Dans la confusion des afflictions
Par Trinlay Rinpoché
Propos recueillis par Philippe Judenne
Jusqu’où peut-on aider autrui ? Où commence l’action ? Quelles sont les racines de la motivation ? La fin justifie-t-elle les moyens ? La pratique bouddhiste est-elle en retrait ou indifférente au monde ? Pourquoi le découragement devant l’ampleur d’une tâche ? Trinlay Rinpoché livre ici un enseignement précieux en réponse à bien des questions.

Le bouddhisme est-il compatible avec l’action, au sens de l’activisme ?
Trinlay Rinpoché : Parfois on reproche à la pratique bouddhiste d’être beaucoup plus intériorisée, moins engagée socialement et dans le monde que d’autres traditions spirituelles. Est-ce vraiment le cas ? À mon avis, ce sont des critiques un peu superficielles dans la mesure où le bouddhisme a fait, et continue de faire beaucoup de choses socialement. Fondamentalement le bouddhisme n’a pas pour vocation d’être sur tous les fronts, toutes les causes, etc. – d’autant plus qu’il me semble que beaucoup de causes que les gens défendent ne sont pas nécessairement de bonnes causes.
Tout d’abord, quelle est la nature d’une action ? Généralement, nous pensons qu’une action est beaucoup plus liée à des choses extérieures qu’à une attitude intérieure, comme étant une action, en général. Le bouddhisme a une conception tout à fait originale de la notion d’action : « penser », c’est déjà « agir » dans le bouddhisme. L’acte est la volition. L’acte qui a une conséquence pour soi et pour les autres est l’acte volitionnel. Cet acte s’étend ensuite à notre parole, à notre conduite physique, à notre manière d’interagir avec le monde. L’action se fait au niveau de l’esprit, de la parole et du corps. Les trois ne sont pas séparables. Cette question sur l’engagement bouddhiste vient se centrer uniquement sur la partie « visible » des actions. « Ah, les bouddhistes ne font pas assez »… Peut-être que certains n’ont pas les moyens de le faire, ou pas l’organisation pour le faire, n’étant pas historiquement dans la position de le faire. Est-ce à dire pour autant qu’ils sont indifférents et qu’ils ne soutiennent pas des actions qui sont réellement bénéfiques ? Non !
L’action se fait au niveau de l’esprit, de la parole et du corps. Les trois ne sont pas séparables.
Qu’est-ce que la bonne action, l’action qui est bénéfique ?
Beaucoup d’actions supposément bonnes sont entreprises à travers le monde, parfois de façon criminelle. À chaque fois, tout le monde est convaincu d’agir pour une bonne raison – même les dictateurs, il suffit de les entendre parler. Les nazis aussi pensaient faire le bien du monde. Les gens qui infligent beaucoup de souffrance aux autres mettent toujours en avant des justifications. Du point de vue de l’enseignement du bouddhisme, la clé est de comprendre – et c’est la grande découverte que le Bouddha a révélée et qui a été transmise jusqu’à notre époque : quelle est la source, quelle est l’origine du mal-être ? Si on entreprend une action prétendument bénéfique mais qui cultive, en réalité, les causes du mal-être, nous obtiendrons forcément du mal-être. C’est dans la nature de l’acte. C’est un principe causal. Si on plante des graines de pommes de terre, on récolte des pommes de terre. On ne peut pas prétendre récolter des tomates ou autre chose. Un acte volitionnel, une pensée et les actes verbaux et physiques qui en découlent sont négatifs dès lors qu’ils sont suscités par la haine, par l’aversion, par le désir, par l’attachement et les afflictions[1]. Pourquoi ? Parce qu’ils seront la cause de mal-être et de souffrances.
