Extrait de l’ouvrage Initiation à la méditation profonde en pleine conscience, paru aux Éditions Marabout
Les objets de méditation ressemblent à des rampes de lancement mais, une fois que vous avez atteint le jhana [voir encadré], tout ce qui suit est semblable. L’esprit concentré est solitaire, seul, ne dépendant de rien d’extérieur. Quel qu’il soit, l’objet utilisé pour abandonner les obstacles et parvenir à la concentration est dépassé.
Imaginez un maître-nageur qui encourage un enfant à se tenir à une planche, dans le petit bain d’une piscine. Il veut lui apprendre à nager. Quand l’enfant effectue ses battements de pieds avec une aisance suffisante, le maître-nageur enlève doucement la planche. Alors, l’enfant apprend peu à peu à flotter sans aide. L’objet de méditation est semblable à la planche : on l’utilise jusqu’à ce que la capacité soit développée, puis on l’abandonne.
Le point d’entrée
Si vous avez essayé de méditer, ne serait-ce qu’une seule fois, vous connaissez déjà le stade initial : c’est votre esprit normal.
Votre focalisation vagabonde et vacille. Vous percevez la respiration de temps à autre, mais vous la perdez sans cesse et vous partez dans des rêveries, des souvenirs et des conversations imaginaires avec on ne sait qui. Vous vous en rendez compte et vous revenez à votre point de focalisation. Vous hésitez, oscillez, allez dans un sens et dans un autre, de la respiration à on ne sait quoi — des pensées qui vous dispersent, des sentiments et des sensations.
Votre première victoire advient quand vous vous détachez un tout petit peu du monde. Avec ses bruits et ses sensations, le monde extérieur passe à l’arrière-plan. Ils sont toujours là, mais ils vous dérangent moins. Vos pensées aussi sont toujours là, mais elles sont plus calmes et vous importunent moins souvent. Vous entendez des bruits, vous sentez des odeurs, vous pensez à des choses, mais cela ne vous dérange pas tellement. Une certaine paix est présente de temps à autre. Votre corps est de plus en plus tranquille. Vous savez que vous allez dans la bonne direction. Pendant de courts instants, votre esprit commence à se poser sur la respiration. Vous vous rendez compte que vous parvenez à l’y ramener plus facilement.
En général, c’est à ce moment-là que vous commencez à avoir quelques véritables intuitions sur votre mode de penser, et vous réalisez que ces pensées et ces sensations sont réellement agaçantes, vraiment dérangeantes ! Cela n’est pas une théorie ; vous ressentez vraiment que vous focaliser avec calme sur un point unique est beaucoup plus agréable. En fin de compte, comparées au calme, même les pensées agréables sont dérangeantes.
Vous commencez également à voir les obstacles. Que vous les appeliez ainsi ou non, vous remarquez que certaines pensées et certaines sensations sont plus perturbantes que d’autres et vous apprenez à les laisser partir, à les laisser passer sans les saisir.
Le renforcement de la concentration
Après une période d’effort, un renforcement sensible de la concentration se produit. Les facteurs mentaux qui arriveront finalement à maturité dans le jhana — des qualités telles que l’uni-fixation et la félicité — se remarquent aisément. C’est votre premier grand succès. C’est un état proche du vrai jhana. On l’appelle concentration « d’accès » car elle est la porte d’entrée à l’état véritable.
La concentration reste instable, mais votre esprit poursuit ses efforts et cela devient plus facile. Vous fluctuez entre votre focalisation calme et votre dialogue intérieur. Vous êtes encore ouvert à vos sens. Vous entendez et ressentez normalement, mais cela se passe à l’arrière-plan. La respiration est une pensée dominante — un objet, une chose —, mais elle n’est pas votre unique objet d’attention. De fortes sensations de vivacité et de plaisir s’installent. Il y a la joie et la satisfaction, ainsi qu’un état particulier de non-préférence, appelé équanimité. Si ces états sont très faibles, ils commencent à apparaître. Ils vont mûrir.
Votre attention touche la respiration d’une manière répétée, s’y pose et s’envole, puis commence à rester plus longtemps avec elle. Vous pouvez ressentir de la légèreté ou bien avoir l’impression de flotter. Avec l’œil mental, vous pouvez voir des formes chatoyantes ou des éclairs de lumière. Il ne s’agit pas de phénomènes visuels dans les yeux ; ils sont totalement dans l’esprit.
C’est le royaume des visions. Si jamais une divinité ou une entité vous parlait, c’est ici que cela se passerait. Vos schémas de pensée normaux sont interrompus et une imagerie mentale profonde peut se manifester. Vos visions peuvent être merveilleuses ou terrifiantes, ou encore être d’étranges séquences kaléidoscopiques sans signification. Quelles qu’elles soient, vous les laissez simplement où elles sont et vous ramenez l’esprit à la respiration. Elles ne sont rien de spécial, juste d’autres pensées discursives déguisées.
