Le trésor des quatre illimitées
- Sagesses Bouddhistes
- 30 juil. 2024
- 10 min de lecture
Pour le meilleur du rapport aux autres
Photos : Olivier Adam
Je me souviens avec tendresse des matins où, enfant, je me réveillais dans une tente enfumée, au fin fond du nord de l’Inde, près de Shimla, bercé par le rythme de ces phrases que chantait ma mère, parmi d’autres prières, tandis qu’elle barattait le thé au beurre pour le petit déjeuner. Le barattage du thé tibétain dans un dongmo, un tube en bois vertical cerclé de bandes de cuivre, est réalisé grâce au mouvement de va-et-vient d’un long bâton terminé par un disque en bois. Le bruit du jaillissement produit ainsi est répétitif et apaisant. Les camps de tentes où vivaient mes parents lorsqu’ils étaient cantonniers changeaient souvent d’emplacement, mais le village des enfants où j’étais pensionnaire s’arrangeait pour que nous allions de temps à autre passer une ou deux semaines avec eux. Plus tard, une fois grand, j’ai conservé précieusement ces souvenirs de ma mère et son chant de la prière des quatre illimitées a rendu ces souvenirs d’autant plus importants.
Puissent tous les êtres obtenir le bonheur et ses causes.
Puissent tous les êtres être libres de la souffrance et de ses causes.
Puissent tous les êtres ne jamais être séparés de la joie qui est libre de toute souffrance.
Puissent tous les êtres demeurer dans l’équanimité, libres de tout préjugé d’attachement et d’aversion.
Puissent tous les êtres être libres de la souffrance et de ses causes.
Comme l’exprime la deuxième ligne de cette prière, la compassion est l’une des « quatre illimitées ». Les trois autres sont l’amour bienveillant, la joie d’empathie et l’équanimité.
Pour dire les choses simplement, ce sont les qualités que, selon la psychologie bouddhique, on ne peut jamais avoir en trop. Comme c’est le cas de la compassion, nous les possédons toutes ; elles font partie – les meilleures parties – de l’être humain. Donc, même si tous ces termes ne vous sont peut-être pas familiers, vous comprenez de quoi il s’agit : l’amour bienveillant est un amour sans condition, juste le pur souhait que quelqu’un soit heureux (notamment nous-même) : « Puissent tous les êtres obtenir le bonheur et ses causes. » La joie d’empathie, c’est être heureux du bonheur ou de la chance d’autrui et on souhaite cette joie à tous : « Puissent tous les êtres ne jamais être séparés de la joie qui est libre de toute souffrance. » L’équanimité, c’est le fait de rester calme quoi que nous réserve la vie – plaisir et douleur, choses désirées et non désirées, succès et échec, louange et blâme, gloire et déshonneur – et elle nous permet d’être en relation avec tous les êtres humains, au-delà des catégories, amis, ennemis ou étrangers. L’équanimité délivre des forces habituelles de l’attente et de l’appréhension qui nous rendent si vulnérables à la surexcitation et à la déception.
Les quatre illimitées
Les quatre illimitées sont la réponse à toutes les situations qui relèvent du contact social et du rapport aux autres. Elles doivent être cultivées car elles élèvent spirituellement l’humain vers des hauteurs divines où la dualité s’estompe entre les êtres sensibles.
Il s’agit à chaque fois de répandre une pensée de bienveillance, de compassion, de joie ou d’équanimité dans la conscience que nous avons du monde. Changer notre regard sur les êtres en adoptant une disposition plus ouverte et plus favorable. Cette pratique des Quatre Incommensurables selon le Bouddha implique que l’on dépasse les cadres limités de sa petite subjectivité. Par exemple, on aime ses parents, ses amis, son chien et son poisson rouge. Ce que nous demande le Bouddha, c’est de dépasser cela pour cultiver un esprit qui contemple l’infini et l’illimité en s’imprégnant de cette bienveillance, de cette compassion, de cette joie et de cette équanimité à l’égard des inconnus, des gens qu’on ne regarde même pas ou même d’animaux insignifiants. Cela s’étend aussi à nos ennemis et à ceux qui nous font du mal. Cela s’étend aux êtres sensibles proches de nous qui apparaissent dans notre vie, mais aussi à ceux qui sont lointains et que l’on ne verra peut-être jamais (dans cette vie-ci du moins). C’est donc à un amour du prochain que le Bouddha nous invite, mais aussi à un amour du lointain ! D’un cadre limité, on étend progressivement ces sentiments d’amour et de bienveillance à l’univers entier. Cela demande un long entraînement de l’esprit.
