Le trésor de la sagesse
- Sagesses Bouddhistes
- 30 juil. 2024
- 10 min de lecture
La sixième paramita
Traduction Sylvie Gauthier
Extrait de « The Six Paramitas », Bodhicharya Publication © 2021
Prajna
Jna signifie « connaissance », « savoir », et pra est un préfixe qui exprime l’abondance ou la totalité. Prajna est la « connaissance totale », la « complète compréhension de la nature de toutes choses ».
Du point de vue bouddhiste, la sagesse prajna est très importante, car la principale cause de notre souffrance est la confusion. L’ignorance et la confusion sont présentes en nous parce que nous ne savons pas qui nous sommes, comment fonctionnent les phénomènes. Le samsara procède de cette illusion. C’est la raison pour laquelle les problèmes, les souffrances et la douleur apparaissent en nous. Si nous développons la sagesse, si nous pouvons expérimenter notre propre nature et celle de tous les phénomènes, il n’y a plus de samsara. La sagesse est donc primordiale. On dit même que la pratique de toutes les autres paramitas a pour unique but l’expérience de la sagesse. Toutes les paramitas mènent à la sagesse, et la sagesse peut aussi nous aider à perfectionner toutes les paramitas. C’est là le sens de prajna.
Prajna inclut toutes sortes de sagesses, même les petites sagesses comme la capacité à discerner le bien du mal. Avoir l’esprit lucide, voir clairement les situations, est une autre forme de sagesse. La connaissance et la sagesse sont deux notions légèrement différentes. La connaissance, c’est posséder de l’information à propos de différentes choses, alors que la sagesse, c’est faire preuve de discernement.
On trouve dans les jâtaka un récit qui se déroule à l’époque où le Bodhisattva était à la tête d’une caravane de marchands, qui parcouraient de longues distances avec leurs chariots à bœufs pour vendre leurs marchandises. L’histoire raconte qu’ils devaient traverser un désert où vivait un démon qui utilisait la magie pour attirer et tuer les voyageurs. En fait, il y avait deux groupes, et comme ils ne pouvaient se déplacer tous ensemble, ils se concertèrent pour décider quel groupe partirait en premier. Le chef de l’autre groupe se dit : « Si nous passons en premier, nous arriverons plus vite aux pâturages et le bétail pourra se nourrir. De plus, je pourrai fixer les prix. Si j’arrive deuxième, la demande sera moins forte. » Il déclara donc que son groupe partirait en premier.
« Très bien », répondit le Bodhisattva, qui voyait plusieurs avantages à partir en second. Le premier groupe prit donc la route du désert, ayant fait provision de grandes quantités d’eau.
Arrivés au milieu du désert, les marchands virent apparaître devant eux un groupe de personnes portant des fruits et des fleurs fraîches. Leurs vêtements étaient trempés. « Pourquoi transportez-vous toute cette eau, alors qu’il y a une source tout près d’ici? », demandèrent-ils aux marchands. « Regardez comme nos vêtements sont mouillés. Voyez toutes ces fleurs que nous avons cueillies. Pourquoi continuer ainsi ? Si vous vous débarrassez de ce poids encombrant, vous irez beaucoup plus vite. »
Le chef du groupe se dit : « Cela est vrai. Pourquoi transporter une telle charge ? Il y a sûrement une source d’eau, puisque ces gens sont trempés et qu’ils ont les bras chargés de fleurs fraîches. » Les marchands vidèrent donc toutes les outres d’eau. Mais ils ne rencontrèrent aucune source sur leur chemin et, après deux ou trois jours, ils durent s’arrêter, à bout de forces. Les démons se jetèrent alors sur eux et les massacrèrent.
Le groupe du Bodhisattva arriva à son tour au milieu du désert et les démons lui apparurent, trempés et les bras chargés de fleurs. « Pourquoi transportez-vous toute cette eau ? C’est inutile, il y a une source tout près d’ici. » Les marchands répondirent : « C’est vrai, jetons nos réserves d’eau, nous irons plus vite. »
Mais le Bodhisattva leur demanda : « Voyez-vous des nuages dans le ciel ? »
« Non, répondirent-ils, nous n’en voyons aucun. »
« Voyez-vous des forêts ? »
« Non, nous ne voyons pas de forêt. »
« Voyez-vous de l’herbe et de la végétation aussi loin que vos yeux peuvent voir ? »
« Non, nous ne voyons rien de la sorte. »
« Alors comment expliquer que ces gens soient trempés et chargés de fleurs fraîches ? »
« Nous ne comprenons pas. »
« Ce n’est pas normal », dit le Bodhisattva.