La concentration d’accès et la respiration
Pendant que vous continuez à respirer, remarquez le début, le milieu et la fin de chaque inspiration, et la pause brève qui leur succède. Ensuite, remarquez le début, le milieu et la fin de chaque expiration. Ainsi, vous assurerez la force de votre Attention en approchant du jhana. Si vous ne leur portez pas une attention pure et minutieuse, vous serez incapable de discerner les phases de chaque respiration. Chacune d’entre elles devrait être perçue à l’endroit où vous sentez le contact avec l’air. C’est la raison pour laquelle il est très important de repérer l’endroit où le souffle « touche », avant que le jhana se développe, et de prêter une attention pure et totale à cet endroit précis. En prêtant une attention totale, vous pouvez également être conscient de la nature intrinsèque de n’importe quel phénomène, dès son apparition.
Votre respiration devenant de plus en plus subtile, les détails commencent à ne plus pouvoir être discernés. Finalement, ils disparaissent et, tout naturellement, l’esprit ne demeure qu’à l’endroit où vous sentiez le contact avec l’air. À ce stade, vous commencez à ressentir l’inspiration et l’expiration comme une seule sensation.
Ne suivez pas le parcours du souffle jusqu’aux poumons ou hors du nez. Demeurez simplement avec cette sensation unique.
La technique peut être comparée à une personne qui, souffrant d’un torticolis, pousse un enfant assis sur une balançoire. Cette personne ne peut pas bouger la tête, et la garde donc droite. Quand la balançoire passe juste en face d’elle, elle lui donne un petit élan. La balançoire va dans la direction de cette poussée. Quand la balançoire revient, elle lui donne un petit élan en sens inverse. Conservez votre attention sur le point où vous sentez l’air. Ne suivez pas son mouvement.
Voici une autre analogie. Imaginez un détecteur électronique fixé à un mur. Chaque fois qu’une personne s’en approche, une lumière s’allume. Dès que la personne est passée, la lumière s’éteint. De même, chaque fois que vous inspirez ou expirez, votre esprit détecte la sensation produite par l’air inspiré ou expiré à l’endroit où il touche le nez. L’esprit enregistre la sensation sans suivre le mouvement de l’air.
Chaque fois que l’esprit s’éloigne de la sensation de la respiration, vous l’y ramenez. Répétez ce mouvement aussi souvent que nécessaire, jusqu’à ce que l’esprit reste facilement sur la respiration quand elle entre et sort, en passant par l’endroit où vous avez établi votre attention. Ensuite, vous serez capable de voir le moindre de ses aspects.
Pendant que vous observez chaque étape de votre respiration, celle-ci finit par devenir de plus en plus subtile, jusqu’à ce que vous ne puissiez même plus sentir son mouvement. Vous êtes seulement conscient d’une sensation forte mais agréable à l’endroit où vous avez établi votre attention. L’esprit abandonne tout d’abord l’observation du début, du milieu et de la fin du souffle. Puis, il se focalise seulement sur l’inspiration et l’expiration. Enfin, même la respiration subtile est remplacée par cette sensation forte unique, située au point de contact avec l’air.
Inspirant et expirant, vous faites l’expérience de la sensation. Quand la respiration se modifie, la sensation se modifie à son tour. Vous percevez le changement du souffle et celui de la sensation. La pensée : « Ceci est la respiration — cette sensation, cette perception » est appelée « formation volitive ». D’une manière intentionnelle, ou « volontaire », vous prêtez attention à la respiration et à ses sensations. Votre conscience change également à mesure que votre respiration, votre sensation, votre perception et votre pensée changent. Vous réalisez que tout état de conscience change aussi, qu’il apparaisse à partir d’une image, d’un son, d’une odeur, d’un goût, d’un contact ou encore d’une pensée.
Pendant que vous êtes conscient de l’impermanence de la respiration, si l’esprit se tourne vers un son, remarquez son impermanence. Ignorez la réaction émotionnelle ou conceptuelle qu’il induit. Observez seulement l’impermanence. Le son apparaît et disparaît. Il y a le son, puis le silence.
Si l’esprit passe à une autre sensation, remarquez son impermanence. Si l’esprit se fixe sur une perception, remarquez son impermanence. Si l’esprit se porte sur votre propre attention, rendez-vous compte de l’impermanence de l’attention elle-même. En d’autres termes, vous êtes attentif à l’impermanence de tout ce dont vous faites l’expérience, y compris celle de votre propre capacité d’attention. Lorsque l’esprit se stabilise et ne se porte plus sur quoi que ce soit d’autre que la respiration, vous restez avec le souffle et vous êtes seulement conscient de son impermanence.