Alors qu’assis sous un arbre le Bouddha parvenait à l’éveil, il fit le geste éloquent, un mudra, de toucher le sol de sa main pour montrer que quelles que soient les tempêtes qui pouvaient se déchaîner autour de lui, quelles que soient les provocations qui pouvaient bien l’assaillir, il ne bougerait pas de cette place. C’est l’image même de l’équanimité. « Puissent tous les êtres demeurer dans l’équanimité, libres de tout préjugé d’attachement et d’aversion. »
Chacune de ces qualités, également connues comme étant les quatre « demeures sublimes », a son opposé ou « ennemi lointain » qui est assez évident. Pour la compassion, il s’agit de la cruauté. Pour l’amour bienveillant, la malveillance ou l’intention nuisible. Pour la joie d’empathie, l’envie ou la jalousie. (Pis encore, l’envie ou la jalousie peuvent nous amener à nous réjouir des malheurs de quelqu’un que nous n’aimons pas. Je me rappelle à quel point je me sentis en conflit avec moi-même quand, en 1976, les communautés de réfugiés tibétains en Inde fêtèrent avec beaucoup d’enthousiasme la nouvelle de la mort du président Mao. S’il y eut un responsable de la souffrance du peuple tibétain – l’annexion du Tibet, la répression de sa population, la destruction de sa culture et de son écologie –, dont le tragique héritage n’est toujours pas réglé, c’est bien le Grand Timonier de la Chine communiste. Adolescent plein d’énergie, j’aurais sans doute aimé me joindre aux festivités, mais ma formation monastique me fit changer d’avis. Je profitai toutefois du congé que nous eûmes, interrompant notre routine quotidienne d’études et de travaux au monastère.)L’équanimité a quelques opposés : l’avidité, l’aversion et les préjugés, qui tous ensemble créent énormément d’agitation dans notre esprit et sapent son équilibre.
Moins évidents sont les « ennemis proches », ou états mentaux qui ressemblent suffisamment aux illimitées pour qu’on puisse facilement les confondre, mais qui eux aussi causent tout autant de souffrance inutile. Quand nous cultivons les bonnes qualités, nous devons donc prendre garde à ces imposteurs. L’ennemi proche de l’amour bienveillant est l’affection ou l’attachement égoïste, comme lorsque nous aimons quelqu’un pour ce qu’il peut, à notre avis, nous donner. L’ennemi proche de la joie d’empathie est la joie frivole, qui cherche à s’accrocher à des expériences plaisantes mais vaines. L’ennemi proche de l’équanimité est l’indifférence ou l’apathie – la différence essentielle étant que l’équanimité correspond à un engagement : nous ne cessons pas d’être attentionnés, mais nous restons calmes.
L’ennemi proche de la compassion est la pitié. Contrairement à la vraie compassion, la pitié implique un sentiment de supériorité. Aussi, à l’inverse de la compassion qui nous relie à l’objet de notre sollicitude parce que nous nous y identifions, la pitié nous distancie de l’autre personne. La compassion inclut le respect : nous honorons la dignité de l’autre en tant que compagnon humain. Notre sollicitude, si elle est le fruit d’une compassion authentique, est fondée sur la reconnaissance du fait que, tout comme moi, cette personne souhaite être libre de la souffrance.
