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La bienveillance, désintéressée par nature

Dernière mise à jour : 4 août 2023

Par Jean-Pierre Taiun Faure



©Brenkee

Les connaissances scientifiques ont apporté du confort aux êtres humains et leur ont donné un grand pouvoir – pouvoir qui devrait être au service du bien… Mais c’est de bienveillance dont ils ont le plus grand besoin s’ils veulent vivre en paix les uns avec les autres.

On peut définir la bienveillance comme une attitude compatissante et aimante qui vise au bien de l’autre. La compassion vise à soulager la souffrance d’autrui, l’amour vise à augmenter son bonheur. Pour que la bienveillance soit effective, elle a besoin d’être empreinte d’empathie. L’empathie est la capacité de se mettre à la place de l’autre.

Parfois, on considère que la compassion vient en premier et qu’ensuite vient l’amour. Pour maître Dôgen[1], la racine de la bienveillance c’est l’esprit de compassion.

Quand on décide de vouloir aider les autres, on en arrive parfois à un résultat contraire ; on sait tous que l’enfer est pavé de bonnes intentions. La bienveillance authentique s’apprend, Bouddha l’enseigne. Menée par une authentique bienveillance, notre vie remplit sa vocation et devient satisfaisante.

Cette bienveillance envers toutes les formes de vie – qui consiste à faire le bien et à éviter de faire le mal – ouvre le cœur de celui qui la reçoit, mais elle ouvre également le cœur de celui qui la prodigue, écartant ainsi la malveillance – selon l’adage qu’on ne peut pas être assis et debout en même temps.

Observons les oiseaux au printemps : ils consacrent leur vie à prendre soin de leurs petits, à les nourrir sans ménager leur peine, sans rien attendre en retour. La vie se développe et se maintient ainsi, baignée dans un océan de bienveillance universelle. La bienveillance est au cœur du vivant.


Être en accord avec les lois de l’univers, c’est faire une place au don, au partage, à l’échange. »

Dans la nature, l’interdépendance est partout à l’œuvre, c’est la Loi de l’univers. Être en accord avec les lois de l’univers, c’est faire une place au don, au partage, à l’échange. C’est de cette façon que l’on participe au bien de toutes les existences, comme elles participent au nôtre. On prend soin de la vie, on met sa vie au service de la vie. On reçoit la vie et on donne à la vie, c’est ainsi qu’elle se perpétue.

Le don authentique se réalise dans l’harmonie, dans l’échange et la coopération réciproques. Il est dit dans les sutras que la mer ne refuse pas l’eau, l’eau ne refuse pas la mer.

Si la bienveillance à l’état de germe[2] fait partie du fonctionnement de l’univers, l’être humain doit la développer dans sa vie par sa pratique, en faisant le vœu d’aider tous les êtres à se libérer.

La bienveillance établit le rapport juste à l’autre, qui est de lui être bénéfique tout en veillant à ne pas le dégrader. Cette aide doit être empreinte de sagesse et libérée de tout égoïsme. Participer au bien de l’autre, ce n’est pas seulement lui faire plaisir, le caresser dans le sens du poil, c’est aussi faire preuve de fermeté face à ses erreurs, lui montrer ses mauvais penchants. Le plus important est de l’amener à voir clair dans sa vie, sans le blesser, sans lui faire de mal. Dans le bouddhisme, on dit que le don le plus haut est celui du Dharma, qui aide les autres à s’éveiller, à se libérer.

Le paradis est le lieu où chacun se soucie du bien-être des autres. Cette attitude concerne tout le monde, elle est possible partout et toujours.

Voici une parabole qui illustre ce propos. Autour d’une table couverte de mets délicieux, chaque convive dispose d’une fourchette trop longue pour pouvoir porter la nourriture à sa bouche. La seule possibilité, c’est de tendre la nourriture à son voisin d’en face et pour celui-ci de faire de même. À partir de là, tout le monde peut se régaler.

Cette longue fourchette peut représenter aussi le pouvoir que nous donne la technologie ; il nous permet d’obtenir tout ce qu’on désire, de jouir de tout, mais peut nous priver de l’essentiel : l’amour.