« Il y a sans doute un démon à l’œuvre. Mieux vaut conserver nos réserves d’eau. »
C’est ce qu’ils firent, et ils poursuivirent leur chemin. Rapidement, ils découvrirent les corps des marchands qui les avaient précédés, leurs chariots et tout le reste à l’abandon.
La sagesse peut aussi prendre cette forme-là. Mais la sixième paramita parle d’une sagesse qui ne se limite pas à une simple distinction du bien et du mal.
Selon le bouddhisme, nous avons tous en nous les graines de sagesse et de compassion, car telle est notre nature, notre conscience. C’est pourquoi il est dit que chacun a la nature de bouddha. Cette sagesse et cette compassion innées peuvent être éveillées, cultivées et développées sans fin. Une personne qui éveille complètement sagesse et compassion et les développe à l’infini est appelée bouddha.
La nature de bouddha n’est autre que l’éveil complet de nos qualités naturelles et véritables.
Comment faire pour les éveiller? Traditionnellement, on apprend à cultiver la sagesse par l’écoute, l’introspection et la méditation. Ce sont les trois voies du développement de la sagesse.
Écouter, c’est s’efforcer d’étudier et de comprendre la vie des grands éveillés, tels que les bouddhas. Il n’y a pas qu’un seul Bouddha ; tous les éveillés sont des bouddhas. Dans ce contexte, écouter signifie écouter complètement, en ouvrant grand notre esprit et en nous efforçant d’absorber toutes les paroles de ces sages, sans juger, sans argumenter, sans émettre d’opinion. Parfois, lorsqu’on commence à écouter, avant même que la personne ait terminé sa phrase, nous avons déjà formulé notre réponse. Nous nous mettons à critiquer ou à juger avant d’avoir bien compris le message. Souvent, lorsque je donne des conférences, les gens me disent : « Je suis si heureux, vous avez dit exactement ce que je pense, merci. » Nous voulons la confirmation de ce que nous pensons savoir. J’ai parfois l’impression que nous avons une boîte dans la tête, dans laquelle nous mettons tout ce que nous entendons ou lisons. Si ça s’emboîte avec le reste, nous sommes contents, mais sinon, nous jugeons ou nous réinterprétons. « En fait, ce n’est pas cela qu’il voulait dire. » Nous recadrons, nous apportons de légères modifications, ou nous jetons le contenu à la poubelle. « Ça me dépasse, je ne comprends rien. » Écouter de cette façon ne sert à rien, car nous n’apprenons rien de nouveau. Nous ne faisons que confirmer nos propres pensées, nos propres points de vue.
Après avoir écouté attentivement, nous devons examiner le message sous tous ses angles. Il ne s’agit pas de l’accepter sans discrimination, simplement parce que quelqu’un l’a dit, sans chercher à comprendre, sans se donner la possibilité de développer notre sagesse. La simple croyance ne mènera pas à une complète compréhension. Dès que quelqu’un se mettra à douter, cela éveillera un doute en nous et nous ne saurons pas comment y réagir. Nous ne comprenons pas, alors nous doutons. Et même si nous ne doutons pas, nous devons quand même nous poser des questions, car si nous tournons les propos dans tous les sens, nous saurons que c’est ainsi et pas autrement. Réfléchir est très important. Vous pouvez poser des questions, exprimer un doute, adopter différents points de vue, discuter. C’est la réflexion, le questionnement.
Et même si vous voyez clairement que, quel que soit le point de vue, c’est ainsi et pas autrement, cela demeure une compréhension conceptuelle. Cela peut convenir à notre façon de penser, mais pas à notre façon de réagir. Si le questionnement ne débouche pas sur l’expérience, nous ne sommes pas transformés. Pour vivre la transformation, méditer est nécessaire.
