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  • Photo du rédacteurSagesses Bouddhistes

La tendresse en partage

Tséwa, le cœur de l’éveil


Par Anne Benson

Présentation : Sandrine Colombo


Sandrine Colombo : La « tendresse » est une qualité profonde, universelle, essentielle, selon le bouddhisme, à notre quête du bonheur. Car cet élan du cœur, que nous ressentons tous en certaines circonstances, fait du bien. Pour le maître tibétain Dzigar Kongtrul Rinpoché, dont nous étudions aujourd’hui l’enseignement, la tendresse est une « priorité absolue » à développer et à cultiver aussi. Comment la définir sans la dénaturer, car elle est de l’ordre de l’indicible, et comment la pratiquer au quotidien ? Sagesses Bouddhistes a reçu Anne Benson pour en parler lors d’une récente émission.



Pour commencer, pouvez-vous nous dire quelques mots du maître Dzigar Kongtrul Rinpoché ?

Anne Benson : Il est un de ces jeunes maîtres qui sont à la frontière entre le Tibet ancien et le monde moderne. Il a été formé de façon traditionnelle et a ensuite longtemps enseigné à l’institut Naropa. C’est quelqu’un de tout à fait merveilleux ! Tous ses enseignements portent sur la tendresse. Il dit que c’est l’essentiel : c’est le début, le milieu et la fin. Sans tendresse, on ne peut rien faire ; avec, tout est bon.


Pouvez-vous définir la tendresse ?

Nous avons traduit « tendresse » par un mot tibétain, tsewa [1]. Dzigar Kongtrul Rinpoché a fait exprès de garder beaucoup d’occurrences du mot tséwa dans son texte car si nous disons « tendresse, amour, gentillesse, bienveillance, etc. », il y a beaucoup de connotations. Alors que tséwa, on ne sait pas ce que c’est ! Alors on se demande : c’est quoi tséwa ? C’est un élan naturel qu’on a et ne pas traduire tséwa laisse donc un peu plus de place à cette sorte de tendresse universelle. Ce n’est pas la peine de décortiquer la rose ! Elle est en nous. Ça se travaille, ça se cultive.


Tséwa est le reflet de l’interdépendance, du partage entre les êtres humains, mais aussi entre les espèces ?

Oui, parce que le monde vivant marche en interdépendance. On ne dit plus « moi et l’environnement », on dit « le vivant », nous sommes dans le vivant. Notre respect de la nature, le respect que nous avons les uns pour les autres, tout cela crée un vivant qui est vivable, tant qu’il peut l’être encore. On le voit entre les espèces : il y a des animaux qui s’aident entre eux, c’est même inter-espèces, c’est incroyable ! C’est notre nature de base et on essaie de nous faire croire le contraire. C’est très dommage.


Dzigar Kongtrul dit même qu’on a besoin de l’affection des autres pour vivre.

Oui. On ne peut pas vivre sans. Si un bébé n’est pas accueilli dans le monde, il meurt, donc notre vie en dépend vraiment. Un bébé meurt sans tendresse. C’est la base de toute notre vie, de toute notre culture, de notre éducation. Notre vie en dépend, surtout ces jours-ci.


Pouvez-vous nous expliquer ce que c’est qu’une « journée en tséwa » ? Une journée « type » en tséwa c’est par exemple : on se réveille le matin, on s’assoit au bord du lit, on se dit : « Ah ! Je suis vivant, je ne suis pas mort pendant la nuit. » Personnellement, je commence cette journée par trois raisons d’avoir de la gratitude : je remercie la terre, les oiseaux que j’entends chanter, le fait que j’ai pu rencontrer mes maîtres, et que je puisse développer du tséwa. Après, on va à la cuisine préparer le petit déjeuner : on va nourrir le tséwa, on va faire les choses en conscience pour nourrir ce corps qui héberge cet esprit, dans la tendresse. J’allume la radio et… bonne nouvelle : on a la nature de Bouddha ! Le reste, ce n’est pas grave. Après, on s’assoit sur le coussin et c’est vraiment là qu’on approfondit cette compassion, cet amour, cette bienveillance. Il y a beaucoup d’exercices qui sont expliqués dans le livre, ça donne une assise très profonde. Ensuite on rentre dans la vie, en relation avec les autres, on met en application. Le soir, on s’endort en pensant à son maître, on s’en remet au Bouddha et on dort dans le tséwa, on s’immerge dans le tséwa pour dormir. Et à l’heure de la mort, c’est pareil : si je ne suis pas préparée, la meilleure chose à faire c’est de penser : « J’aime tous les êtres », on ne peut pas se tromper. À force de le faire, tout au long de la journée — on se met des repères toutes les deux heures, le téléphone nous le rappelle — « ah, tséwa, une minute »... Heure après heure, cela devient une habitude. C’est une pratique ! C’est juste un entraînement.


Tséwa, c’est vraiment l’apprentissage de cette bonté que l’on a naturellement.

À vous écouter, on comprend que dans chaque instant de notre quotidien on peut avoir cet élan, tséwa, et pourtant il est vraiment enfoui. Dzigar Kongtrul dit même que c’est un trésor caché. Comment ça se fait ?

