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Hishiryo - Le principe actif du zazen


© www.meditation-zen.org
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Alors qu’aujourd’hui de plus en plus d’Occidentaux ressentent un besoin naturel de se tourner vers des pratiques de méditation, les traditions bouddhistes ont de véritables trésors à leur offrir. Depuis plus de 2500 ans, ces enseignements se sont transmis de personne à personne, de maître à disciple. Dans le zen nous appelons cela la transmission I SHIN DEN SHIN, d’esprit à esprit ou de cœur à cœur. En effet, ces pratiques de méditation ne sont pas des techniques ni des méthodes, elles ne sont pas des outils avec « mode d’emploi joint » ou des moyens thérapeutiques sensés soigner telle ou telle pathologie. Bien plus que tout cela réunit, elles offrent à l’être humain la possibilité de s’éveiller au sens profond de son existence et aux valeurs universelles de la vie.

Ces pratiques de méditation, étudiées et expérimentées pendant des millénaires par des millions de pratiquants et de maîtres, de toutes les traditions bouddhistes à travers toute l’Asie, se sont réinventées et régénérées au fil des siècles, loin de toute inertie et immobilisme. Ces pratiques font véritablement partie du patrimoine de l’humanité et sont aujourd’hui enseignées dans des centaines de centres bouddhistes en France.

La méditation zen, le zazen, est l’une des principales d’entre elles. Ce qui fait son originalité et sa spécificité est à la fois l’importance et la précision de la posture du corps et ce qu’on appelle Hishiryo, le « principe actif » du zazen. Nous allons voir comment cette expression est apparue au fil des siècles et surtout en quoi pouvoir redécouvrir cette « pensée avant les pensées » est un trésor pour l’être humain d’aujourd’hui.

Maître Dôgen - © www.zen-azi.org
Maître Dôgen - © www.zen-azi.org

Lorsque maître Dôgen revint de son voyage en Chine en 1227, il fut assailli de questions au sujet de la pratique du Shikantaza (zazen en japonais) la méditation assise qui était au cœur de ses enseignements. Il écrivit alors son premier texte, le Fukanzazengi : les recommandations universelles pour la pratique du zazen afin de transmettre de façon juste les enseignements reçus en Chine. Pour l’écriture de ces instructions, maître Dôgen s’inspira très largement d’un texte chinois, le Tso-chan-i dont l’origine et la datation ne sont pas définies avec précision. Toujours est-il que ce Tso-Chan-i, instructions pour le Tso-chan (zazen en chinois), constituait un des chapitres importants des règles monastiques établies par maître Hyakujo au VIIIe siècle, règles qui étaient toujours en vigueur dans les monastères chinois que rencontra maître Dôgen.

La première version du Fukan zazen gi de 1227 ayant été perdue, nous n’avons comme référence qu’une autre version écrite en 1233. La version définitive réécrite en 1243 est celle chantée chaque soir dans les monastères zen au Japon. Dans la version de 1233, appelée « Tempuku bon », maître Dôgen reprend de très larges passages du Tso-Chan-i. Dans la partie concernant l’état d’esprit pendant zazen, il répète mot pour mot l’enseignement chinois :

« Lorsque vous avez pris la posture correcte, prenez soin de réguler votre respiration. Lorsqu’une pensée apparaît, soyez-en conscient ; aussitôt que vous en êtes conscient, cette pensée s’évanouit. Si vous pratiquez cela longtemps, l’unité se manifestera et les séparations s’effaceront d’elles-mêmes. Cela est l’art essentiel du zazen. »

Dans la version ultérieure écrite en 1243, la « Rufubon », l’ensemble du texte reste assez similaire à celui de 1233 mais le passage ci-dessus évolue de façon très significative. La phrase chinoise d’origine est transformée en :

« Lorsque vous avez pris la posture correcte, inspirez et expirez profondément. Assis immobile, pensez le non-pensé. Comment penser le non-pensé ? Hishiryo. Cela est l’art essentiel du zazen. »


Calligraphie Hishiryo réalisée par Jacques Kugen Foussadier.

Cette phrase fait référence à une histoire zen très fameuse se déroulant en Chine au VIIIe siècle. Alors que maître Yakusan Igen fait zazen, un moine lui demande : « Que faites-vous alors que vous êtes assis comme une montagne » ? Yakusan répond : « Je pense, shiryo, le non-pensé, fushiryo ». Le moine interroge : « Comment pense-t-on le non-pensé ? » « HISHIRYO ! », répond le maître.

Cette formule est depuis l’un des principaux koan de tout pratiquant du zen Soto et est au cœur de la pratique de zazen.

