Par Laurent Deshayes
Extrait de Paroles de bouddhas, paru aux éditions du Seuil
La place des femmes [dans le monde bouddhiste] est paradoxale. Le Bouddha n’a pas fait œuvre de révolutionnaire d’un point de vue social car son discours s’est avant tout placé sur le terrain spirituel. Or lui-même comme ses successeurs ont vécu dans des sociétés où les femmes étaient souvent reléguées à une position inférieure et dépendante. La création d’un ordre monastique féminin a cependant ouvert un nouveau champ d’action pour elles. Par les valeurs de partage, de respect, de bonté qu’il véhicule, l’enseignement a lentement entraîné des mutations dans la marche de la société ; l’émancipation des femmes ordonnées n’en est pourtant qu’à ses balbutiements.
La question des nonnes
En fondant un ordre féminin, le Bouddha a créé une alternative qui, en outre, plaçait les hommes et les femmes sur un pied d’égalité. À l’instar des hommes, au fil du temps, des femmes furent donc reconnues par le Bouddha comme des arahant, l’une des plus remarquables étant peut-être Khema, l’épouse du roi Bimbisara, qui réalisa cet état intérieur avant même d’être ordonnée. Il est donc assez fréquent de retrouver ces nonnes dans de nombreux enseignements, soit comme personnages centraux, soit comme requérantes ou témoins. Mais bien qu’elles fussent louées par le Bouddha, les nonnes furent placées à un rang inférieur aux moines, ne participèrent pas au concile de Rajgir (Bihar) – pourtant fondateur du bouddhisme –, et leur souvenir s’est estompé au fil du temps.
Société laïque
L’égalité spirituelle allait à rebours de l’inégalité sociale. Alors qu’ils étaient parcourus par un enseignement prônant la compassion et la profonde égalité de tous face à l’existence, les pays du Mahayana comme ceux du Vajrayana n’ont pas été exempts d’attitudes inégalitaires. Les qualités féminines se trouvèrent paradoxalement transfigurées dans des bodhisattvas, l’exemple le plus achevé étant Tara, la « libératrice », dont les multiples aspects déclinent les vertus protectrices et apaisantes prêtées aux femmes. Spirituellement associées à la sagesse fondamentale (skt. prajiiâ), elles ont aussi pu être d’utiles auxiliaires comme l’illustrent plusieurs anecdotes. Ainsi, Deshan Xuanjian, un maître chan du xie siècle, rencontra un jour une femme âgée qui l’apostropha : « On dit que l’esprit passé ne peut être saisi, que l’esprit présent ne peut l’être, pas plus que l’esprit futur. C’est vrai ? » Sûr de son fait, le maître répondit affirmativement. « Mais alors, répliqua la femme, qui va accepter cette tasse de thé ? » Tout érudit qu’il était, Deshan Xuanjian dut bien admettre que cela ne lui suffisait pas pour comprendre la nature profonde de l’esprit. L’histoire veut que cette rencontre fût déterminante pour sa vie intérieure. Reconnues ou vénérées pour leurs qualités spirituelles ultimes, les femmes restèrent malgré tout des individus de seconde classe, et la discrimination est aujourd’hui encore parfois criante : en Birmanie, l’accès à de nombreux lieux de culte ou de dévotion leur est interdit.
Les pays du Vajrayana semblent toutefois devoir être considérés différemment. Même si socialement les femmes y ont la plupart du temps été laissées à un rang inférieur, ce yâna [1] les considère comme des dakini, c’est-à-dire une manifestation de l’énergie de l’éveil spirituel. Si elles le sont toutes d’un point de vue ultime, certaines sont perçues comme des dakini incarnées dans le monde humain. La plus célèbre est Yéshé Tsogyal (viiie siècle), que ses biographes ont louée comme la « mère des bouddhas du passé, du présent et de l’avenir, [qui] inonda de bienfaits les êtres vivants ». Des maîtres laïcs ont été, et sont encore, mariés à ces femmes manifestant un aspect de l’éveil ; elles ont alors un rôle qui (en forçant le trait) serait comparable à celui des muses de la mythologie grecque, dont la présence ouvrait à l’artiste l’espace de la création. Ces laïques sont donc rarement des personnages publics. Parmi elles, quelques-unes sont religieuses et occupent des fonctions de responsabilité dans leur monastère.
On ne peut conclure que la parole du Bouddha a été le fondement ou la complice passive d’une inertie sociale. La tradition des mariages arrangés, par exemple, subsiste en de nombreux pays, mais le divorce a souvent été facilité, avec une égalité de droits pour les époux. On observe ainsi, ici ou là, un progrès des conditions de vie des femmes dans le monde bouddhiste. Constatée au Sri Lanka par les voyageurs occidentaux des xviiie et xixe siècles, leur liberté de parole et de décision, voire leur liberté sexuelle avant le mariage, tranchait avec ce qu’ils pouvaient observer ailleurs en Asie orientale et extrême-orientale, dans les mondes musulman et chinois notamment.
« Quelle différence cela fait-il d’être une femme quand l’esprit est correctement concentré, quand la connaissance croît, percevant clairement le Dhamma ? »
Soma Suttâ, SN 5.2
Vers un bouleversement monastique ?