L’importance de l’éthique
En pratique, le bouddhisme accorde une très grande importance à comprendre effectivement, dans la réalité causale, le lien entre notre action et son devenir pour soi et les autres. Qu’est-ce qui est source de mal-être ? Qu’est-ce qui est source de bien-être ? L’éthique en ce sens-là – et il ne faut pas confondre avec la morale qui relève des mœurs, de la coutume ou des traditions à l’intérieur d’une société –, c’est distinguer la réalité causale : un acte est négatif dès lors qu’il est suscité par des afflictions. Et les afflictions sont par nature négatives. Personne n’est heureux quand il/elle est en colère ou dans la rancune, la jalousie, l’avidité. C’est une douleur pour celui qui l’éprouve. Tous ce que l’on fait comme action au départ des afflictions, c’est d’infliger aux autres d’autres douleurs, et par ricochet au monde et à la société en général. C’est profondément négatif, quelle que soit la justification avancée.
Certains utilisent une construction rationnelle, un raisonnement complexe pour justifier une action. Mais il s’agit d’un raisonnement biaisé, une vision partiale venant de la propre conception du monde de celui qui agit. Il y a là une ignorance manifeste malgré l’intelligence de la rationalisation. L’ignorance est une manière de voir les choses, de discriminer – et dès lors de perdre la vision d’ensemble qui voit toutes les choses dans leur réalité au-delà de nos conceptions. L’ignorance, c’est s’attacher à une certaine représentation du monde.
Nos représentations, nos biais nourrissent nos afflictions. Par exemple l’ignorance construit l’objet du désir comme une chose que nous voyons bel et bien à travers une facette sympathique sans voir la situation dans son ensemble. Ensuite, dès lors que le désir s’élève, il y a un malaise puisqu’on est mécontent d’être juste ce que l’on est, d’avoir juste ce que l’on a. Nous n’avons pas la chose désirée, c’est une sensation de manque qui est éprouvée. Que ce soit le désir ou l’aversion, ce sont des états d’esprit qui se caractérisent par une certaine confusion venant d’une représentation fictive de la réalité et l’expérience d’un mal-être. Les actes verbaux, physiques, notre attitude par rapport au monde et aux autres – s’ils sont déterminés par ces afflictions – sont forcément source de douleur et de souffrance pour tous.Une partie de l’ignorance est donc le caractère erroné des conceptions que nous pouvons avoir. L’autre partie est au niveau du ressenti, un ressenti égoïste qui dit « moi d’abord » au détriment des autres. Tout est considéré par rapport à ce qui est intéressant pour moi ou ce qui n’est pas intéressant pour moi. Et on se leurre à croire que quelque chose est véritablement intéressant alors qu’il ne l’est pas. Pourtant tout le monde cherche le bonheur et nous entreprenons tout un tas de choses du matin au soir avec cet objectif – animaux compris. Nous cherchons à éviter la douleur et à trouver le plaisir – et tout ce qui y est associé : le gain, la consommation, la renommée, les compliments, le plaisir des sens, le pouvoir, l’argent, une victoire politique ou idéologique, etc. Et, dans le même mouvement, nous vivons dans la crainte de ne pas avoir ces choses. Voilà ce qui nous préoccupe tous, tout le temps.

Est-ce qu’il est possible d’avoir une action au-delà de cette polarité d’espoir et de crainte imprégnée d’ignorance et d’égoïsme ?
Oui, il y a de l’espoir si je puis dire. Malgré toute cette confusion, on pourrait parler d’une certaine part de nous qui serait fondamentalement libre. Dans certaines traditions bouddhiques on parle de la nature du Bouddha, présente comme un potentiel.