Parce qu’il y a deux gros obstacles au tséwa : l’un c’est le moi, moi, moi et le second c’est le... moi d’abord. Le moi moi moi c’est l’ignorance inhérente de ne pas avoir compris qu’on a la nature de Bouddha. Et ensuite ça devient le moi d’abord : on a pris l’habitude de s’attacher à soi-même et de s’occuper de soi, c’est le petit moi, le moi narcissique, etc. Donc ça fait une espèce de cocon et au fur et à mesure que l’on grandit, si on ne s’entraîne pas spirituellement, le tséwa devient de plus en plus caché. Il faut donc agir dans la culture, dans l’éducation : il faut que les enfants apprennent tséwa à l’école, dans les familles. C’est une question de confiance. Savoir que l’on a la nature de Bouddha. On croit qu’on est mauvais. Tséwa, c’est vraiment l’apprentissage de cette bonté que l’on a naturellement.


Une fois cet apprentissage, cet éveil à la conscience d’avoir en soi le tséwa, comment le cultiver ?

Alors là, tout est bon à prendre ! Toutes les situations de la vie peuvent être utilisées. Ça va bien, vous vous réjouissez, vous partagez avec les autres... Ça va mal, c’est super : je prends sur moi, je souhaite que personne n’ait à connaître ces difficultés. Et donc, tout au long de la vie, toute situation est un entraînement au tséwa. Il faut que ça devienne notre priorité : c’est vraiment notre bouée de survie, c’est quelque chose qu’il faut apprécier, il faut donner sa valeur à ce trésor caché. Parce que c’est LA solution à tous nos problèmes.


Comment pratiquer le tséwa avec ceux qu’on n’aime pas forcément, quand on a de la rancune, par exemple ?

D’abord les remercier de nous donner l’occasion de nous entraîner à la patience, et ensuite se dire que c’est formidable parce qu’ils nous montrent à quel point mon ego et mon narcissisme, ma fierté et mon orgueil peuvent se tenir tranquille ! Au moins, on ne bouge pas. Au mieux, on réagit gentiment. C’est difficile, mais on ne sait pas si la personne en face a été notre ennemi ou notre amant dans une vie passée. C’étaient certainement nos parents, simplement on ne s’en souvient pas. Donc pourquoi les traiter en ennemis juste parce que cette fois-ci il y a des connexions interdépendantes qui font que la situation est compliquée ?


Dzigar Kongtrul et d’autres maîtres mettent ce sujet au cœur de leurs enseignements.

Oui, le Dalaï-Lama est le tséwa incarné ! Il y a Dilgo Khyentsé Rinpoché, et aussi mon maître, Kangyour Rinpoché, qui était comme une montagne de tséwa : il était là, en tséwa, 24 h sur 24. Tous ces grands maîtres ont consacré des vies et des vies à cultiver le tséwa. Il faut s’entraîner. On le fait bien pour tous les aspects de la vie ! On apprend bien à conduire, à faire du sport. Apprenons donc à avoir de la compassion, de la bienveillance.


Justement, est-ce qu’il y a un cadre, un texte, un repère au quotidien ? Des petites phrases à retenir ?

Ouvrez tous les livres de Sa Sainteté le Dalaï-Lama à n’importe quelle page et vous trouverez toutes les phrases que vous voulez. Je vous conseille aussi de lire ou relire Audace et compassion [2] de Dilgo Khyentsé Rinpoché... La plupart des grands maîtres parlent beaucoup de cela. Personnellement, j’utilise beaucoup les 37 pratiques du bodhisattva, que j’ai imprimées sur des cartes. J’en ai donc 37 et je change de carte une fois par semaine, ou une fois par jour, elle est dans ma cuisine. À chaque fois que je passe, je la regarde, et le jour d’après, je prends la suivante, après ça roule. On peut faire ça avec les 8 stances, les 4 pensées incommensurables : un jour sur la bienveillance, l’autre sur la compassion, le 3e sur la joie, le 4e jour c’est l’équanimité... Il y a plein de manières.


Finalement, Anne Benson, que produit le tséwa en nous ?

Beaucoup de joie. C’est ce qui donne la vie, de l’énergie, l’appréciation des autres, la gratitude... ça nourrit, ça apaise, ça guérit. C’est formidable ! C’est extraordinaire.


C’est quelque chose qui est différent de ce qu’on appelle les « bonheurs extérieurs », pouvez-vous nous expliquer la différence ? Qu’est-ce que les bonheurs extérieurs ? Les satisfactions du quotidien ?

Je ne réfléchis pas beaucoup aux bonheurs extérieurs (elle rit) ! Si, mon jardin, nourrir les oiseaux, mais ça aussi on le fait en tséwa. Dans le métro, on se dit : « Youpi ! On va tous atteindre l’éveil ! » On peut l’utiliser partout donc les bonheurs extérieurs sont forcément intérieurs, c’est nous qui percevons le bonheur. C’est nous qui faisons que c’est un bonheur ou que ça n’en est pas un.


Le tséwa n’est-il finalement pas l’une des marches d’accès vers l’éveil ?

C’est plus que ça. C’est le cœur de l’éveil. C’est vraiment le cœur de l’éveil, c’est ce qu’on appelle la compassion au sein de la vacuité, parce que la vacuité n’est pas vide. Elle est pleine de tséwa. Donc c’est toute la voie, c’est la base, c’est le fruit. C’est l’éveil.


[1] Voir La Tendresse en partage, par Dzigar Kongtrul Rinpoché, paru aux Éditions Nil (2021). [2] Paru aux Éditions Padmakara.



Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°21 (Printemps 2022)

 



Anne Benson a eu pour maître Kangyour Rinpoché. Elle pratique le bouddhisme tibétain, le vajrayana, depuis de nombreuses années. Elle est également traductrice au sein du comité de traduction Padmakara qui est établi en Dordogne et qui veille à traduire des textes tibétains.

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