En harmonie
Par Ajahn Jayasaro
Transcription et traduction : Traduction : Bhikkhu Dipako et Philippe Judenne
Extrait d’un enseignement donné depuis la Thaïlande en septembre 2021 et organisé par l’association Vivekarama. Entre les questions/réponses et leur traduction, on entend de longs silences dans lesquels le pépiement des oiseaux autour du monastère de forêt nous invite à l’écoute et l’attention.

Pouvez-vous nous donner des conseils relatifs à ce que l’on entend par la « parole juste » dans le Noble Octuple Sentier ?
Le principe le plus important est de rappeler les 5 facteurs qui contribuent à ce qu’une parole soit juste et appropriée.
1 - Le premier facteur est que la parole doit être vraie, vraie telle qu’on la connaît.
2 - La parole appropriée doit être bénéfique.
3 - Elle est donnée au bon moment, dans la bonne situation.
4 - Elle est motivée par la bienveillance.
5 - Elle est exprimée poliment.
Avoir l’attention et le discernement du moment juste et approprié de la parole est un aspect très important pour bien communiquer en société et en communauté. Par exemple, quelque chose d’important a besoin d’être dit à quelqu’un et cette personne n’est vraisemblablement pas désireuse d’aborder le sujet et d’entendre ce qui va être dit. Ici, la première chose que nous devons faire est d’examiner notre propre état d’esprit pour voir si nous sommes irrités ou mentalement un peu agités. Même si nos mots sont exacts et que nous croyons vraiment qu’ils ont une portée bienveillante pour cette personne, les émotions présentes dans notre esprit, à ce moment, feront que ce ne sera pas le bon moment pour aborder le sujet. Parce qu’une personne va habituellement plus répondre aux émotions qu’aux mots employés. Et le ton de notre voix, tout ce qui passe imperceptiblement par notre langage corporel va empêcher cette personne d’entendre ce que nous avons à dire. Et pareillement, si nous voyons que la personne est dans un état mental non favorable, par exemple agitée, en colère ou méfiante à l’égard de ce que nous pouvons lui dire, alors ce n’est pas encore le moment d’aborder le sujet. C’est important de discerner notre état d’esprit et celui de la personne en face, particulièrement quand on aborde les sujets importants. Quel sera le bon moment, quel sera le bon endroit pour aborder le sujet ?
« Pratiquer la parole juste et appropriée demande de l’humilité.»
Il faut comprendre pourquoi l’attention à la parole est une pratique importante du Dhamma. Elle n’est pas un support pour la méditation – qui est par elle-même la pratique véritable. La parole juste est une pratique profonde simplement par l’effort d’éviter de dire des mensonges, même de pieux mensonges. C’est un vrai défi, pratiquer la parole juste et appropriée demande de l’humilité. Nous-mêmes et la majorité des gens sommes plutôt honnêtes en général, mais si nous y regardons de très près, nous voyons que – peut-être mus par le désir d’être aimés ou la peur de ne pas l’être, la crainte de voir notre image se ternir aux yeux des autres, le désir d’obtenir quelque chose ou la peur de le perdre – nous endommageons souvent notre engagement à pratiquer et nous nous retrouvons à mentir. Regarder de près notre parole nous permet de voir les états mentaux qui nous en éloignent : les différentes formes d’envie, les différentes formes d’attachement qui se manifestent grossièrement ou subtilement par nos propos. Nous pouvons apprendre beaucoup sur notre esprit en regardant les habitudes qui y participent. La pleine conscience de la parole complète la pratique méditative quand nous regardons notre esprit dans la posture assise ou en marchant[1].
Même si le bouddhisme Theravada met beaucoup l’accent sur le développement des ressources internes pour développer notre propre refuge et pour savoir comment nous occuper de notre esprit, il y a en même temps beaucoup d’enseignements sur l’amitié, sur la façon d’apprendre à être un bon ami pour les autres et comment, aussi, choisir de bons amis. La façon d’être un bon ami pour les autres dépend en partie de notre parole et de notre sagesse car nous pouvons créer de l’espoir et de la confiance, nous pouvons nourrir notre environnement avec notre parole. Mais il n’y a rien qui puisse détruire la confiance et l’espoir aussi rapidement qu’une parole un peu malveillante ou qui n’est pas fiable. La parole juste est une pratique tellement importante et déterminante pour la qualité de nos vies en famille ou en communauté ! Je vois pourtant beaucoup de méditants, même parfois des moines très assidus, passer à côté de cet aspect et tenir des propos inappropriés. C’est un point qu’ils ne voient pas. Dans la pratique, on doit faire se rencontrer en harmonie l’action, la parole et le développement intérieur de l’esprit.