Ce potentiel que l’on peut appeler la part saine, la part d’innocence – et qui est largement décrite ailleurs dans la littérature – montre la possibilité de changer, même pour un criminel. Car notre esprit, extraordinairement malléable, montre une aptitude au bien-être positif extrêmement importante. Très largement, on voit chez les êtres une réelle possibilité de sincérité, d’honnêteté, de bienveillance, parfois même d’abnégation, etc. Ce sont de nombreuses qualités que l’on voit s’exprimer chez les être sensibles, qu’ils soient humains, animaux, bouddhistes ou non. Peu importe, on voit cela s’exprimer. Cela montre la réalité de ce potentiel et qu’il est possible de le cultiver. Dans le bouddhisme, le moyen de le développer est la sagesse, le discernement, mais on peut aussi le développer à un niveau plus pratique. Pour le débutant, il s’agit de développer le potentiel positif qu’il a déjà et qu’il exprime par la bienveillance, l’amour, la compassion, des qualités qu’il exprime parfois de manière très imparfaite. Mais cela peut être perfectionné. À travers la pratique contemplative, on renforce, on cultive ces attitudes positives et on interagit avec le monde au quotidien. L’amour en tant que volition et intention est défini comme vouloir apporter le bien-être à ceux qui ne l’ont pas. Dans sa nature, c’est un état d’esprit qui est paisible, sans égoïsme, complètement désintéressé. Lorsqu’on éprouve l’amour, on éprouve en soi-même une réelle quiétude. L’action que l’on entreprend pour les autres peut être motivée par l’amour au début mais souvent on va rencontrer aussi des personnes qui sont réticentes et ne veulent pas recevoir notre aide. Ou bien nous n’aurons pas les moyens d’aider d’autres personnes, trop loin ou inaccessibles, ou nous serons limités par notre incapacité présente à pouvoir faire quelque chose pour eux. À vouloir changer les autres et le monde, je peux moi-même me retrouver dans beaucoup de frustration et retomber dans les afflictions.
Le point le plus important, c’est la connaissance et le discernement, la sagesse.
Que faire alors ?
Le pratiquant bouddhiste sait que c’est peine perdue que de vouloir changer tous les autres en voulant qu’ils soient bienveillants, compassionnés. Même si je ne nuis à personne, il y en aura toujours quelques-uns qui feront du mal aux uns et aux autres. Le monde ne dépend pas de notre action mais de l’action de chaque individu. « Quand on marche dehors pieds nus et qu’on se fait mal au pied, on voudrait recouvrir le monde entier d’un cuir confortable. Mais c’est peine perdue et on n’arrive jamais à le faire », explique Shantideva. « Par contre, si nous trouvons un morceau de cuir adéquat à la taille d’une semelle pour notre pied et que nous marchons avec, c’est comme si nous avions réussi à recouvrir le monde de cuir. » Si je me focalise seulement sur les autres et pas sur moi, je ne peux pas arriver à éliminer les afflictions en moi pour développer l’attitude juste et bonne par laquelle je peux interagir. Le point le plus important, c’est la connaissance et le discernement, la sagesse. Dans le cadre du bouddhisme, on regarde si notre action d’apporter un bien aux autres n’est pas un fardeau qu’on leur inflige – du fait de notre ignorance de ce qui est positif ou négatif – et si nous n’allons pas susciter davantage d’affliction en eux, davantage de désir, d’aversion, d’orgueil, etc. Les gens souvent se focalisent sur les conditions extérieures et pensent que le bien-être pour le monde se trouve dans plus de confort matériel, plus de richesses, moins de douleurs, moins de maladies. Ce sont seulement des aspects extérieurs. Personne ne pense à l’état d’esprit !Quand moi-même je peux faire preuve de cette bienveillance empreinte de sérénité et que je peux susciter cette qualité chez l’autre, quand j’arrive à faire éprouver l’amour, la bienveillance, la compassion, l’apaisement des passions, l’apaisement des afflictions chez les autres, j’ai contribué à une transformation réellement bénéfique pour eux qui surpasse de loin tous les biens matériels que je pourrais leur apporter.Cela n’exclut pas que l’on doive aider les malades, aider les pauvres, leur apporter de la nourriture, etc. Mais si dans notre manière de le faire, on crée des jaloux, on crée des malheureux, on crée d’autres conflits, cela reste bien mais ça pourrait être mieux.
Comment faire avec le découragement, l’épuisement par rapport à un engagement à résoudre un problème qui semble insurmontable ?
Peut-être est-il important ici de revenir sur la notion de compassion qui est l’intention de dissiper, d’éliminer la souffrance de l’autre et qui s’élève en réponse à la souffrance des êtres sensibles dont on observe le mal-être.
L’enseignement du Bouddha distingue ainsi la compassion qui observe les êtres sensibles, de la compassion qui observe les phénomènes et de la compassion qui observe l’inobservable. On a comme cela différents degrés de compassion.