Méditer, faire l’expérience de ce que nous avons compris, c’est vipashyana. Aller de la tête au cœur ; en d’autres mots, ne pas rester au niveau de la compréhension. C’est parfois difficile, parce que lorsque la compréhension devient expérience, nous y réagissons : c’est la pratique. Nous méditons sur la nature des phénomènes. Lorsque la compréhension devient expérience, nous accédons à la sagesse ultime.
Ce qui nous amène aux notions d’impermanence, d’interdépendance et de vacuité.
L’impermanence signifie que tout change.
Tout ce qui existe, tout ce qui est composé, tout ce qui se produit, tout ce qui est semé, construit ou créé, change. Rien de ce qui existe n’est à l’abri du changement. C’est la nature des phénomènes. Comment changent les choses? Elles ne changent pas une fois l’an, à une date anniversaire, ni une fois par mois, une fois par jour, ou une fois par heure. On ne peut pas dire à quel moment le changement a lieu. Peut-être devrions-nous plutôt demander : quand est-ce que les choses ne changent pas?
À strictement parler, il n’y a pas un moment où les choses ne changent pas. Elles changent d’instant en instant. Lorsque nous regardons une ampoule allumée, nous avons l’impression que la lumière est présente en continu, mais en fait, elle clignote si rapidement qu’on ne voit pas le changement. Tout change si vite qu’il n’y a pas un instant où les choses ne sont pas en train de changer. Je m’imagine que je suis la même personne depuis ma naissance, mais je change tout le temps. Tous les sept ans, nos cellules se régénèrent ; pas une seule cellule qui me constituait à ma naissance n’est encore là. Cela est encore plus vrai pour l’esprit : ma pensée d’il y a un instant a déjà changé. Les pensée, les émotions, les humeurs changent. Tout change. Pourquoi ? Parce que rien n’existe séparé du reste. Mon existence n’est pas distincte. Je suis constitué d’une quantité énorme de parties qui forment ce que j’appelle « moi ».
Tout est soit une « production conditionnée », soit une « désignation conditionnée ». La production conditionnée signifie que rien n’existe de façon séparée. Tout existe sur la base de composantes, de causes et d’éléments différents, qui dépendent à leur tour d’autres causes, conditions et éléments, et ainsi de suite. Plus nous creusons, plus nous voyons que c’est comme si tout était constitué de rien. Voilà le sens de « production conditionnée ». Il n’y a pas une chose unique avec une existence réelle qui serait le fondement de toute chose. Parce que s’il existait une chose totalement indépendante, elle ne pourrait être affectée par autre chose et ne pourrait affecter autre chose. Elle ne pourrait pas changer.
Si cela était le cas, cette chose indépendante ne pourrait rien créer. Tout est donc interdépendant, parce que tout est une production ou une désignation conditionnée. Nous disons : ceci est comme ceci et pas comme cela. Ceci est une forêt. Mais où est la forêt ? On ne peut pas trouver de forêt dans la forêt ; on ne peut qu’y trouver des arbres. Mais si on regarde un arbre, on voit des branches, de l’écorce, du bois… Où est l’arbre ? On ne peut pas trouver un arbre dans un arbre, une forêt dans une forêt.
Je pense que j’existe en tant qu’entité distincte. Peut-être que ma peau est ma frontière, et que tout le reste est autre. Mais si j’étais séparé de l’air qui m’entoure, je survivrais à peine trois minutes. Absolument rien n’existe de façon séparée, car tout est complètement dépendant et interdépendant. C’est pourquoi nous disons que la nature de toute chose est vacuité.
On peut avoir l’impression que tout est magie, mirage. Pas un rêve, mais comme un rêve. Lorsque je rêve, je vois tout. Des choses se produisent. Je peux partir à l’aventure, me sentir bien, me sentir mal, souffrir, être heureux, joyeux. Je peux interagir avec les êtres et les choses. Mais lorsque je me réveille, où est passé tout cela? D’où est-ce venu? Il n’y a nulle part d’où cela aurait pu venir, nulle part où cela est reparti. Était-ce vraiment là? Oui, cela a fait partie de mon expérience. Mais comment est-ce possible? Dans le bouddhisme, il est question du non-né. On ne peut pas dire que cela se soit produit, mais l’expérience a bien eu lieu, dans la nature non née. Il n’y a pas de pierre angulaire à la base de cette expérience du rêve. En quelque sorte, tout est un peu comme cela. Tout ce qui est visible, l’univers entier, relève de l’interdépendance. Si vous regardez bien, c’est un peu comme si tout émergeait de rien. Il y a apparence, mais tout est vacuité.