Je rencontre l’agitation mentale pendant ma méditation. C’est vraiment un obstacle. Quel conseil me donneriez-vous ?
Ne vous bagarrez pas avec les pensées comme si elles étaient un ennemi. Ne soyez pas frustré, inquiet ou découragé par le fait d’avoir des pensées. Une technique très pacificatrice consiste à rester sur le support de la méditation (souvent la respiration) et à être conscient de l’agitation. Soyez simplement conscient du fait de penser, cela fait que la pensée disparaîtra d’elle-même. Être conscient est suffisant et souvent plus efficace que de lutter pour revenir encore et encore sur le support de méditation.
Une autre technique peut s’appliquer quand l’agitation est faite d’images virtuelles et de mots qui émergent de manière intense dans votre esprit. Si vous prenez la phrase ou les quelques derniers mots qui arrivent, et que vous les répétez en boucle, alors très rapidement l’esprit s’ennuie et se défait de l’agitation. Le problème quand on ramène l’esprit à l’objet de méditation, par exemple la respiration, est souvent qu’une partie de votre esprit veut encore penser et que c’est jouissif pour elle. En attrapant ses mots et en les répétant encore et encore en boucle, l’esprit se lassera et reviendra au support de la méditation. Par exemple, si vous percevez le ciel pendant une méditation et que vous vient la pensée « je pense qu’il va pleuvoir » et que vous la transformez en « je pense qu’il va pleuvoir », « je pense qu’il va pleuvoir », « je pense qu’il va pleuvoir », « je pense qu’il va pleuvoir », vous ferez rapidement l’expérience de l’ennui et du retour à la respiration. L’idée est de trouver un moyen qui vous permette de lâcher sans effort ce que vous ne voulez plus porter et qui vous fasse préférer l’attention à votre respiration plutôt qu’à une pensée ou un souvenir.
On pourrait faire la comparaison avec la douleur physique. Personne n’aime la douleur physique mais elle a une fonction, celle de nous avertir que quelque chose ne va pas. L’agitation mentale est similaire en ce sens. Presque tout le monde a des périodes d’agitation pendant la méditation mais si elles arrivent souvent ou à chaque fois, comme un problème chronique, alors c’est une information importante : vous êtes averti que quelque chose est déséquilibré dans votre vie. Vous êtes trop occupé, avec trop d’informations et trop de choses en cours. Et plutôt que d’essayer de suivre des techniques de méditation, vous avez besoin de revoir à quoi vous consacrez votre temps, combien d’heures vous interagissez avec les médias sociaux, quelles sortes de conversations vous avez, etc. L’autodiscipline est importante dans ces conditions. Si vous en faites trop, votre cerveau appelle au secours. L’agitation est un cri de douleur de votre cerveau. Vous devez regarder comment vous vivez votre vie dès maintenant.

« L’habileté à répondre aux situations de manière appropriée et composer avec va vraiment dépendre de la façon dont nous mettons en application le Sentier octuple, la persévérance avec laquelle nous entraînons notre comportement éthique, nos paroles, notre esprit et notre sagesse. »
Comment se prépare-t-on à la mort ?
On se prépare à la mort de la même manière qu’on se prépare pour passer la journée d’aujourd’hui et qu’on se prépare pour vivre en général. La vie/la mort, c’est une idée très abstraite et philosophique, et c’est mieux de dire : « Comment vous préparez-vous pour le petit déjeuner » ? « Comment vous préparez-vous pour ce matin, cet après-midi ? » car il s’agit vraiment de comment on se prépare pour ce qui vient après. Et la mort est juste une de ces choses qui viennent après. Alors « se préparer », c’est juste comme si vous vouliez vous préparer pour cet après-midi, ce soir ou demain matin. Vous vous préparez à la mort de la même façon qu’à la vie, qu’à toutes ces choses dans lesquelles vous êtes engagé, comme la prochaine conversation que vous aurez avec une personne que vous aimez. C’est la même chose, il n’y a rien de spécial. Être le plus possible dans la pleine attention, se rassembler le plus possible dans l’instant présent, est ce qu’il y a de mieux. C’est quelque chose que vous pouvez observer très facilement.
