Guérir l’esprit
- Sagesses Bouddhistes
- 30 juil. 2024
- 8 min de lecture
L’urgence de ne rien faire
Par Stéphane Gallois
Photos stanislas Wang-Genh
La situation écologique et humanitaire internationale inquiète les pratiquants du bouddhisme zen Sôtô. Lors d’un symposium organisé les 27 et 28 avril 2024, l’Association Zen Internationale s’est posé la question de la nécessité de « guérir l’esprit ». Vaste débat autour de moines, nonnes, philosophes, psychothérapeutes et spécialistes des neurosciences.
Plus de quarante ans après un premier symposium consacré à « Guérir l’esprit », il semble que celui-ci soit encore bien malade. C’est en tout cas le constat partagé par les intervenants du second symposium organisé par les disciples du moine zen japonais Taisen Deshimaru au temple de La Gendronnière, près de Blois.
« Selon certaines études, nous sommes tous d’énormes narcissiques », confirme Alix Myôshô Helme-Guizon. Nonne zen et docteure en neurosciences, elle interpelle les quelque soixante-dix personnes présentes en évoquant une expérience qui montre « à quel point nous aimons nous voir en photo ou dans le miroir ».
L’esprit est-il vraiment malade ?
Un travers que la chercheuse attribue à l’ego, ou « moi narratif », un pan de notre esprit « utile dans la vie de tous les jours, mais qui a le défaut de ne pas connaître l’impermanence ». C’est lui qui nous rend sujets à la souffrance.
Plus globalement, rebondit Gérard Chinrei Pilet, le monde moderne est porteur de multiples maux. « Aux conséquences de trois siècles de matérialisme, parmi lesquelles l’individualisme et la grave crise écologique que nous connaissons, s’ajoute une crise morale caractérisée par une perte du sens du devoir et une pratique décomplexée du mensonge », déplore-t-il.
Le professeur de philosophie et abbé du temple Sendan Zen Ji voit poindre ainsi de « graves périls » pour l’esprit, « dans le progrès technologique, comme l’utilisation du nucléaire par exemple, ou dans les projets dits transhumanistes ».
« Une autre déviance de l’esprit, relève-t-il encore, est la confusion du psychique et du spirituel dans des pratiques plus individuelles ou mondaines que transpersonnelles. On observe aujourd’hui l’avènement de ce matérialisme spirituel contre lequel nous mettait en garde Chögyam Trungpa Rinpoché, il y a plus de cinquante ans. »
À leur décharge, tempère Simone Jiko Wolf, « la plupart des gens ont trop de choses à faire de nos jours. Ils sont perdus dans le brouillard de leurs activités. Ils en oublient les formes essentielles d’une vie sociale comme la politesse ou la courtoisie. »
L’abbesse du temple Kosetsuji en Suisse n’hésite pas à mettre en cause les médias qui « entretiennent l’incertitude et le doute ».« De grandes souffrances en découlent », constate-t-elle.
Illustrant cette scission entre les humains et les vertus de leur esprit, Raphaël Dôkô Triet cite l’astrophysicien Aurélien Barrau qui dénonce, dans nos sociétés, « un recours systématisé à l’argument scientifique ». Cela « laisse penser que philosophie, poétique et éthique ne sont plus d’actualité », estime l’abbé du temple Seikyuji en Espagne.

Qu’est-ce que l’esprit ?
N’ayant pu se déplacer, Raphaël Dôkô Triet a fait lire son message. Il y compare l’esprit de l’homme moderne à un cavalier filant au galop : « Où vas-tu ? » lui demande un paysan ; « Je ne sais pas. Demande au cheval ! »
L’esprit donc serait malade. Mais de quel esprit parle-t-on ? Les questions à ce sujet n’ont pas manqué lors des temps de débat et de la table ronde organisée en clôture du symposium (lire par ailleurs). Et pour cause : « Pour maître Eka, l’esprit est insaisissable », a rappelé Roland Yuno Rech, psychothérapeute et enseignant au temple Gyobutsuji à Nice.
N’empêche, Olivier Reigen Wang-Genh, abbé du temple Kosan Ryumon Ji en Alsace, s’appuie sur sa « propre expérience » et sur les enseignements de Dôgen, pour exprimer « deux évidences ».
