Karma et vacuité
Cet extrait (dont vous lisez ici la seconde partie1) a été initialement publié en anglais dans l’ouvrage Wisdom Energy 2, puis sur le site lamayeshe.com. Il est traduit d’un enseignement donné en anglais par lama Yéshé à Ibiza, en Espagne, en 1978.
Un aspect essentiel des enseignements du Bouddha est celui de l’analyse de l’ego. L’ego est la conscience qui ne comprend pas correctement la nature du je, le soi. Nous sentons généralement que le je existe de façon vague quelque part à l’intérieur du corps, mais notre esprit superficiel ordinaire ne cherche jamais à le localiser avec précision. Pour acquérir une image correcte de la réalité, il est nécessaire d’enquêter en profondeur et d’essayer de savoir exactement où ce je réside. Sinon, nous continuerons d’être bernés, trompés par un point de vue qui, bien que superficiel à certains égards, s’accroche encore à un sentiment profond et concret du soi. Quand nous faisons une recherche approfondie de nous-mêmes, en regardant dans tout notre corps et notre système nerveux, nous ne pouvons jamais le trouver. Parfois, il se peut que nous pensions l’avoir localisé, mais en y regardant de plus près, nous pouvons voir que nous avons été trompés.
Bien qu’il existe une technique spécifique pour essayer de localiser le je, chacun d’entre nous doit effectuer sa propre enquête par rapport à la manière très individuelle et instinctive avec laquelle il s’appréhende lui-même. Certaines personnes ont un vague sentiment que le je est dans leur poitrine, d’autres le sentent dans leur tête ou leur estomac. Quand quelqu’un est troublé et tient sa tête entre les mains, ou qu’il se frappe le front en étreignant son cœur, cela indique à quel endroit il ressent le plus fortement son je à ce moment-là. Chacun de ces gestes est un symptôme de l’ego de la personne, qui projette une impression particulière du soi. Mon symptôme, par exemple, est de me cacher derrière mon habit de moine. Le fait que nous ayons chacun nos propres symptômes montre que le sentiment intuitif du je n’est qu’une interprétation de l’ego. Si le je était quelque chose de substantiel, nous serions bien plus souvent d’accord sur ce qu’il est et où il se trouve.
Toutes nos souffrances et nos peurs n’existent que parce que nous acceptons passivement le moi illusoire projeté par l’ego.
Le soi imaginé par l’ego a une nature mystérieuse et inaccessible. C’est parce qu’il n’y a pas d’entente générale sur ses qualités ou son emplacement : nous avons chacun nos propres sentiments à son égard. C’est précisément pour cette raison que chacun doit lui-même voir son je imaginaire. Personne ne peut le faire à sa place. Pourtant, même avec la sagesse introspective la plus précise qui recherche le je dans chaque cellule du corps, il reste impossible à localiser. C’est comme un voleur qui nous surprend quand nous ne regardons pas et se cache dès que nous nous retournons. Quand nous sommes détendus et ne faisons pas attention, il avance sur la pointe des pieds comme un démon prêt à attaquer, mais si nous le poursuivons, il disparaît soudainement comme si la terre l’avait avalé. C’est exactement comme ça que notre esprit sournois nous trompe. L’hallucination de l’ego qui montre un je concret, existant en soi est comme un voleur. Nous sommes certains qu’il est là, mais dès que nous le cherchons, il disparaît.
Notre esprit continuera à nous tromper jusqu’à ce qu’on l’attrape enfin sur le fait ! Jusque-là, nous continuerons à porter en nous un fort sentiment intuitif du je, et une vague notion qu’il existe quelque part, probablement dans le corps. La seule façon d’arrêter cette fantaisie est d’observer l’objet de notre hallucination, en l’occurrence notre propre moi, de l’examiner attentivement et de voir ce qu’il est réellement. Puisque le je imaginaire est comme un voleur furtif, il est nécessaire d’utiliser une astuce pour le capturer. Nous devons, d’une manière ou d’une autre, mettre l’objet en question bien en vue pour l’examiner de près. Parce que c’est dans les états d’émotion intense que le je imaginé est le plus fort, nous devons tirer profit de ces situations, regarder la sensation patente d’un je qui est apparue et essayer de le localiser et de l’identifier. Une autre technique efficace consiste, pendant la méditation, à évoquer délibérément une crise émotionnelle afin de faire remonter à la surface ce sentiment du je. Dans les deux cas, le méditant doit être extrêmement vigilant s’il veut capturer cette image avant qu’elle ne disparaisse. Par cette pratique, il finira par découvrir que le moi qu’il a toujours cru exister n’a aucun fondement. C’était, et c’est toujours, rien de plus qu’une idée fantasque.
