Ne pas savoir, Porter témoignage, Agir
Par Bernie Glassman
Nous mangeons dans des soupes populaires, dans des églises, des missions et des mosquées ; nous faisons la manche dans les épiceries et les restaurants pour obtenir du café, du thé et même des fruits frais ; nous recevons des Frères franciscains de la 31e rue des sandwichs à la sauce tomate et au fromage pour le petit déjeuner.
J’adore le café. J’ai toujours été un grand buveur de café : j’en bois toute la journée, y compris le soir, si bien que je plaisante souvent en disant que j’ai besoin d’un café serré pour m’endormir. Le problème est que si vous en buvez, vous avez envie d’uriner. Après ma première retraite de rue, j’ai donc appris à éviter le café quand je vis dans la rue, ce qui est tout aussi bien car obtenir du café n’est pas aisé : les lieux qui distribuent des sandwichs en servent rarement car vous ne pouvez pas emballer des gobelets de café brûlants dans du plastique, les mettre dans une boîte des heures à l’avance pour ensuite les distribuer. Vous devez faire le café en grande quantité et le maintenir chaud. Mais à ma première retraite de rue, je me souviens avoir mendié pour du café, une nuit où nous avions dormi dans des cartons dans les rues de Chinatown. Il faisait froid et il pleuvait. Nous avions trouvé des cartons et des plastiques et nous les avions disposés par terre. Le reste du groupe considérait la journée comme terminée, mais moi, j’avais besoin de ma dose : ma tasse de café du soir. J’ai donc commencé à mendier. On m’avait déjà dit qu’il était difficile de mendier à Chinatown. Après un long, très long moment, quelqu’un m’a finalement donné 25 cents. J’avais gardé le gobelet en plastique utilisé à la mission du Bowery où nous avions soupé, et armé ainsi de ma pièce de monnaie et du gobelet en plastique, j’ai commencé à mendier du café. Mais je n’ai trouvé aucun endroit à Chinatown qui acceptât de m’en donner. Je suis finalement entré dans un café situé en contrebas de la rue. Je me suis approché du comptoir et j’ai dit au serveur : « J’ai un gobelet et une pièce de 25 cents. Pourrais-je avoir du café ? » Il a jeté un coup d’œil derrière lui en direction d’un homme qui, de toute évidence, était le patron et qui ne tarda pas à me dévisager. J’étais débraillé et trempé par la pluie. « Ouais, donne-lui-en », déclara le patron. L’homme versa du café dans mon gobelet en plastique tandis que je déposais ma monnaie sur le comptoir. J’étais ravi : c’était la toute première fois que je mendiais dans la rue, et finalement, au bout de quelques heures, j’avais obtenu ma tasse de café. Je suis sorti et j’ai glissé sur les marches humides de la rue. Le gobelet me tomba des mains et le café brûlant se répandit sur moi.
Être à la rue ne signifie pas que nous perdons notre personnalité et nos manières de faire. Notre style, nos petites manies, notre façon bien à nous d’obtenir de la nourriture et de survivre transparaissent, même si nous sommes tous vêtus de guenilles et que nous n’avons pas d’argent. L’un mendie en jouant de la flûte shakuhachi. Claude Thomas, avec sa longue expérience des programmes de réinsertion, va d’un rassemblement à l’autre à la recherche de café gratuit et de gâteaux. Lors de l’une de nos retraites de rue, nous avons entendu parler d’un sans-abri qui vivait dans un bidonville sous le pont de Manhattan et qui ne mangeait jamais dans les soupes populaires, parce qu’il n’aimait pas leur nourriture. Il préférait aller dans les restaurants de Fulton Street et s’emparer des restes laissés sur les tables par les clients. Nous nous sommes alors mis en route pour le sud de Manhattan, en direction de Fulton Street. Nous avons déniché un restaurant – le South Sea – qui servait des pizzas, des salades et des pâtes, et où, effectivement, les clients quittaient les tables en laissant quantité de restes. L’un des participants à la retraite était un PDG d’une maison de disques. Tandis que nous contemplions la scène, il sortit de sa poche un grand sac en plastique, se hâta vers les tables désertées et récupéra les restes sous les yeux des clients, convaincus que Tommy était un serveur. Il a ainsi réussi à ramasser une quantité raisonnable de nourriture avant de se faire finalement jeter dehors par les responsables du restaurant. Tommy était également le meilleur ramasseur de canettes de notre groupe et se procurait toujours les plus grands et les meilleurs cartons pour la nuit. Ses qualités d’homme d’affaires transparaissaient. Bien qu’il soit à la rue, il transformait chaque situation en réussite.