Dans les méditations traditionnelles bouddhiques portant sur l’amour bienveillant et la compassion, qui vont souvent de pair, nous commençons généralement par nous relier avec compassion à notre propre expérience, en particulier celle de la souffrance, et à notre aspiration naturelle au bonheur. Ensuite, en nous focalisant sur un être cher, nous lui souhaitons consciemment la joie, le bonheur et la paix, en récitant en silence des phrases telles que : « Puisses-tu être heureux ; puisses-tu trouver la paix et la joie. » Partant de là, en un cercle toujours plus large, nous souhaitons la joie, le bonheur et la paix à une personne neutre, puis à une personne difficile et, pour finir, nous progressons vers le cercle le plus large, souhaitant joie, bonheur et paix à tous les êtres. Dans la méditation sur l’amour bienveillant, nous souhaitons aux autres le bonheur ; dans la méditation sur la compassion, nous souhaitons aux autres d’être libres de toute souffrance. Ensuite, pour contrer notre tendance à nous sentir envieux ou mal à l’aise face au sort heureux d’autrui, nous cultivons la joie d’empathie. Enfin, pour dépasser nos penchants ancrés dans l’attachement et l’hostilité (« j’aime ceci, je n’aime pas cela, j’aime bien Untel, je n’aime pas Unetelle »), nous cultivons l’équanimité.
La tradition tibétaine reconnaît la compassion comme étant à la fois le plus haut idéal spirituel et la plus haute expression de notre humanité. Même le mot tibétain pour la compassion, nyingjé, qui signifie littéralement « le roi du cœur », exprime cette primauté. C’est cette tradition tibétaine de méditation sur la compassion qui m’a servi à Stanford de principale ressource pour développer aussi bien la structure de base que les méditations spécifiques du programme CCT, pour apprendre à cultiver la compassion.
L’établissement d’une intention consciente
Dans ce programme, nous commençons chaque session par une pratique appelée « établir votre intention ». C’est un exercice de contemplation, adapté d’une méditation traditionnelle tibétaine, une sorte de contrôle préliminaire au cours duquel nous nous relions à nos aspirations les plus profondes pour qu’elles puissent imprégner nos intentions et nos motivations. Ainsi reliés, nous composons un ensemble de pensées qui forment l’arrière-plan à partir duquel nos pensées et émotions ultérieures émergent.
En anglais courant, nous employons souvent les deux termes intention et motivation de façon interchangeable, comme s’ils signifiaient la même chose, mais il y a entre eux une différence importante : le caractère délibéré. Notre motivation pour faire quelque chose désigne la ou les raisons qui sous-tendent notre comportement ; c’est la source de notre désir et l’impulsion à agir. Nous pouvons être plus ou moins conscients de nos motivations, que les psychologues définissent comme le processus qui « déclenche, soutient et régule le comportement animal et humain ». Pour dire les choses simplement, la motivation est ce qui nous met en mouvement. Pour certains, ce peut être la célébrité, pour d’autres l’argent, l’excitation ou le frisson, le plaisir sexuel, la reconnaissance, la loyauté, le service, le sentiment d’appartenance, la sécurité, la justice, etc. La force de la motivation se développe dans un cycle de renforcement mutuel entre le désir et sa satisfaction : quand une chose que nous accomplissons s’avère gratifiante, nous voulons la refaire ; en la faisant à nouveau, nous sommes récompensés une nouvelle fois et désirons encore plus recommencer...
De son côté, l’intention est toujours délibérée ; c’est l’expression d’un but conscient. L’intention est nécessairement consciente, alors que la motivation, comme le souligne Freud, n’a pas besoin d’être consciente, même pour la personne elle-même. Nous avons besoin d’intentions pour une vision à long terme. Nous établissons et réaffirmons nos meilleures intentions pour rester enclins à suivre les directions dans lesquelles nous voulons vraiment aller. Mais nous avons besoin de motivations qui nous fassent continuer à avancer sur le long terme. Si notre intention est de courir le marathon, il y aura des moments où, quand le réveil sonne le matin pour nos quinze kilomètres d’entraînement avant d’aller travailler, ou au milieu de la course, nous allons nous demander très raisonnablement : « Pourquoi est-ce que je fais cela ? » Nous avons alors besoin de bonnes réponses inspirées pour dépasser ces caps. Qu’elle soit consciente ou non, la motivation est le « pourquoi », l’étincelle qui se trouve derrière l’intention.