La compassion qui observe les êtres sensibles s’élève par l’observation de la souffrance qu’ils éprouvent. C’est la souffrance qui est observée d’abord.
La compassion qui observe les phénomènes s’élève quand on voit des êtres créer au nom de leur bien-être beaucoup de souffrance, quand on voit des êtres sous l’emprise de leur confusion. C’est une compassion plus vaste encore qui s’élève tout autant à l’égard de la victime que du bourreau, à l’égard de tous les êtres, de manière universelle.
La compassion qui observe les phénomènes voit aussi d’une part l’impermanence de toute chose, l’apparition et la disparition des phénomènes, et d’autre part l’attachement des êtres à une représentation fixe, une permanence de leur monde, déployant des actions inutiles pour maintenir ce qui ne peut pas l’être au lieu de cultiver les qualités de cœur intrinsèques qu’ils ont en eux. Cette perspective soulève encore plus de compassion.
La compassion qui observe l’inobservable, c’est la compassion qui comprend la coproduction en dépendance des phénomènes. Elle va au-delà de toute saisie de « je », d’un « autre ». Elle n’observe pas les être sensibles ou un point particulier des phénomènes, mais elle est l’actualisation des qualités innées de l’esprit. Elle va au-delà de la saisie duelle d’une chose. On incarne cette compassion à travers la sagesse sans être aucunement limité par des craintes ou des espoirs personnels. C’est ce genre de réalisation qui permet de dépasser tout découragement.

Que pensez-vous de l’urgence climatique, de la vigilance à avoir sur les gestes quotidiens et de l’utilisation importante d’objets de consommation qui représentent les déchets à venir ? Par exemple, la voiture électrique avec la chimie polluante de ses batteries est-elle à mettre en avant ?
Il y a beaucoup de fausses solutions. Le plastique était au départ un remplacement très écologique du bois qui était consommé en grande quantité pour les emballages. Il valait mieux produire la matière en laboratoire et en usine que de couper des forêts. Merci le plastique ! (rires) Le fond du problème est que nous vivons dans une société où il y a énormément d’intox et de désinformation, et le désir est constamment attisé, suscité, on veut que les gens consomment et achètent et peu importe le suremballage qui passe immédiatement à la poubelle. Le fond du problème c’est le désir, l’envie, le commerce, l’appât du gain. Pendant la pandémie, nous avons vu que nous n’avions pas besoin de nous déplacer autant et que nous pouvions nous alimenter sans recourir à des denrées venant des quatre coins du monde. Les tendances à la simplicité, à manger local, à consommer « slow » en respectant les saisons et l’environnement, je trouve cela pas mal. À mon avis, l’action dans le monde ne se mesure pas tant sur le nombre d’actions menées mais sur l’efficacité de ce que l’on fait, au niveau de changements réels, bénéfiques et durables. Beaucoup de gens s’attachent à l’idée d’offrir des repas ou de l’argent, d’autres sont persuadés qu’un changement de direction politique ou de processus de décision pourront influencer dans le bon sens. Mais cela a très peu de conséquences pour les gens dans la réalité. Nous avons besoin de développer certaines qualités comme le discernement, l’éthique, la compassion, la sagesse, etc. Le travail contemplatif est inséparable du travail de l’action dans le monde.
[1] Traduction du terme sanskrit : klesha. Les klesha sont les obnubilations, les afflictions mentales, les souillures d’un esprit sous l’emprise des trois poisons principaux que sont la haine-aversion, le désir-attachement, l’ignorance et leurs corollaires : orgueil, jalousie, etc.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°18 ( Eté 2021 )

Trinlay Rinpoché est un érudit et l’un des rares Occidentaux à avoir été reconnu dès l’âge de trois ans comme tulkou. Durant plus de vingt ans, il a suivi l’enseignement de nombreux maîtres. Il a poursuivi une formation universitaire occidentale en philosophie, ainsi que dans les sciences historiques et philologiques. De par son érudition et sa maîtrise des langues, son enseignement toujours précis est à la portée de tous.