Nous marchons beaucoup. Marcher, particulièrement lorsque l’on n’a dormi que quelques heures, prend souvent plus de temps que prévu. J’appelle cela « marcher sans but ». Nous menons souvent des existences très remplies et très structurées, où chaque heure est comptée, mais quand nous sommes à la rue, nous observons la vie d’un autre point de vue, nous remarquons des choses que nous n’avions pas l’habitude de voir : nous prenons le temps de regarder les vitrines des magasins, les graffitis sur les murs, les immeubles en ruine ou rénovés, les gens assis sur les marches des escaliers des immeubles, l’état de la chaussée, les cours d’école et les parcs, les poubelles qui s’entassent aux coins des rues ; nous parlons aux gens, leur demandons comment ils vont et s’ils connaissent un endroit où manger. Nous commençons à prendre conscience d’une plus grande diversité de l’existence, à porter témoignage. Chassés par la police de la salle d’attente de la gare de Penn Station, nous remontons la neuvième avenue peu avant l’aurore, croisant des passants, longeant des immeubles, dépassant des feux de signalisation, nous n’avons pas de montre au poignet ni de rendez-vous à respecter, marchant partout mais n’arrivant nulle part. Nous marchons, flânons, sans autre objectif que d’être là au milieu de cette brume matinale ; sur le trottoir de l’air chaud sort des bouches d’aération du métro, des camions font leurs premières livraisons.
Lorsque je vais dans la rue, j’ai l’impression de mettre tous les détails et les préoccupations de ma vie quotidienne entre parenthèses. J’ai les jambes plus légères, le cœur aussi. La vie est simple : quand il pleut, nous essayons de nous mettre au sec, et si nous n’y arrivons pas, nous avons froid. Si nous sommes fatigués, nous sommes tout simplement fatigués, et si nous avons faim, nous avons tout simplement faim. Ce n’est pas compliqué. Parmi ceux qui m’ont rejoint, beaucoup éprouvent la même sensation : qu’ils soient cadres supérieurs ou simples salariés, ils prétendent qu’ils ne se sont jamais sentis aussi libres qu’au cours d’une retraite de rue. Lorsqu’ils rentrent chez eux ou au bureau, les gens pensent qu’ils sont fous. Mais eux, dans la rue, sans argent ni cartes de crédit en poche, avec pour seuls vêtements ceux qu’ils ont sur le dos, ils sont heureux. En réalité, c’est cette pénurie même qui terrifie leurs amis – la pénurie d’identification, d’argent, d’habits et de chaussures de rechange, de logement, de protection – qui leur donne à eux cette impression de simplicité, de liberté et même de joie, car ils viennent de découvrir que dans la rue, ils ne manquent de rien. En effet, nous pouvons y trouver tout ce dont nous avons besoin, à condition d’opérer des changements de paradigmes : si nous cherchons un endroit où dormir et que nous espérons trouver des lits douillets et confortables, nous ne les trouverons pas. En revanche, si nous essayons de rassembler tout ce qui peut nous aider à dormir, nous dénichons des cartons, des plastiques, des couvertures, de vieux vêtements, parfois un manteau de fourrure. Nous découvrons que des journaux placés dans les chaussures constituent une bonne isolation contre le froid. Ce processus est le reflet de l’étendue et de la rapidité de notre capacité à abandonner nos conceptions et ce que nous savons.
« Si vous faites véritablement l’expérience d’être à la rue, vous n’éviterez plus jamais les SDF, ces gens qui ne sont rien d’autre que vous-même… »
Bien sûr, la plupart du temps nous marchons avec une destination ou un objectif en tête. Voici comment vous pouvez passer une journée : repas, toilettes, Tompkins Park, repas suivant, toilettes, Tompkins Park à nouveau, bistrot pour voir s’ils peuvent vous donner une tasse de café, toilettes, repas suivant, après quoi il vous faut trouver un endroit pour dormir, et ramasser du plastique et des cartons. Vous commencez à comprendre pourquoi les gens qui sont à la rue marchent autant. Et quand vous avez passé des nuits sans dormir à Penn Station, dans les métros, à Central Park ou sur la chaussée, vous comprenez également pourquoi beaucoup de sans-domicile-fixe dorment dans la journée : la nuit, le froid et la police qui les chasse les empêchent de véritablement dormir. Nous aussi en journée nous nous reposions, par terre et sur les bancs publics des parcs, faisant la sieste au soleil aussi longtemps que les gardiens nous laissaient tranquilles.