Toutes nos souffrances et nos peurs n’existent que parce que nous acceptons passivement le moi illusoire projeté par l’ego. Parce que ce moi semble exister concrètement, il semble être profondément impliqué dans les expériences de gain et de perte et les sentiments de dépression et d’exaltation qui les accompagnent. C’est, en fait, la base de toutes nos souffrances.
À un moment donné de sa contemplation, le pratiquant comprend clairement que toute sa misère naît d’une image projetée et déformée par son propre esprit, une image qui n’a aucun fondement dans la réalité. À ce stade, il a atteint un état d’esprit indestructible, au-delà de toute peur. Quand les méditants tibétains atteignaient ce niveau de réalisation, ils utilisaient une technique habile pour mettre leur nouvelle expérience à l’épreuve. Ils s’imaginaient dans une situation extrêmement effrayante ou forte en émotions et observaient ensuite leurs réactions. Si aucune sensation intense de peur ne s’élevait dans leur esprit, craignant une perte ou une douleur, ils pouvaient être certains de leurs réalisations intérieures. Ce type d’expérimentation est comparable à la façon dont les idées sont testées dans les études scientifiques. Ici, cependant, l’expérience est interne et très personnelle.
Selon la philosophie du grand enseignant indien Nagarjuna, le moi qui apparaît intuitivement à notre esprit n’existe nulle part dans toute la structure atomique du corps. Ce mode de pensée ne doit pas être confondu avec le nihilisme, qui affirme qu’absolument rien n’existe. Qu’est-ce qui existe, alors ? La réponse se trouve dans la philosophie de la voie du milieu de Nagarjuna, qui réfute l’existence du soi imaginé par l’ego, tout en affirmant un soi relatif, produit en dépendance.
Il ne s’agit pas simplement d’un concept philosophique ; cela ne m’intéresse pas ici de parler de philosophie. C’est une méthode pragmatique pour découvrir ce qui est réel et ce qui ne l’est pas. Et si vous observez cela par vous-mêmes, vous verrez de quelle façon votre propre ego imagine l’existence d’une chose qui n’existe pas du tout.
L’ego a pour nature d’être insatisfait et il améliore et embellit intelligemment son identité en lui donnant des formes et des couleurs issues de sa propre imagination.
Quand un bébé naît, les parents donnent arbitrairement un nom à la petite bulle qui est subitement apparue. Ils n’ont aucune raison logique de choisir ce nom spécifique pour cette bulle particulière. « Tu aimes le prénom Christina ? – Oui, ça me plaît. – Bien, alors appelons-la Christina. » Ce n’est pas comme si la mère et le père pouvaient voir que le moi ou la conscience la plus intime du bébé appartenait, dans sa nature même, à une catégorie qui s’appellerait toujours « Christina ». Ou que quelque chose dans ce bébé attend d’être appelé par son vrai nom, « Christina ». À la lumière de la philosophie de Nagarjuna, il s’agit simplement d’une bulle qui apparaît et est ensuite appelée par un nom. Christina est cette combinaison d’un mot et d’une bulle.