« D’abord, le corps et l’esprit sont un ; les croire séparés crée la confusion, l’idée d’un esprit qui animerait le corps est une erreur. Ensuite, l’esprit lui-même est un ; ce n’est pas un empilement de fonctions, même si on a tenté de le décrire en distinguant ses différentes activités. »
Ce que fait par exemple Alix Myôshô Helme-Guizon dans un souci pédagogique. Il y a trois types d’esprit, de « moi », affirme-t-elle : le moi ordinaire ou moi narratif, très prompt à éprouver des sentiments négatifs ; le moi minimal qui ne porte pas de jugement ; et le moi sans ego qui se sent en « fusion avec l’environnement ».
La neuroscientifique confirme que corps et esprit ne font qu’un. « On a des neurones dans tout le corps qui participent au traitement de l’information. » Et d’ajouter que la conscience n’en forme qu’une toute petite partie. « Elle est à l’esprit ce que la partie émergée de l’iceberg est à l’iceberg tout entier. »
Olivier Wang-Genh distingue pour sa part huit niveaux de conscience. « Le septième, manas, joue un rôle central, explique-t-il.Cette conscience personnelle, subjective, lieu de l’ego ou du moi narratif, est la boîte à outils qui relie les différents niveaux de l’esprit. »
Essentielle, « c’est aussi celle qu’il faut savoir mettre au repos, avec la pratique de zazen par exemple, pour libérer l’esprit », enseigne-t-il.
Le zen, un remède ?
Plus largement, « les quatre sceaux du Dharma sont des remèdes pour l’esprit, affirme la nonne zen Katia Kôren Robel, abbesse du temple Myô-Unji en Bourgogne : anitya, l’impermanence, nous rappelle que tout peut se modifier favorablement ; dukkha, la souffrance, nous incite au détachement et à la créativité ; anatman mène à l’oubli de soi dans l’interdépendance avec tout et au nirvana où tout est paix et où il n’y a pas d’esprit à guérir. »
Pour Marc de Smedt, éditeur et écrivain, « zazen amène la paix de l’esprit et ainsi influence le monde tout entier et se répand par cercles concentriques ». Celui qui fut un des premiers disciples de Taisen Deshimaru insiste sur l’importance de la respiration. « Sensei nous enjoignait de penser avec le corps. Comment allez-vous sous le nombril ? disait-il, pour nous pousser à prendre conscience de notre respiration profonde et ainsi changer de point de vue. »
Maître Deshimaru appelait à « une révolution intérieure », une « véritable réforme de la mentalité moderne », ajoute Gérard Pilet. Comme lui, le professeur de philosophie aspire à « replacer l’éthique en amont de la recherche scientifique et technologique et à ne pas la sacrifier sur l’autel de la compétition économique ou militaire ».
« Le zen et son esprit mushotoku [sans profit] sont une précieuse contribution » à cette guérison, affirme-t-il, conforté par Roland Rech selon qui, « dans le zen, le soi étant non-substantiel, on devient un avec ce que l’on fait et on s’éveille de notre rêve égocentrique ».
Le psychothérapeute insiste aussi sur la pratique du don. « En pratiquant la paramita [vertu suprême] du don, on s’harmonise avec les autres. » Des bienfaits confirmés par Alix Myôshô Helme-Guizon : « Des expériences ont montré qu’on se lasse de recevoir mais jamais de donner, explique la scientifique. L’expression de la gratitude inhibe l’anxiété. »
« Et du don découle la parole aimable qui peut renverser les cieux », renchérit Simone Jiko Wolf. Finalement, « guérir l’esprit, c’est revenir à la condition normale. Il suffit qu’il n’y ait ni amour, ni haine, pour que la compréhension apparaisse ». On peut alors faire gasshô, les mains jointes, en signe de « non-séparation ».
« En effet, zazen permet de changer les habitudes du moi narratif. Peu à peu, il transforme le cerveau et la relation aux autres »,confirme, preuves à l’appui, Alix Myôshô Helme-Guizon. « Ainsi, la voie du milieu permet de créer l’accord dans les couches les plus profondes de l’être humain, conclut Simone Wolf. C’est cela, guérir l’esprit. »
Mais le faut-il vraiment ?
Doit-on réellement guérir l’esprit ? C’est la question que pose, de manière un peu provocatrice, le chercheur Christian Miquel, docteur en philosophie comparée et science des religions. Il évoque l’histoire célèbre du patriarche Eno.
À un moine qui prétendait que « notre esprit est comme le miroir précieux ; aussi devons-nous l’épousseter chaque jour pour que la poussière ne s’y dépose pas », Eno, alors simple commis de cuisine, répondit : « Il n’y a pas d’arbre de la Bodhi, ni de miroir précieux. Tout est vide. Où la poussière pourrait-elle se déposer ? »
Ainsi, pour Christian Miquel, « puisque tout est là, déjà présent et éveillé, faut-il vraiment réformer ou nettoyer l’esprit ? » Et le spécialiste des religions de rappeler les multiples dérives de telles tentatives, depuis Platon et plus en encore au cours du siècle dernier.