Les retraites de rue nous ramènent à la vie dans son caractère le plus immédiat. Les retraites traditionnelles ont le même effet, mais d’après mon expérience, de manière moins dramatique. Dans ce contexte, manger, uriner, déféquer et dormir sont des considérations primordiales et incontournables, de même que le sentiment d’être rejeté. Après un seul jour passé dans la rue, les gens commencent à se détourner de vous, à nier votre existence : vous entrez dans un restaurant et ils ne vous servent pas, le plus souvent ils ne vous laissent même pas y pénétrer ; si vous demandez à utiliser les toilettes, ils refusent. Ils se détournent de vous, indisposés par votre odeur ou votre apparence. Si vous faites véritablement l’expérience d’être à la rue, vous n’éviterez plus jamais les SDF, ces gens qui ne sont rien d’autre que vous-même, vous n’éviterez plus les toxicomanes, les flics, les mendiants, les prostituées et leurs clients, les proxénètes, ni les hommes qui dorment sous un tas de couvertures dans les entrées d’immeubles, les serveurs qui vous versent une tasse de café derrière un comptoir ou ceux qui sont au comptoir, ni les anciens combattants assis sur le trottoir dans leur uniforme, ni ceux qui ont une main ouverte, donnant et recevant, ni ceux dont la main est solidement fermée, presque comme un poing. Pourquoi ? Parce que vous avez été à l’écoute, et vous avez réalisé que tous ces gens ne sont rien d’autre que vous-même.
La grande leçon que j’ai tirée de nos retraites de rue est l’abondance que nous y trouvons. Vêtus des seuls vêtements que nous avons sur le dos, nous sommes dans un état d’ouverture, nous abandonnons nos concepts habituels et, ce faisant, nous découvrons que la rue est d’une générosité sans limites. Je pourrais écrire un livre entier sur la générosité rencontrée dans la rue et sur ce qui se produit lorsque nous sommes prêts à demander et à recevoir. À chaque retraite, je demande avec insistance aux participants de mendier pour obtenir ce qu’ils désirent. Quand je leur permettais encore d’avoir 2 dollars par jour sur eux, la règle était que cet argent ne devait être utilisé qu’en cas de force majeure. Un après-midi, j’ai vu à Tompkins Park l’un de mes étudiants, Arnie, avec une tasse de thé ; je lui ai demandé comment il se l’était procurée. « Je l’ai achetée à l’épicerie du coin », m’a-t-il répondu. Ce n’était pas bien : en utilisant son argent réservé aux situations d’urgence pour acheter une tasse de thé, Arnie était sorti de sa condition d’homme à la rue et était revenu à son comportement habituel — qui était d’acheter ce dont il avait besoin. « Arnie, donne-moi ton argent, lui ai-je demandé. Tout ton argent. » Je ne lui ai pas simplement confisqué son allocation pour ce jour-là mais l’argent pour le reste de la retraite, 10 dollars au total. « À partir de maintenant, lui ai-je annoncé, quand tu voudras du thé, il faudra le demander. » Arnie est retourné à l’épicerie avec son gobelet et son sachet de thé usagé et a demandé s’il était possible de remplir le gobelet d’eau chaude, ce que l’épicier accepta. Il mendia des tasses de thé pendant le reste de la retraite. Parfois ça marchait, parfois non. Mais l’important était qu’il ne comptait plus sur l’argent : dans le monde dans lequel il vivait maintenant, il s’agissait de donner et de recevoir ; il apprenait l’abondance.
"Plus nous nous dépouillons et plus nos existences deviennent pleines ; l’ironie est que la plupart des gens accumulent des biens dans l’espoir d’atteindre cette plénitude, et ils découvrent finalement que leur vie est vide!"
Arnie, comme beaucoup d’entre nous, a été éduqué à penser que rien dans la vie n’est gratuit et qu’il est préférable de ne rien demander. L’idée de perdre notre emploi, de tomber malades, de vieillir nous angoisse profondément : « Comment faire pour vivre si je n’arrive plus à payer mes factures ? » Être à la rue et découvrir que ce dont nous avons besoin nous est offert développe en nous une plus grande confiance en la grâce fondamentale de la vie. La plupart du temps, nous emmenons nos gobelets d’un café à l’autre, et là nous devons faire face à des regards qui se détournent et nient notre présence, simplement en raison de notre apparence et de notre odeur. C’est sans doute la partie la plus difficile de la retraite pour ceux qui m’accompagnent dans la rue et qui n’ont jamais eu à affronter une telle situation. Personne n’aime mendier. On préfère souvent ne pas manger et ne pas boire plutôt que de devoir demander ; mais s’ils ne demandent pas, ils ne recevront pas. Un jour, Eve marchait près de Tompkins Square Park avec un gobelet de plastique vide à la main ; elle allait d’un café à l’autre, mais partout on refusait de la servir. Elle était découragée et elle avait fini par se rendre dans un magasin miteux vendant des journaux et des bonbons, muni de deux réchauds pour le café. Elle demanda à l’homme derrière le comptoir une tasse de café, il refusa. Elle demanda une seconde fois, la réponse fut la même. Soudain, elle entendit derrière elle la voix d’un homme qui disait : « Je lui paye un café. » Elle se retourna pour le remercier et, lorsqu’il mit la main dans sa poche pour en extraire de la monnaie, elle constata qu’il était habillé de vêtements usés et que ses chaussures étaient déchirées. Il ne portait pas de chaussettes. Mais sans autre explication, il sortit 50 cents de sa poche et posa l’argent sur le comptoir. Plus tard, Eve m’a dit : « Un homme visiblement pauvre, probablement un SDF, m’a payé une tasse de café. Tous ceux à qui j’ai demandé et qui avaient de l’argent ont refusé, mais lui, il l’a fait. » Nous avons si peur d’être rejetés que, pour bien nous démarquer de ceux qui sont à la rue, nous insistons pour payer. Lorsqu’ils n’ont pas d’argent, la plupart de ceux qui m’accompagnent préfèrent s’en passer plutôt que de s’exposer à un refus. Je dois les pousser à demander.