Bien que l’expression dans sa forme soit différente de la première version, il ne me semble pas qu’elle exprime quelque chose de fondamentalement divergent dans le fond. Si la première expression ressemble plus aux instructions conventionnelles s’inspirant des textes au sujet de la pratique de dhyâna[1], l’histoire de Yakusan nous entraîne immédiatement sur un tout autre terrain : celui de l’expérience directe ! Vous voulez savoir comment penser pendant zazen ? Hé bien allez y voir par vous-même car personne ne pourra vous expliquer réellement quoi ni comment faire… Cette pensée Hishiryo ne peut, par définition, être expliquée à partir des mots et du langage mais uniquement par l’expérience directe et au travers d’un tout autre type de connaissance : celle de l’Éveil, celle de la pratique et non de la théorie. En cela la formulation de maître Dôgen dans cette dernière version du Fukanzazengi est vraiment révolutionnaire : Hishiryo est défini comme un « art essentiel » ou si l’on préfère comme le véritable « principe actif » de la méditation zen. Partir à la découverte de ce « penser sans pensées » c’est comme partir en terre inconnue, mais sans espoir de « ramener » quelque souvenir que ce soit ! Si ce n’est l’expérience elle-même, sans trace ni vestige, car Hishiryo ne peut être vécu que dans l’instant présent.


Comment traduire Hishiryo ?

La traduction même de ce mot est une énigme et ne peut être que maladroite ou, au mieux, partielle. Hishiryo est composé de trois kanji : shi, ryo et hi. Shi, ou cetana en sanskrit, correspond à la pensée qui est à l’origine de la volonté, l’intention nécessaire à l’apparition de tout karma. C’est une des cinq fonctions de l’esprit qui permet la perception des objets dans ce mouvement continu de la saisie mentale. Ryo est une unité de mesure utilisée au quotidien en Chine, l’équivalent du « kilo » en Occident. L’association de ces deux kanji peut donc se traduire par « pensée mesurable » ou « pensée concevable », « conceptualisable ». C’est l’équivalent de ce qu’on appelle de façon habituelle « la pensée », formulée à partir et avec des mots et qui exprime des concepts ou des objets. Enfin le kanji hi est une forme de négation subtile qui pourrait correspondre au préfixe privatif « in », « im » ou « il » comme par exemple : « inhumain, imparfait ou illogique ». Ainsi, bien qu’exprimant tous deux une forme de négation, « non-humain » est différent de « inhumain ». Nous sommes donc en présence de trois propositions : shiryo, le pensé, fushiryo ou le non-pensé et hishiryo, l’impensé… Comment sortir de cette contradiction entre pensé et non-pensé, entre l’affirmation et la négation ? Comment dépasser le dualisme des mots et des concepts et y a-t-il une pensée qui transcende les oppositions ?


Maître Deshimaru - © www.zen-azi.org
Maître Deshimaru - © www.zen-azi.org

Maître Deshimaru traduisait en général Hishiryo par « beyond thinking », au-delà de la pensée ou de la non-pensée. Il disait : « Nous devons penser à partir du tréfonds de la non pensée ! ». Ainsi lorsque le non-pensé est pensé nous sommes dans cette conscience Hishiryo où nous nous laissons « être pensé » par les choses plus que nous les pensons. En réalité c’est ce qui se passe, sans que nous le sachions, à de multiples moments d’une seule journée : la vie « nous pense » ou plutôt nous nous laissons « être pensé » par les conditions du moment tout en étant persuadé que c’est nous qui les pensons…

Notre rapport à nos propres pensées étant confus, il convient ici de rappeler les instructions de base qui sont données à un pratiquant de la méditation zen, le zazen. Dans ce même texte du Fukanzazengi, ces enseignements sont très clairs ; maître Dôgen dit :

« Arrêtez de penser à partir des mots et du langage ; Arrêtez d’entretenir et de ruminer les préoccupations du moment ; Arrêtez de penser à partir du dualisme, du bien ou du mal, du juste ou du faux ; Arrêtez de suivre les fonctions ordinaires du mental comme les jugements et les comparaisons, les calculs et les projections ; Arrêtez d’interférer dans l’activité naturelle de l’esprit en faisant vos commentaires, en saisissant ou en rejetant ce qui se présente ; Arrêtez même tout désir de sainteté … » En bref : arrêtez de faire tout ce que vous faites habituellement !