Il y a de nombreuses façons d’être bénéfique aux autres ; la liste est longue… Par exemple : les aider à ne pas faire le mal… Les inviter à manifester davantage de bienveillance envers les autres… Donner du temps, un conseil, une pensée ou une parole bienveillante – une pensée de bien a le pouvoir de faire tourner le monde… agir pour le bien de la communauté, l’esprit libre d’avidité et d’aversion… Le don peut aussi être matériel, même s’il est infime : on donne des fleurs cueillies dans les montagnes lointaines…

Penser à donner, c’est ne pas être avide [3]. Quand notre esprit est libéré de la recherche du profit et de la renommée, on voit les autres dans leur souffrance, on voit leurs erreurs, leur sottise… On n’a qu’une envie, c’est de les aider.

Le don est juste quand il est bénéfique à soi-même et à toutes les existences. L’esprit du don n’est pas celui du sacrifice. Toutefois, le moi doit s’effacer devant la réalité. Le don est alors naturel et spontané, il n’est plus entravé par les désirs personnels.

Dans le don de bienveillance, celui qui donne oublie sa position de donateur et celui qui reçoit est libéré de l’esprit du mendiant. Dans les sutras, il est dit que le don est authentique et pur quand « Celui qui donne, celui qui reçoit et ce qui est donné sont une seule et même chose. »

La bienveillance peut être dévoyée de bien des façons ; il est bon de le savoir et de rester vigilant.

Certaines personnes ne partagent pas les valeurs de la bienveillance, elles pensent qu’elles ont davantage à gagner en restant égoïstes. Comme elles se croient fortes et intelligentes, elles s’estiment capables d’obtenir tout ce qu’elles désirent. Tout au plus sont-elles prêtes à maquiller leur égoïsme en altruisme pour gagner la considération des autres.

Elles sont de celles qui pensent qu’on ne peut compter que sur soi-même pour résoudre les nœuds que l’on se fait à la conscience ; que c’est à nous de voir nos illusions et de décider de ne pas les suivre. Sur ce point, elles ont raison ! Mais en ce qui concerne la bienveillance, elles oublient que la rivière du don coule d’elle-même dans l’univers depuis l’éternité, qu’il faut donc tenir compte de cette vérité et la respecter.

Pour d’autres, la bienveillance est un impératif moral, de l’ordre de la bien-pensance, du politiquement correct. De même qu’elles pensent que l’amour est préférable à la haine, la paix à la guerre, elles pensent que la bienveillance est préférable à la malveillance. Leur choix est juste, mais il vient du mental, c’est une morale. Leur bienveillance ne vient pas du cœur, elle est froide et mécanique, elle ne s’incarne pas forcément dans la réalité de leur vie.

Cette attitude où tout est pesé et soupesé fait perdre à la bienveillance son authenticité, sa spontanéité. La bienveillance et la générosité sont un cri qui jaillit du cœur, dont la portée est illimitée ; elles épanouissent celui qui donne et comblent celui qui reçoit.

Le bouddhisme ne rejette pas la pensée, mais il la remet à sa juste place. À la première place, il met l’éveil. La pensée, parfois victime de raisonnements viciés, peut nous amener à des conclusions erronées, à des formes d’égoïsme dissimulé. Ainsi, la bienveillance peut être dévoyée par notre karma à notre insu, récupérée par l’ego toujours en embuscade. Elle est alors comme une flèche décochée vers le ciel… Tôt ou tard, elle retombe.


Nietzsche a dit : Dieu est mort – depuis, on cherche à vivre en s’appuyant sur la philosophie. La philosophie idéaliste se fait des idées sur tout, sur Dieu, sur ce qui se passe après la mort… sur la réalité elle-même. D’un autre côté, la philosophie matérialiste s’appuie sur les sensations, les perceptions, la mesure scientifique, à partir desquelles elle se représente la réalité et s’en fait une idée.

Dans les deux cas, la philosophie nous maintient dans la bulle du mental – qui n’est pas la sphère de la réalité mais qui se superpose à elle.

Shakyamuni Bouddha avait bien compris cela. Il reconnaissait une vérité relative – idéaliste ou matérialiste – mais il s’était éveillé à une vérité absolue, insaisissable par les mots : la réalité ultime. Son enseignement nous éveille à cette double vérité.

Lâcher prise d’avec les idées qu’on se fait de la réalité, cela ouvre la conscience. C’est avec la conscience ouverte qu’on accède au cœur des choses, à la réalité elle-même.

Si l’on s’en tient seulement à la pensée, on est comme cette personne qui offre un collier incrusté de diamants à son chat pensant lui faire plaisir, plutôt que de lui donner une sardine dont il raffole. Elle pense la réalité, mais ne la voit pas telle qu’elle est.