Vous pouvez faire cet exercice d’établissement de l’intention chez vous, dès que vous vous réveillez le matin, si cela vous est possible. Ou bien dans le bus ou le métro pendant votre trajet quotidien. Si vous travaillez dans un bureau, vous pouvez aussi le faire assis à votre poste de travail, avant de commencer votre journée. Vous avez simplement besoin de deux à cinq minutes sans être interrompu. La tradition tibétaine recommande d’établir notre intention et de vérifier nos motivations de cette manière, au début de la journée, au début d’une méditation assise, et avant toute activité importante. Notre intention donne le ton de tout ce que nous sommes sur le point de faire. Comme la musique, l’intention peut influencer notre humeur, nos pensées et nos sentiments – en établissant une intention le matin, nous donnons le ton de la journée.
EXERCICE :
ÉTABLIR UNE INTENTION
Tout d’abord, adoptez une posture assise confortable. Si vous le pouvez, asseyez-vous sur un coussin posé à même le sol, ou sur une chaise avec la plante des pieds bien posée au sol, ce qui vous donne le sentiment d’un bon ancrage. Si vous préférez, vous pouvez également vous allonger sur le dos, idéalement sur une surface pas trop molle. Une fois que vous avez trouvé votre position, détendez votre corps autant que vous le pouvez ; faites quelques étirements si cela est nécessaire, en particulier au niveau des épaules et du dos.
Ensuite, les yeux clos si cela vous aide à vous centrer, prenez de trois à cinq profondes respirations diaphragmatiques ou abdominales, en attirant à chaque inspiration le souffle vers le bas, jusque dans le ventre, et en remplissant ensuite le torse du bas vers le haut comme si vous remplissiez un vase d’eau. Ensuite, avec une longue et lente expiration, expulsez tout l’air à partir du torse. Si cela vous aide, vous pouvez expirer par la bouche. Inspirez... et expirez...
Une fois que vous vous sentez bien enraciné, observez soigneusement les questions suivantes : « Qu’est-ce qui, pour moi, a profondément de la valeur ? Qu’est-ce que je souhaite du fond du cœur à moi-même, aux êtres que j’aime et au monde ? »
Laissez ces questions faire leur chemin dans votre esprit et voyez si des réponses vous viennent. Si aucune réponse spécifique n’apparaît, pas d’inquiétude ; gardez simplement à l’esprit ces questions ouvertes. Il vous faudra peut-être un peu de temps pour vous habituer à cela puisqu’en Occident, quand nous nous posons des questions, nous nous attendons en général à y répondre. Comptez sur le fait que les questions elles-mêmes font leur effet, même – ou en particulier – lorsque nous n’avons pas de réponses toutes prêtes. Si des réponses vous viennent, reconnaissez-les au moment où elles apparaissent et restez présent à toute pensée et tout sentiment qu’elles peuvent porter.
Pour finir, développez en tant qu’intention conscience, pour la journée par exemple, un ensemble spécifique de pensées telles que : « Aujourd’hui puissé-je être plus pleinement conscient de mon corps, de mon esprit et de ma parole, dans mon interaction avec les autres.
Puissé-je, du mieux que je peux, éviter de faire délibérément du mal à autrui. Puissé-je être en relation avec moi-même, les autres et les événements qui se produisent autour de moi avec bonté, compréhension et moins de jugement. Puissé-je employer ma journée d’une façon qui soit en accord avec mes plus profondes valeurs. » Établissez ainsi le ton de la journée.
Cet extrait est tiré du livre « N’ayons plus peur » de Thupten Jinpa Langri © 2015 par Thupten Jinpa Langri, publié avec l’aimable collaboration de Penguin Random House LLC et La Nouvelle Agence, Paris. Traduction de l’américain : Dominique Thomas © 2016 – Belfond

Geshe Thupten Jinpa, aussi appelé Thupten Jinpa Langri, est un érudit et l’un des principaux traducteurs anglais du Dalaï-Lamadepuis 1985. Ancien moine de la tradition Guélougpa, il a traduit et édité plus de dix livres du Dalaï-Lama. Il a rejoint la vie laïque et vit à Montréal avec son épouse et ses deux filles. Jinpa est l’auteur principal de CCT (Compassion Cultivation Training), un programme formel de huit semaines, développé à l’université de Stanford. Il a écrit de nombreux livres et articles.