Un des enseignements que je préfère du maître vietnamien Thich Nhât Hanh est : « Si vous n’êtes pas suffisamment dans la pleine conscience, très peu de choix s’offrent à vous. Si vous l’êtes suffisamment, il y a beaucoup plus de possibilités. » L’habileté à répondre aux situations de manière appropriée et composer avec, qu’elles soient menaçantes pour votre vie ou non, va vraiment dépendre – et tout ce que l’on peut faire peut se résumer finalement à cela – de la façon dont nous mettons en application le Sentier octuple, de la persévérance avec laquelle nous entraînons notre comportement éthique, nos paroles, notre esprit et notre sagesse. En général, il est souhaitable que la famille, les proches d’une personne sur le départ le rassurent sur le fait qu’il n’y a pas de sujet sur lequel s’inquiéter. En gros, vous ne voulez pas approcher la mort avec le sentiment d’avoir des problèmes non résolus, des préoccupations et des inquiétudes, qu’elles soient matérielles ou relationnelles avec des blessures anciennes. Quand les personnes sur le départ connaissent l’expérience de la méditation et ont un refuge intérieur, alors je préconise qu’elles soient encouragées à se souvenirs des belles et généreuses choses qu’elles ont pu faire dans leur vie et dont elles sont fières. La réminiscence et l’évocation des actes de bienveillance passés est une méditation en soi car elle peut produire ce sentiment qu’on appelle la réjouissance (pali : pāmojja). La réjouissance est le facteur mental clé dans n’importe quelle technique de méditation car elle conduit à la joie profonde, un bonheur ancré dans la stabilité de l’absorption méditative. Encourager quelqu’un sur son lit de mort à méditer sur le support du souffle alors qu’il ne l’a jamais fait avant est inutile, alors que l’encourager à se souvenir des bonnes choses accomplies peut l’aider à stabiliser son esprit et créer une émotion positive qui est la fondation pour la paix et l’acceptation de la situation.

Pensez-vous qu’il existe une conscience infinie, incréée qui soit le nirvana ?
Le Bouddha n’a pas utilisé le mot de conscience. Il a dit qu’il y avait un incréé, un non-né, un non-fabriqué. Je pense que c’est assez clair. Il a toujours volontairement évité d’utiliser le mot « conscience » pour évoquer cet incréé.
Un laïc qui respecte les cinq préceptes, qui pratique chaque jour au sein d’une vie de famille et d’une vie professionnelle, peut-il aspirer au nirvana ?
Je me réfère aux quatre niveaux d’éveil. Le premier s’appelle l’« entrée dans le courant ». C’est un/le tournant, le moment clé de notre vie spirituelle. Un jour, le Bouddha a dit à ses moines que la souffrance que nous avons expérimentée dans nos vies passées est comparable à la planète entière sous nos pieds tandis que la souffrance qui reste à ceux qui sont entrés « dans le courant » est comparable au peu de terre qui reste sous les ongles de leurs doigts. Atteindre l’« entrée dans le courant » est impossible pour ceux qui ont repris naissance dans les mondes infortunés (enfers, esprits avides, animaux). L’« entrée dans le courant » est possible pour ceux qui ont repris naissance dans une existence humaine ou un monde de dévas. Dans ces deux sphères d’existence, à partir de l’« entrée dans le courant », pas plus de sept cycles de vie seront nécessaires pour atteindre l’éveil.
L’« entrée dans le courant » est le but le plus approprié, selon moi, à la pratique d’un laïc bouddhiste. Quand vous êtes à l’« entrée dans le courant », vous avez fait 99,99 % du chemin.
Et depuis l’apparition du Bouddha, depuis 2 500-2 600 ans, beaucoup, beaucoup de bouddhistes laïcs, hommes et femmes, ont réalisé l’« entrée dans le courant » alors qu’ils menaient une vie de famille normale et qu’ils préservaient les 5 préceptes tout en menant une carrière professionnelle, etc.