Si tout est comme cela, de quoi avons-nous peur ? Pourquoi nous attachons-nous tant aux choses ? Pourquoi créons-nous tant de souffrance et de problèmes inutiles ? Par habitude, nous pataugeons dans le samsara, craignant les mauvaises expériences, rêvant de bonnes expériences. Nous avons l’impression d’exister de façon séparée, entourés de gens qui existent aussi de façon séparée.
Plus nous comprenons le fonctionnement des phénomènes, moins il est nécessaire de réagir comme nous avons l’habitude de le faire, attirés par les choses, fuyant les choses, dans un mouvement d’attachement et d’aversion, avec nos peurs, nos désirs et nos dépendances. Si nous comprenons clairement cela, nous sommes libérés des liens du samsara et de l’ignorance. Lorsque je me vois réellement, je comprends que je suis interdépendant, que je suis ma propre conscience.
De quoi est constituée ma conscience? Si j’essaie de l’attraper, je verrai que c’est impossible, mais pourtant, elle existe. Elle existe, mais il n’y a rien, aucune chose. Cette conscience ne peut donc pas être détruite, puisqu’il n’y a rien. C’est pourquoi elle peut persister. Méditer, c’est comprendre cela profondément et permettre à l’esprit de vivre cette expérience.
Lorsque l’esprit est calme et clair, dans le recueillement de shamatha, notre compréhension devient de plus en plus limpide, de plus en plus expérientielle. Vipashyana peut ensuite complètement transformer notre expérience, notre vision des choses. Nous savons ce qui se passe, nous pouvons réagir avec lucidité, sagesse et discernement. Nous savons que la souffrance est superflue. Nous voyons les gens aux prises avec leurs problèmes, nous savons que nous devrions les aider à s’en libérer, mais nous savons aussi qu’en réalité, il n’y a rien.
C’est comme si vous étiez couché à côté de quelqu’un plongé dans un cauchemar. Vous savez que cette personne vit quelque chose d’horrible, mais vous savez aussi que tout cela n’est qu’illusion. Vous voulez la réveiller pour faire cesser le cauchemar, que vous savez n’être pas réel. Plus vous développez cette sagesse, plus vous développez la compassion.
Cette compassion n’est pas dirigée vers votre propre souffrance, mais vers celle, malavisée, mal comprise et inexistante, des autres. Elle n’a donc pas besoin d’engendrer un sentiment désagréable ou douloureux. C’est cela qu’il faut comprendre.
La sagesse n’est pas quelque chose d’intellectuel. Il est difficile d’exprimer, d’expliquer la vraie nature des choses.
Le propos n’est pas que les choses sont en même temps vraies et fausses ; la vraie sagesse est au-delà des concepts. Mais « au-delà des concepts » ne veut pas dire au-delà de l’expérience. On dit parfois que la différence entre samsara et nirvana, c’est notre compréhension erronée ; nous ne voyons pas, ne comprenons pas clairement. À partir du moment où nous comprenons, c’est la sagesse, l’éveil. Ne pas comprendre, c’est l’illusion, le samsara, les problèmes. La sagesse ne consiste pas à obtenir quelque chose qui nous manquait, mais simplement à découvrir ce que c’est, ce que nous sommes, comment nous sommes. Techniquement, c’est très facile, mais c’est un peu plus difficile d’en faire l’expérience.

Ringu Tulku Rinpoché est un maître bouddhiste tibétain de l’ordre Kagyu. Il a été reconnu à l’âge de cinq ans comme un maître réincarné (tulkou) et a reçu les enseignements et les instructions de nombreux grands maîtres tels que Sa Sainteté le 16e Gyalwa Karmapa et Sa Sainteté Dilgo Khyentsé Rinpoché. Depuis 1990, il voyage et enseigne le bouddhisme et la méditation dans plus de 50 universités, instituts et centres bouddhistes en Europe, aux États-Unis, au Canada, en Australie et en Asie. Il est l’auteur de plusieurs livres.