Quand tous les obstacles se sont calmés, la joie apparaît. Développez-la et lâchez l’impatience. Laissez la joie se répandre dans tout votre esprit et dans tout votre corps. C’est aussi une pensée juste.
Fixez l’attention sur la sensation du souffle, au bord des narines. Demeurez avec elle, tandis que la respiration ralentit naturellement et devient subtile et légère. Laissez s’estomper les pensées liées à la respiration. Demeurez avec la seule sensation. Laissez simplement le processus se dérouler. Ne tentez pas de l’accélérer.
S’approcher du premier jhana
Pendant la concentration d’accès, quelques phénomènes intéressants se produisent. Les méditants parlent d’expériences oniriques, d’étranges sensations de lévitation, de l’impression de flotter ou encore d’un écoulement. Certaines personnes relatent aussi des visions, mais vous ne devriez ni rechercher ce genre de choses, ni vous en inquiéter, qu’elles interviennent ou non. Votre attention revient encore et encore à l’objet de méditation, le perçoit et repart, puis tourne autour de lui de plus en plus près. Alors que le premier jhana approche, il y a un stade où votre attention « s’absorbe » dans l’objet de méditation.
Vous parvenez au premier jhana avec la sensation belle et agréable qui provient du fait d’avoir surmonté les obstacles et pratiqué metta[1]. Votre joie et votre bonheur naissent de la séparation d’avec toutes vos activités physiques dans le monde ainsi que d’avec les obstacles qui en résultent. Désormais, vous pouvez respirer une bonne fois et vous détendre. Vous pouvez vous asseoir tranquillement et profiter de la solitude et de la paix.
Bien que votre concentration dans le premier jhana ne soit pas très profonde, vous savourez la libération du tourbillon des activités du monde. La concentration et l’équanimité sont également présentes, bien que ces deux facteurs ne soient pas prédominants dans le premier jhana. Il y a aussi l’uni-fixation, ou unification de l’esprit. Dans le premier jhana, la joie et le bonheur que vous ressentez proviennent de la solitude et de l’absence d’obstacles.
Certains enseignants insistent sur l’importance d’utiliser la sensation de joie comme outil pour entrer en jhana. Ils conseillent d’élargir cette joie si vous ne l’éprouvez qu’en un seul endroit. Le corps entier devrait être baigné et saturé par le ravissement. Il s’agit d’une sensation physique, bien qu’elle ne soit pas du type de celles qui vous sont familières dans la vie ordinaire. Elle est analogue à un phénomène sensoriel très agréable, mais non similaire ; elle est beaucoup plus subtile et satisfaisante.
Vous pouvez prendre le contrôle de cette sensation et, dans une certaine mesure, la diriger. Une fois que vous avez appris à vous concentrer, vous pouvez avoir accès à cette expérience délicieuse chaque fois que vous le souhaitez et demeurer en elle aussi longtemps que vous le désirez.
Par exemple, quand vous faites la méditation metta, des sensations peuvent apparaître au centre de la poitrine. Il s’agit en général d’une sensation de chaleur corporelle très agréable. Aussitôt qu’elle apparaît, vous devriez abandonner la pratique de metta, placer toute votre concentration sur la sensation et élargir celle-ci afin qu’elle se répande dans l’ensemble du corps. Cette sensation physique est analogue aux sensations de joie et de félicité plus subtiles du jhana. Elle peut servir de pont pour vous permettre de glisser naturellement dans le jhana.
Quand vous vous êtes débarrassé de tous les obstacles, la respiration devient très subtile. Il se peut que vous ne la sentiez même plus. Vous pouvez croire qu’elle s’est arrêtée, mais il n’y a aucune inquiétude à avoir : elle reste présente. Lorsque tous les facteurs dérangeants ont disparu, l’esprit retourne naturellement à la respiration. Quand elle sera devenue assez subtile pour ne plus être perçue, votre esprit prendra la mémoire de cette respiration subtile comme objet de focalisation pour parvenir à la concentration.
Guettez cette transformation de la sensation en une sorte d’image vive rémanente. Restez avec elle. Soyez persévérant. Il se peut que ce souvenir soit ensuite remplacé par une petite étincelle de lumière. Si cela est le cas, celle-ci devient le point de focalisation de votre attention. C’est un moment très important, situé juste avant la véritable concentration. Cette étincelle est votre signal. Vous êtes sur le point d’entrer en jhana.