Comme alternative à la tentation de « guérir l’esprit », il propose une réforme des structures sociales pour un monde plus ouvert et dynamique fondé sur une communication de qualité. Un système – ou des systèmes – qui s’appuierait « sur la reconnaissance d’une absence radicale de fondement de l’être humain et sur l’interdépendance de chaque chose ». Un monde plus bouddhique, donc, qui « favoriserait l’éclosion et le foisonnement d’une multiplicité d’éthiques ».
« Puisque toutes les voies réformatrices ont échoué individuellement, ne pourrait-on pas les suivre ensemble et les faire confluer ? » interroge-t-il, citant Edgar Morin.
Pour Olivier Wang-Genh, la tentation de guérir l’esprit doit éviter un autre écueil : celui de chercher à se débarrasser de manas. « Car c’est à partir de ce niveau de conscience ordinaire que nous produisons l’esprit d’éveil », selon maître Dôgen. Il faut, en revanche, ne pas en faire notre seul mode de pensée.
Le moine alsacien plaide pour la réhabilitation de prajna, l’esprit de sagesse inné. « Trois siècles d’anthropocène ont mené à une amnésie collective à son sujet car prajna n’est ni consommable, ni monétisable », estime-t-il, appelant à un retour aux bases de « l’hygiène spirituelle » : « On ne peut pas laisser entrer n’importe quoi dans notre esprit comme si cela n’avait pas de conséquences. »
« Le zen offre cette possibilité aujourd’hui, conclut-il. C’est non seulement infiniment précieux mais c’est même une urgence d’intérêt général. »
Questions d’auditeurs
L’avenir, ce sont nos enfants. S’ils naissent avec les qualités du Bouddha, comment faire en sorte qu’ils les conservent en grandissant ?
- Simone Jikô Wolf : La meilleure des pistes, c’est votre exemple, votre manière « d’exemplifier » la voie du Bouddha.
- Gérard Chinrei Pilet : En effet, nous avons tous la nature du Bouddha. Mais c’est une graine. Et il faut jardiner la terre de l’esprit par l’éducation, la pratique de la vigilance. Nous devons nous y appliquer pour leur en transmettre le goût.
- Un auditeur : Certains établissements scolaires ont tenté de proposer des séances de méditation mais il y a eu des oppositions. L’Éducation nationale ne semble pas prête pour ça aujourd’hui.
- Autre auditeur : Une bonne nouvelle toutefois, le ministère vient de décider la mise en place de cours d’empathie. Mais on ne sait pas bien encore ce qu’il y aura dedans.
Quel lien faites-vous entre la « maladie » de l’esprit et la crise écologique ?
- Gérard Chinrei Pilet : Parmi les trois poisons [que le bouddhisme considère comme étant à l’origine de la souffrance], l’ignorance prend racine dans l’illusion de la séparation. Si cette illusion régresse, par la pratique, on peut revenir à l’unité avec toutes les existences. Et cela aura des effets sur la nature qui est considérée, de plus en plus, comme séparée de l’homme.
Par ailleurs, en agissant sur le poison de l’avidité, on peut aussi réduire la prédation. Ce sont ces deux poisons qui rendent possibles tous les crimes contre la nature.
Je travaille sur les questions écologiques au niveau national et européen. Les débats sont violents et empoisonnés. Face aux tentatives d’intimidation de certains acteurs, ne doit-on pas parfois être brutal en retour ?
- Gérard Chinrei Pilet : Vous êtes impliqué dans une guerre idéologique où tous les coups sont permis. Mais un bodhisattva ne doit pas jouer ce jeu sinon il rabaisse son action. Il faut cultiver des attitudes inspirées par l’idéal du bodhisattva.
Quelle est la place des rêveries dans le zen ?
- Alix Myôshô Helme-Guizon : Elles sont à leur place. On ne doit pas les cultiver mais les laisser passer. C’est notre part de créativité qui s’exprime.
L’intuition a-t-elle une source dans le cerveau ? Qu’en dit le zen ?
- Alix Myôshô Helme-Guizon : L’intuition est une réflexion non consciente qui soudain monte à la conscience.
- Gérard Chinrei Pilet : Elle se développe lorsque la conscience s’ouvre. Maître Deshimaru disait que zazen développe l’intuition.
- Olivier Reigen Wang-Genh : L’intuition, c’est la présence. Lorsqu’on suit l’ordre cosmique, la porte s’ouvre.