« S’éveiller, c’est aller au-delà de la pensée. On voit la réalité telle qu’elle est, avec un œil lavé de tout point de vue – cet œil, c’est l’œil de Bouddha. »

Si l’on n’est pas éveillé, si notre conscience n’est pas ouverte à la réalité, notre bienveillance peut souvent être illusoire. Comme le dit Rabelais à propos de la démarche intellectuelle : « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme. »

S’éveiller, c’est aller au-delà de la pensée. On voit la réalité telle qu’elle est, avec un œil lavé de tout point de vue – cet œil, c’est l’œil de Bouddha. S’éveiller, c’est accéder à un esprit pur, transparent, débarrassé des passions et des calculs égoïstes, libre de tout. C’est l’esprit originel, l’esprit de Bouddha. L’esprit de Bouddha est au cœur de toute chose, c’est le cœur de l’existence. Quand on parle d’un éveillé, on parle de quelqu’un qui vit au cœur de l’existence.


La bienveillance est universelle. Elle existe dans tout l’univers à l’état embryonnaire, aussi la trouve-t-on au fond de soi. Mais c’est à nous de l’amener dans nos vies, de l’entretenir, de la développer.

La bienveillance, qui n’est pas à fabriquer, demande cependant une pratique spirituelle qui implique la tête, mais avant tout le cœur. Elle doit jaillir d’un cœur ouvert, pur, sans égoïsme. Un cœur pur, c’est un cœur de pure bonté, de pure sagesse. Tout le monde croit comprendre ce que veut dire agir avec le cœur, mais le cœur dont on parle ici, c’est le cœur libre de passions.

Rencontrer l’autre avec un cœur ouvert, c’est le percevoir dans sa totalité. On ressent sa souffrance, on en voit la cause, on sait clairement ce dont il a besoin. À partir de là la pensée, animée par le désir d’être bénéfique, peut se mettre en action.

Nous sommes réellement bienveillants quand nous abandonnons tous les -ismes et que nous entrons dans la réalité, sans arme ni armure, dépouillés de tout égoïsme. Mener sa vie pour qu’elle soit bénéfique demande de ne pas en rester au niveau des idées, mais de vivre dans la réalité, étant de même nature que la réalité, incarnant la bienveillance dans la réalité.

C’est ce que l’Occident a beaucoup de mal à comprendre, lui qui cherche toujours à développer la pensée et qui se perd de plus en plus dans des réalités virtuelles.

Par les temps qui courent, espérer un avenir radieux demande de faire plus de place à la bienveillance authentique, éclairée.

C’est par une bienveillance authentique que l’humanité pourra traverser les crises de la société actuelle.

Nous devons envisager un changement de paradigme. Alors que l’on recherche toujours davantage de consommation et de confort, il est impératif d’opter pour d’autres valeurs : c’est la condition même de notre survie.

Le bonheur que l’on peut espérer dépendra de notre esprit, de l’amour et de la compassion qu’on se portera les uns aux autres. C’est un bonheur où l’autre n’est plus vu comme un gêneur ou un ennemi, ni comme quelqu’un à exploiter.

La bienveillance est inconditionnelle, elle touche et aide toutes les existences, inconsciemment, automatiquement, naturellement. Elle épanouit celui qui donne, elle comble celui qui reçoit. Elle est contagieuse : notre bienveillance suscite chez l’autre la bienveillance et ainsi, de proche en proche, elle convertit le monde.

La bienveillance authentique existe au fond de soi, c’est notre nature profonde d’être humain. Elle est réelle et authentique quand on laisse notre nature de Bouddha venir à la vie, quand l’ego s’efface devant elle.

C’est cela, la pratique spirituelle ! C’est cette pratique qui permettra à l’humanité de continuer d’exister.


[1] Maître Dôgen (1200-1253) : moine zen, l’un des deux fondateurs du zen Sôtô japonais. Il a écrit le Shobogenzo dans lequel il parle de la bienveillance, et plus précisément dans un chapitre, Bodaisatta Shishobo, « Les Quatre Pratiques du Bodhisattva ». [2] La bienveillance s’appuie sur l’interdépendance de tous les phénomènes. Cette interdépendance n’a pas changé depuis l’origine des temps. Chez l’être humain elle s’est conscientisée, développée, elle a mûri, elle est à la racine de l’amour. [3] Extrait du chapitre Bodaisatta Shishobo de maître Dôgen.



Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°21 (Printemps 2022)


 



Le maître zen Jean-Pierre Taiun Faure transmet le bouddhisme de la tradition zen Sôtô. Il a fondé en 2002 le monastère de Kanshoji, dont il est aujourd’hui l’abbé.







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