Mais l’ego ne se contente pas d’être une bulle avec un nom. Ainsi, dans sa confusion, il brouille les choses en imaginant qu’il existe autre chose. « Je suis davantage qu’une simple bulle, j’ai ma propre expérience en dehors de ça. » L’ego a pour nature d’être insatisfait et il améliore et embellit intelligemment son identité en lui donnant des formes et des couleurs issues de sa propre imagination. De même qu’il ne se contente jamais d’une richesse ou d’une beauté déterminée, quelle qu’en soit la quantité, il ne se contente pas non plus d’être simplement un nom et une bulle. Il ne peut pas accepter la simple réalité : les choses telles qu’elles sont réellement. Par exemple, maintenant que je suis en Espagne, je n’aime plus être Tibétain. Je préférerais être un bel Espagnol avec une chouette moustache. Où que j’aille, je veux être différent. Je ne peux pas admettre ou accepter qui je suis, ou ce que je suis. C’est incroyable comme l’ego est irréaliste ! Son monde est comme le plastique : une pure imitation.
En référence au monde fantaisiste de l’ego, le Bouddha a dit : « Tout est illusion. » Pour comprendre le vrai sens de cette affirmation, voyons d’abord ce que signifie le monde de l’ego. Votre monde correspond à tout ce que vous ressentez par la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher et la pensée ; en d’autres termes, il est composé de toutes vos perceptions sensorielles. L’ego de chacun crée son propre monde personnel. Vous ne vivez pas dans mon monde ; vous vivez dans le monde illusoire de votre propre ego. Pourtant, lorsque certaines personnes entendent que tout n’est qu’illusion, elles interprètent à tort que cela signifie que rien n’a d’importance. « Fantastique ! Je peux voler, boire, prendre de la drogue et halluciner avec du LSD à volonté. Qui s’en soucie ? Ce n’est qu’une illusion de toute façon. »
On utilise divers termes pour se référer à la nature ultime de la réalité. Parfois on l’appelle vacuité, car la vraie nature de tout phénomène est vide, par opposition à l’imagination de l’ego, qui est pleine. Pleine de quoi ? Pleine de concepts, d’attentes, d’angoisses et de projections qui n’ont rien à voir avec la réalité. De façon ultime, tout est vide. La réalité est aussi appelée vide, le vide étant l’opposé du monde solide et concret imaginé par l’ego. Tous les phénomènes, samsariques comme spirituels, sont vides par leur nature même.
Il est essentiel d’éliminer la conception erronée de l’ego à propos de la réalité, car elle est la racine de toute souffrance. La vue de l’ego est avilissante et irréaliste, elle produit une mauvaise opinion de soi et des autres. Elle sous-estime nos véritables potentialités et qualités, créant ainsi un sentiment d’insécurité et de défense. De plus, avec ce genre d’attitude négative, nous nous engageons facilement dans des disputes et des combats les uns avec les autres. L’ego est de nature politique. S’il n’y avait pas d’ego, il n’y aurait aucune raison de se disputer.
Les conceptions erronées de l’ego sur la réalité nous maintiennent également dans la servitude, que ce soit la servitude de fer de l’existence mondaine ou la servitude dorée d’un mode de vie spirituel. La servitude de fer correspond à notre souffrance mentale et physique continuelle dans le cycle des existences insatisfaites appelé samsara, tandis que la servitude dorée consiste à être l’esclave de conceptions erronées et de fausses philosophies.
Beaucoup de philosophies ont une belle apparence, une belle façade dorée. Cependant, aussi respectables puissent-elles paraître, ces vues erronées nous attachent encore à l’ignorance et à la souffrance. Le but suprême est d’être libéré de toute servitude. Mais je ne veux pas dire être libre au sens révolutionnaire du terme. Vous pensez peut-être que ce lama essaie de lancer une autre révolution espagnole ! Non, j’essaie juste de provoquer une révolution dans votre esprit.
©Juillet 2019 - Traduit en français par les Éditions Mahayana / Service de traduction de la FPMT (www.traductionfpmt.info).
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°12 (hiver 2019)
Lama Thoubten Yéshé (1935-1984), né au Tibet en 1935, intègre à l’âge de six ans l’Université monastique de Sera où il étudie jusqu’en 1959. Avec lama Thoubten Zopa Rinpoché, réunis comme maître et disciple depuis leur exil en Inde, ils rencontrent leur premier étudiant occidental en 1965.
En 1974, les deux maîtres commencent à faire le tour du monde et à enseigner en Occident, ce qui amènera finalement à la création de la Fondation pour la préservation de la tradition Mahayana (FPMT).