situations critiques, la perte d’un emploi par exemple.
Nous devons pratiquer. Les bouddhistes parlent toujours de pratique. Cela signifie qu’on ne peut pas se mettre à jouer un concerto de Rachmaninov si l’on n’a jamais travaillé ses gammes. Il faut partir de là où l’on est, des situations ordinaires de la vie quotidienne, et cultiver toutes les qualités du cœur. Ainsi, lorsque que nous nous retrouverons dans une situation critique, nous serons prêts à y faire face de la manière la plus sage et la plus réfléchie possible. Nous pouvons l’intégrer sur notre chemin et ne pas nous laisser submerger par les circonstances. C’est à pratiquer à chaque instant, pas seulement lorsqu’on se trouve soudain en difficulté.
Peut-on imaginer les paramitas comme des ingrédients à doser avec sagesse pour répondre le mieux possible à une situation et mettre l’esprit d’Éveil en application de la meilleure façon ?
Comme nous l’avons déjà vu, il s’agit de cultiver toutes ces qualités spontanément au cours de la journée, sans attendre une situation grave pour s’asseoir et se mettre soudain à les pratiquer alors que nous n’y avons jamais prêté attention.
Il nous faut nous exercer à ces qualités dans les situations les plus simples de la vie quotidienne. Il n’est pas nécessaire de les intellectualiser en permanence. Elles devraient être spontanées et venir du cœur, parce que ce sont pour la plupart des qualités du cœur. Elles sont liées à nos capacités émotionnelles, qui nous permettent d’être plus bienveillants, plus compatissants, plus attentionnés, etc.
Même les qualités qui ne font pas partie des paramitas, comme la compassion et la bienveillance, sont inhérentes à notre attitude envers nous-même et envers les autres.
Nous utilisons notre vie quotidienne pour en faire notre pratique. Quand allons-nous pratiquer, si ce n’est à chaque instant, particulièrement dans notre famille, notre travail, notre vie sociale ? C’est cela la pratique. Ce n’est pas quelque chose d’extérieur à notre vie, auquel il nous faudrait réfléchir. La pratique doit se manifester spontanément dans nos relations avec les autres.
En d’autres termes, la pratique n’est pas une recette. Il s’agit plutôt de cultiver ces qualités jusqu’à ce qu’elles deviennent notre seconde nature. Le fait est que la plupart d’entre elles font partie de notre nature profonde. C’est cela l’essentiel.

On dit des klesha, ces émotions négatives et perturbatrices, qu’elles sont adventices. Cela signifie qu’elles viennent de l’extérieur, qu’elles ne sont pas inhérentes à la nature de l’esprit. Nous pouvons donc nous en débarrasser. Elles sont comme des ternissures sur de l’argent. On peut les éliminer et l’argent se révèle alors dans sa véritable nature.
De même, la nature de l’esprit est naturellement amour, compassion, sagesse, toutes ces qualités. On le voit à chaque fois qu’on éprouve un sentiment spontané de bienveillance, d’amour ou de patience, lorsque l’on se retrouve soudain serein dans une situation qui nous aurait normalement contrarié. Lorsque nous acceptons, tout simplement. Cette acceptation vient d’un niveau beaucoup plus profond de notre être intérieur et nous devons lui faire confiance. Nous devons également la cultiver de plus en plus dans les situations ordinaires. Ainsi, lorsque nous serons face à des événements critiques, notre réponse sera spontanée et habile.
Les paramitas sont importantes, tout particulièrement dans les pays occidentaux, pour que les gens comprennent que l’éveil ne dépend pas uniquement de la méditation et que de nombreuses qualités du cœur sont également nécessaires sur le chemin. Ces qualités sont très importantes et ne devraient jamais être négligées ou considérées comme mineures. Elles doivent toutes être perfectionnées si nous voulons atteindre l’éveil ultime.
L’équanimité peut être comprise à tort comme de l’indifférence. Est-elle liée à une forme de contentement ou de satisfaction inconditionnelle ? Comment se cultive-t-elle ?
Pour les Tibétains, l’équanimité signifie ne pas être excessivement attaché aux personnes que l’on aime – donc ne pas les favoriser – et ne pas se montrer agressif et négatif envers les personnes que l’on n’aime pas. En d’autres termes : traiter tout le monde de la même manière : les personnes qui nous sont chères, celles qui nous sont indifférentes ou inconnues, et aussi celles que nous n’aimons pas ou qui nous posent un problème. L’équanimité, c’est reconnaître que tous les êtres humains veulent être heureux et ne veulent pas souffrir, c’est donc essayer d’avoir de la bienveillance et de la compassion envers tous les êtres, sans faire de discrimination entre ceux dont nous sommes proches et ceux dont nous sommes éloignés.

Jetsunma Tenzin Palmo, née en 1943, est une nonne de la lignée Drukpa de l’école Kagyu du bouddhisme tibétain. Elle est auteure, enseignante et fondatrice de la nonnerie Dongyu Gatsal Ling dans l’Himachal Pradesh, en Inde. Avec une détermination sans faille sur le chemin de l’Éveil, ayant vécu en retrait du monde pendant une douzaine d’années dans un ermitage à plus de 4 000 m d’altitude, Jetsunma Tenzin Palmo a ouvert ensuite une voie sans précédent pour toutes les femmes du bouddhisme tibétain et pour les nonnes himalayennes en particulier.
Âgée maintenant de plus de 80 ans, Jetsunma Tenzin Palmo a décidé d’être moins active et a cessé de donner des enseignements. Continuant de recevoir quelques disciples occidentaux, elle a accepté de répondre à nos questions sur les trésors de l’esprit et nous vous donnons ici la lecture inédite de ses réponses.