Lorsque j’ai commencé à pratiquer le zazen, j’avais dix-sept ans et je me souviens avoir été très choqué par la formulation négative de ces instructions. Jusque-là tout ce qu’on m’avait appris depuis que j’étais petit l’avait été par « fais ceci, fais cela, fais comme ça, fais comme ci… » Mais ici maître Dôgen nous dit : arrêtez de penser à partir de la pensée dualiste et rationnelle, à partir des mots et du langage, à partir des jugements, des comparaisons, des suppositions, des projections et des calculs… Cessez de vouloir tout commenter et de vous approprier ces pensées qui apparaissent, de vouloir comprendre les choses… Arrêtez de vouloir devenir quelque chose ou quelqu’un, un saint ou un bouddha ! Cela revient à dire : laissez les choses telles qu’elles sont, soyez simplement conscient des pensées qui apparaissent et ouvrez cette main du mental. Laissez-vous être UN avec les choses, plus de sujet, plus d’objet…

Depuis toujours, les personnes qui souhaitent pratiquer la méditation sont confrontées à deux difficultés principales : la première qui consiste à continuer de penser de façon ordinaire, d’entretenir et de commenter les préoccupations du moment et d’essayer de résoudre ces problèmes d’une façon logique et rationnelle ; cela mène inévitablement à l’agitation de l’esprit et à des états de surexcitation mentale, ce qu’on appelle « sanran ». La seconde qui consiste à croire qu’il faut arrêter de penser, faire le vide des pensées et des émotions parce que ces pensées et ces émotions seraient un obstacle à la paix de l’esprit ; cela conduit inévitablement à un état de somnolence ou de torpeur appelé « kontin ».

C’est l’attachement aux pensées, la saisie mentale, l’identification et l’appropriation qui est la source de toutes les confusions et c’est cette confusion qu’il s’agit de clarifier : je ne suis pas mes pensées, ces pensées ne sont pas moi. Si j’en étais propriétaire je pourrais en faire ce que je veux, les contrôler, les maîtriser… On voit bien, pendant la méditation, que c’est loin d’être le cas….


Qu’est-ce que cette conscience qui crée le « moi » ?

Dans le Lankavatara sutra, un des grands sutras du bouddhisme Mahayana, ce qu’on appelle la conscience est comparée à l’eau de l’océan. Entre l’écume, les vagues, les eaux intermédiaires et celles des profondeurs, il existe des différences sur bien des plans, pourtant tous ces aspects composent l’océan et aucun d’entre eux ne peut lui être séparé. Le sutra utilise cette métaphore pour définir la conscience : il distingue ainsi huit consciences. Les six premières qui sont directement en relation avec les objets et les organes des sens correspondants, les sons, les oreilles et la conscience auditive ; les formes, les yeux et la conscience visuelle, etc. Et enfin les objets mentaux, le mental et la conscience de ces objets mentaux, pensées, émotions, images…

La huitième conscience, appelée Alaya vijnana est la conscience « réservoir » qui accueille de façon neutre toutes les imprégnations karmiques accumulées depuis des temps sans commencement. Au-delà de notre histoire personnelle, Alaya contient notre patrimoine génétique, les karmas hérités de nos parents et d’une façon encore plus vaste toute l’histoire de l’humanité.

La septième conscience, Klistamanas, qu’on peut traduire par « conscience souillée », est la fonction mentale qui saisit les objets, s’identifie et s’attache en créant ce sentiment confus d’un « moi » indépendant, autonome et existant par lui-même. Cette appropriation, à la fois des objets « extérieurs » et des phénomènes « intérieurs » est à la source de l’illusion de l’égo ou de l’existence d’une personnalité séparée du monde. Cette conscience Klistamanas est nourrie en permanence par Alaya. Ces processus de saisies sont tellement rapides et habituels qu’ils nous semblent être la « normalité » et que nous ne remettons plus en question cette façon de penser le monde à partir du « moi ».

« Connaître sans distinguer, savoir sans toucher… » Wanshi Zenji

Ces huit consciences ne s’additionnent pas et ne fonctionnent pas séparément les unes des autres mais ne sont que des aspects et des fonctions particulières de ce qu’on appelle Citta, le cœur-esprit ou la conscience, qui a un sens beaucoup plus vaste de celui qu’on donne en Occident où la conscience se résume trop souvent à « avoir conscience de… ».

Toutes les recommandations et instructions données par les maîtres, en particulier maître Dôgen, concernent cette fonction de klistamanas et donc notre propre relation avec la conscience Alaya, les organes des sens et les objets mentaux. Laisser ce mouvement habituel de saisie et d’appropriation, de jugements et de comparaisons, de commentaires, d’analyses et d’associations d’idées, ce courant continuel de pensées, d’images mentales et d’émotions… Le laisser à lui-même, sans intervenir et sans interférer dans cette activité naturelle du corps-esprit.