Au début, il peut s’agir d’une expérience fugitive, très difficile à identifier. La première fois, il est possible que cela ne soit qu’une discontinuité étrange et indéfinissable, entraînant souvent un sursaut d’étonnement : « Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-il arrivé ? » Ne questionnez pas de telles expériences. Toute réflexion verbalisée vous fera vous éloigner du but. Demeurez dans votre pratique de la concentration. Si des expériences étranges apparaissent, dont vous pensez qu’elles pourraient être le jhana, n’y prêtez pas attention. Quand le véritable jhana apparaîtra, vous saurez ce que c’est.
Si tout va bien, dans l’instant qui suit l’expérience de l’étincelle, vous parvenez à la vraie concentration jhanique et vous la maintenez. Il y a des pensées de générosité, d’amitié et de compassion que vous avez déjà cultivées en surmontant l’avidité, la haine et la cruauté. Ce ne sont pas réellement des « pensées ». Vous ne ressentez qu’une projection de la générosité, de l’amitié et de la compassion, qui tiennent à distance l’avidité, la haine et l’aversion. Quant à la joie, au bonheur et à la concentration dans le jhana, ils ont pris le pas sur la somnolence, l’agitation et le doute.
Que sont les jhanas ?
Jhâna est un terme pali (traduit par dhyana en sanskrit, bsam-gtan en tibétain, channa, chanding en chinois, zenna en japonais, son en coréen).
Les jhanas sont des états de la fonction mentale qu’il est possible d’atteindre par la concentration profonde. Ils se situent au-delà du mécanisme de l’esprit ordinaire, conceptuel — celui avec lequel vous êtes en train de lire ce livre à cette minute même. Pour la plupart d’entre nous, ce fonctionnement conceptuel est tout ce que nous avons jamais connu et le seul que nous concevons. En ce moment, il est peu probable que nous puissions même imaginer ce que cela serait d’être au-delà de la pensée, au-delà des perceptions sensorielles, au-delà de notre asservissement aux émotions. La raison en est que le niveau mental qui essaie d’imaginer est uniquement constitué de sensibilité, d’intellection et d’émotivité. C’est tout ce que nous avons la possibilité de connaître. Mais les jhanas se trouvent au-delà de ces phénomènes. C’est une gageure de les décrire, car les seuls mots que nous connaissons sont liés aux concepts, aux impressions sensorielles et aux émotions qui nous hypnotisent.
Le mot jhâna est un dérivé de jhâ (qui provient du sanscrit dyai), signifiant « brûler », « supprimer » ou « absorber ». Ce qu’il veut dire, en tant qu’expérience, est difficile à exprimer. En général, il est traduit par « état méditatif profondément concentré », ou « concentration d’absorption », voire simplement « absorption ».
Cependant, traduire jhâna par « absorption » risque d’être trompeur. Vous pouvez être absorbé dans n’importe quoi — payer vos impôts, lire un roman, concevoir une vengeance, pour citer quelques exemples simples. Mais il ne s’agit pas de jhana. Le mot « absorption » peut aussi suggérer que l’esprit devient tels une pierre ou un légume, sans aucune sensation, perception ni conscience. Quand vous êtes totalement absorbé dans l’objet de votre méditation, quand vous vous unissez à lui, ne faites plus qu’un avec lui, vous êtes complètement absent. Mais ce n’est toujours pas le jhana, du moins pas ce que les bouddhistes considèrent comme un « vrai jhana ». Car, dans le vrai jhana, vous pouvez être inconscient du monde extérieur, mais vous êtes entièrement présent à ce qui se passe intérieurement.
Le vrai jhana est un état d’esprit équilibré dans lequel de nombreux facteurs mentaux sains travaillent ensemble avec harmonie. À l’unisson, ils rendent l’esprit calme, détendu, serein, paisible, apaisé, doux, malléable, vif et équanime. Dans cet état d’esprit, la pleine conscience, l’effort, la concentration et la compréhension sont consolidés. Tous ces facteurs travaillent ensemble, en équipe.
Et, comme il n’y a pas de concentration sans sagesse ni de sagesse sans concentration, les jhanas jouent un rôle très important dans la pratique de la méditation.
[1] Metta : état d’esprit caractérisé par l’amitié-bienveillance. C’est l’un des quatre états sublimes (brahmaviharas). Metta désigne également la méditation qui génère l’amitié-bienveillance à l’égard de soi-même et de tous les êtres.
Le vénérable Henepola Gunaratana est né au Sri Lanka en 1927 et a reçu l’ordination de moine bouddhiste à l’âge de douze ans dans la tradition de la forêt. Depuis 1982, il réside à la Bhavana Society, monastère situé aux États-Unis et dont il est l’un des cofondateurs. Il continue à voyager à travers le monde pour donner des conférences et diriger des retraites.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°6 (Printemps 2018)
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