Si on veut réaliser l’état d’arhat en une seule vie et si on est pressé, la vie monastique est plus conseillée. Mais, comme on l’a dit, l’« entrée dans le courant », qui est la voie indiquée aux bouddhistes laïcs appliqués et assidus, représente 99,99 % du chemin vers la libération des arhats. Ça vaut vraiment le coup d’y aller.
Qu’est-ce qui était le plus important dans l’enseignement du maître Ajahn Chah et quelle parole y revenait souvent ?
Je ne pense pas qu’il soit possible de résumer avec des mots la puissance de l’enseignement d’Ajahn Chah ou l’effet que sa présence produisait sur ses étudiants.
Pour moi, dès le premier jour de ma rencontre avec lui, c’était vraiment de la confiance que j’éprouvais : la certitude que la libération[2] du Bouddha était quelque chose qui existait et qu’il était possible de l’atteindre de nos jours, dans cette époque. C’était la conviction, même si je ne pouvais pas le vérifier, qu’Ajahn Chah était vraiment un être éveillé. Bien qu’Ajahn Chah fût un des grands enseignants des 80 dernières années, ses enseignements n’étaient pas uniques. Il y a tellement de livres et d’enseignements. Mais ceux d’Ajahn Chah pouvaient être très clairs et donnés de façon surprenante par rapport à la manière habituelle de présenter l’enseignement du Bouddha. Mais plus encore : quand on l’entendait enseigner, on sentait que les mots qu’il employait venaient de sa propre expérience et n’étaient pas sortis d’un livre. Même ses enseignements sur des thèmes très communs – qu’on pensait avoir entendus et lus à de nombreuses reprises – avaient une profondeur et un impact qui ne tenaient pas de la simple répétition. Alors que je me documentais pour écrire la biographie d’Ajahn Chah dans les années 1980, je posais la même question que la vôtre à beaucoup de gens. Souvent les paroles du maîtres avaient été : « Toutes les choses sont en changement », « Vous n’avez qu’à lâcher prise ». Certes, ce sont des clichés mais ils avaient été donnés par Ajahn Chah à un moment et un endroit particuliers, à une personne précise, et c’est ce dont elle avait besoin et dont elle se souvenait encore comme le plus important des enseignements qu’elle avait reçus.
Pour répondre à votre question, j’hésiterais beaucoup à résumer l’enseignement d’Ajahn Chah par une formule ou une phrase pour vous l’emballer dans un sac en papier. La question est plus de comprendre qui il était et comment son enseignement était en prise avec le moment présent au point que les mots qu’il employait, parfois même très ordinaires, revêtaient une signification particulière pour ceux qui les écoutaient. J’ajouterai qu’il avait souvent une expression associée à son enseignement, des mots simples : « pas sûr », « peut-être, peut-être pas » qui nous encourageaient à garder à l’esprit que nos représentations sont incertaines et à ne pas nous agripper aux expériences, qu’elles soient plaisantes ou déplaisantes.
En savoir plus :
www.jayasaro.panyaprateep.org/en/about-us (en anglais)
[1] La pratique méditative en marchant, telle que décrite dans le Theravada, consiste à être conscient de tous les mouvements successifs faisant partie du processus de la marche, depuis le moment où on lève le pied, jusqu’à ce qu’on le repose. La marche se fait sur un itinéraire connu à l’avance, souvent une boucle ou de brefs allers-retours.
[2] La libération désigne ici un état de l’esprit libéré définitivement de tous les états mentaux toxiques, source de souffrance et d’insatisfaction.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°19 (Automne 2021)

Ajahn Jayasaro est ordonné bhikkhu en 1980, avec le vénérable Ajahn Chah comme précepteur. Il vit actuellement dans un ermitage au pied des montagnes de Khao Yai, non loin de Bangkok, en Thaïlande. Les enseignements du Dhamma et les retraites de méditation qu’il donne à intervalles réguliers dans un centre de retraite voisin sont une source d’inspiration pour les bouddhistes laïcs comme pour les monastiques. Il est également une figure clé du mouvement visant à intégrer les principes bouddhistes de développement dans le système éducatif thaïlandais. Nombre de ses conférences sur le Dhamma sont diffusées à la radio, à la télévision et sur les médias numériques.