Un des très grands maîtres de la tradition zen Soto, Wanshi Zenji, dit : « Connaître sans distinguer, savoir sans toucher… »


Penser avant les pensées ?

Hishiryo n’est pas une conscience supplémentaire qui s’ajouterait ou se substituerait aux huit consciences évoquées précédemment. Hishiryo est dynamique, active et ne ressemble en rien à une forme d’absence de soi ou d’une partie de soi. Ce n’est ni un arrêt, ni un « non-fonctionnement », encore moins un dysfonctionnement. Au contraire, c’est une totale présence, c’est la vie libérée de la saisie et donc une parfaite disponibilité. C’est l’énergie qui éveille la conscience et donc la vie comme les courants marins animent et donnent vie à l’océan.

Une des grandes questions posée par le zen est : quelle est La pensée avant Tes pensées ? Avant les mots, la logique, le rationnel, le bien et le mal, le juste et le faux, quelle est la pensée ?


Devons-nous lui faire à ce point confiance qu’on lui abandonne ce que nous avons de plus précieux : notre propre vie ?



© www.meditation-zen.org
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Une réponse un peu rapide serait de dire qu’il n’y a rien, ou alors une pensée à l’état brut, une pensée « mal dégrossie », imparfaite et maladroite. Mais l’expérience du zazen nous montre que non seulement ce n’est pas le cas mais que cette pensée « avant les mots et le langage » est une pensée étonnamment fine et délicate, incroyablement intuitive car en totale harmonie avec les conditions présentes. C’est une pensée surgie de l’instant et non pas de notre analyse de l’instant. On peut dire qu’on est pensé plus qu’on ne pense ou plutôt qu’on « se laisse être pensé »…

Les fonctions mentales sont un outil extraordinaire et évidemment utiles et précieuses pour l’être humain. Il n’est pas question ici de vouloir les opposer à Hishiryo ou de prétendre que l’une est meilleure que l’autre. Mais comme tout outil elles sont utiles lorsqu’on en a besoin : s’il faut réfléchir, analyser, projeter, raisonner, juger ou spéculer nous savons le faire et nous avons appris à utiliser cet outil depuis que nous sommes tout petits ! Mais pour autant, devons-nous lui faire à ce point confiance qu’on lui abandonne ce que nous avons de plus précieux : notre propre vie ? Car c’est bien cette vie que nous confions presqu’aveuglément à notre intellect, à nos analyses, à notre « mental éduqué » et à notre perception du monde. Nous ressemblons ainsi à un charpentier qui après avoir utilisé son marteau pour clouer ses planches continuerait à taper sur tout ce qu’il a autour de lui !

À ce moment de l’histoire de l’humanité, la « pensée maitrisée », intellectuelle et rationnelle, philosophique, scientifique et technologique, semble avoir pris un « ascendant évident » sur la pensée humaine, tant au niveau individuel que collectif. Mais les impasses et les défis où nous mène l’attachement à la pensée dualiste, que nous commençons seulement à entrevoir, semblent insurmontables et infranchissables à court terme. Redécouvrir et retrouver le contact avec cette « pensée des origines » est une bénédiction et une source d’espérance car ces deux pensées ne s’opposent pas mais montrent l’infinie richesse de l’esprit humain.

Le zazen nous apprend à nous confier à une autre pensée que le mental. Cette confiance devient de plus en plus présente et naturelle et les expériences de la vie quotidienne nous montrent que c’est une façon d’être extraordinairement vivante et présente, profondément créatrice et intuitive, une pensée libérée.

Maître Dôgen disait qu’Hishiryo était l’art essentiel de zazen. Comme tout art, c’est quelque chose qui s’apprend avec un enseignant, qui demande de l’entraînement quotidien, une attention de chaque instant et un abandon constant à plus vaste que nous-mêmes…


[1] Voir l'encadré "Que sont les jhanas ?" de l'article La concentration d’accès (Par le vénérable Henepola Gunaratana)


 
Olivier Wang-Genh

Olivier Wang-Genh pratique le zen Sôtô depuis 1973. Il a été ordonné moine par maître Taisen Deshimaru et a reçu la transmission du Dharma de maître Dosho Saikawa. Fondateur d’une vingtaine de dojos et de groupes de pratique en Alsace et en Allemagne, il est l’abbé du temple de Kosan Ryumon-Ji à Weiterswiller. 




Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°6 (Printemps 2018)


 




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