Certains jours, la rue nous bombarde de cadeaux, comme cette fois où nous étions en train de faire la queue devant la mission franciscaine, attendant patiemment les sandwichs du petit déjeuner. À sept heures, le camion de la boulangerie s’est garé et ses portes se sont ouvertes. Immédiatement, plusieurs hommes de la file, visiblement habitués à cette routine, se précipitèrent vers le véhicule, déchargèrent les cartons remplis de succulents petits pains frais, les déballèrent et nous les distribuèrent. J’ignore quelle est la boulangerie qui nous envoyait ces petits pains, mais j’étais heureux de sa générosité.
Il existe un sutra (un enseignement attribué au Bouddha) que nous récitons fréquemment pendant les cérémonies du matin. Dans l’un des versets, il est dit: « Quand vous ne voyez pas la Voie, vous ne la voyez pas même lorsque vous cheminez dessus. » Quelle est cette Voie ? Quelle est la Voie de la rue ? Ouvrir la main, abandonner nos possessions et notre savoir, porter témoignage des offrandes données et reçues, telle est la Voie. Plus nous nous dépouillons et plus nos existences deviennent pleines ; l’ironie est que la plupart des gens accumulent des biens dans l’espoir d’atteindre cette plénitude, et ils découvrent finalement que leur vie est vide !
Un Africain travaillant avec des SDF, et qui m’a accompagné dans la rue, m’a raconté que la coutume de sa communauté africaine exige que les garçons quittent leur village et deviennent des vagabonds pendant dix-huit mois, comme rite initiatique pour accéder à l’âge adulte. « Quand les gens vont dans la rue avec toi, a-t-il dit, ils en retirent quelque chose. Moi, je travaille avec des SDF depuis des années et ils n’apprennent rien. Au lieu d’y découvrir la vie, la rue les détruit. Comment l’expliquer ? » Eve, qui se souvient de son enfance marquée par la pauvreté, avait été irritée lorsque j’avais commencé à aller dans la rue. « Tu n’as pas idée de ce que c’est que d’être pauvre, m’a-t-elle dit. Les retraites de rue font preuve de condescendance et d’un manque de sensibilité. » Quand elle s’est finalement jointe à nous, elle a appris que tout ce dont on a besoin est juste là, à portée de main, mais cela, elle ne l’avait pas appris lorsqu’elle était une petite fille grandissant dans une famille pauvre. L’abondance de la vie n’est pas visible si on possède beaucoup, ni si on possède très peu. Quand on vit dans l’opulence, on pense que sa richesse est constituée par l’argent que l’on a en banque, par son logement, son emploi et sa retraite ; quand on dispose de peu, on est convaincu que l’on sera riche lorsque l’on aura de l’argent en banque, un logement, un emploi et une retraite. Dans les deux cas, il faut abandonner ses idées préconçues pour réaliser que tout ce dont on a besoin est tout simplement là, devant soi.
Pour en savoir plus : http://www.zen-occidental.net/experiences/delpy1.html
Extrait de : L’art de la Paix ©Albin Michel - 2000
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°07 (ÉTÉ 2018)
Bernie Glassman est un enseignant zen américain, premier successeur de Taizan Maezumi rôshi (1931-1995). Il a conçu des programmes sociaux pour les populations défavorisées de New York puis créé par la suite la Peacemaker Community, une communauté interreligieuse dont les membres s’engagent à œuvrer pour la paix, qu’elle soit intérieure ou... globale. Les participants aux retraites de rue organisées par le maître zen ont découvert pendant des années l’art difficile du dépouillement et de l’abandon des idées préconçues.