Des siècles durant, les nonnes occupèrent donc un rang mineur. D’une façon générale, la communauté monastique féminine du monde bouddhiste reste bloquée dans un carcan d’où il lui est difficile de sortir. Toutefois, l’ordination de nonnes occidentales bouleverse cet état de fait pour plusieurs raisons. D’abord, passé l’enthousiasme de leur rencontre avec le bouddhisme, elles ont fait preuve de curiosité et ont cherché à comprendre le fondement des règles qui avaient été ajoutées aux règles fondamentales qu’elles partageaient avec les moines. Elles ont alors découvert qu’aucune de ces règles n’avait de portée spirituelle, et elles ont eu la confirmation de ce qu’elles avaient déjà compris de l’enseignement : le Bouddha n’avait évoqué aucun privilège spirituel particulier aux hommes, au détriment des femmes. L’éveil n’était réservé à aucun sexe.
Ajouté à cela, la diffusion du bouddhisme en Occident s’est faite dans le contexte social particulier de la lutte pour l’égalité homme-femme. Les femmes qui sont devenues nonnes, quelle que soit la tradition, l’ont fait par choix, et cela avec le double souhait d’une vie indépendante et d’une émancipation intérieure. Une fois confrontées à la réalité de la vie des nonnes en Asie, elles ont fait le même constat négatif : elles n’avaient que peu ou pas de formation (Asie du Sud-Est, monastères tibétains), étaient dans l’entière dépendance des monastères d’hommes (sauf en Corée du Sud), les monastères féminins survivaient dans le dénuement, et parfois (dans le cadre tibétain ou vietnamien, par exemple) les nonnes n’avaient pour seule fonction que de servir les moines.
Plutôt que de se satisfaire passivement de la tradition discriminante qui figeait leur communauté, les Occidentales se sont positionnées de façon originale, quitte à bouleverser les strates culturelles qui recouvraient leur statut. Leur démarche, individuelle au début, a renforcé la lutte solitaire des nonnes asiatiques qui cherchaient elles aussi à sortir de leur carcan. La lutte n’est pas un vain mot car les résistances ont été et sont parfois encore nombreuses, notamment au sujet de la restauration ou de la création de lignées de nonnes pleinement ordonnées (pal. bhikkhuni, skt. bhikshuni).
Grâce à la mondialisation du bouddhisme qui facilite les échanges entre lignées de transmission, grâce aussi à l’action déterminante de quelques chefs religieux qui soutiennent les nonnes, l’affaire connaît une lente évolution. Pourtant, la motivation des femmes a fait que, indépendamment des monastères, de manière marginale et souvent mal considérée, elles ont formé en Thaïlande, en Birmanie ou au Sri Lanka des groupes adoptant la vie « sans demeure » prônée par le Bouddha. Puisque l’ordination complète leur y est interdite, elles reprennent les mots du Bouddha qui disait sans détour: « Quêter l’aumône ne fait pas le bhikkhu [le moine pleinement ordonné]. Il faut adopter la Loi, toute la Loi. Mendier seulement ne suffit pas. Celui qui a dépassé le bien et le mal, l’homme chaste qui se dirige dans le monde avec la connaissance, c’est lui qu’on appelle un bhikkhu » (Dhammapada, 29). Ce choix est particulièrement courageux car, si elles vivent pleinement leur vie religieuse, leur statut de nonne n’a aucune reconnaissance officielle. Elles ne peuvent donc compter sur le soutien de la communauté monastique qui les déconsidère, elles ne peuvent non plus avoir celui du gouvernement, et ne peuvent donc jouir des droits civiques reconnus aux religieux, comme le droit de vote.
Des femmes enseignantes
Aujourd’hui, environ la moitié des personnes qui enseignent le bouddhisme à travers le monde sont des femmes. Le changement est donc sans précédent et ne peut être dissocié de l’expansion mondiale du bouddhisme. Rares sont les Asiatiques comme la Japonaise Shundo Aoyama qui participent à ce mouvement dont les Occidentales sont devenues, de fait, des figures de proue. Les ouvrages d’Ayya Khema (Ilse Ledermann), nonne du Theravada, font référence, et la religieuse catholique devenue instructrice du zen, Elaine Maclnnes, s’est illustrée autant par sa connaissance des kôans que par son action militante pour introduire la pratique de la méditation dans l’univers carcéral. Dans le monde tibétain, elles ont aussi trouvé leurs lettres de noblesse mais, il faut le souligner, le plus souvent grâce à l’appui de dignitaires religieux influents. Parfois aussi avec le soutien de femmes maîtres spirituels considérées comme des dakini, telles Khandro Tséring Paldron (lire p.52) ou Khandro Trinlé Chadron qui, sans entrer dans un discours polémique, profitent de cette nouvelle génération pour valoriser le rôle des femmes.
Il serait possible de citer de nombreux exemples d’Occidentales de la tradition tibétaine. Deux d’entre elles suffisent à comprendre leur champ d’activité : l’action sociale et la vie érémitique. L’Australienne Robina Courtin, par exemple, a beaucoup fait aux États-Unis, en prenant exemple sur l’action des moines du Theravada, qui s’étaient eux-mêmes inspirés des religieux catholiques, pour introduire la pratique de la méditation dans les prisons (Prison Liberation Project), notamment pour les détenus des couloirs de la mort. La plus célèbre Occidentale est sans conteste l’Anglaise Tenzin Palmo (Diane Perry, lire p.41) dont le récit de la vie érémitique, Un ermitage dans la neige [2], a fait découvrir au monde occidental ce qu’était la réalité de la voie suivie par les anachorètes vivant de longues années au milieu de paysages désolés et glacés. Elle évoque aussi sans détour ce qu’aurait été son existence si elle avait emprunté le chemin que les autres femmes suivaient en devenant nonnes dans l’Himalaya : une vie sans spiritualité, ou presque. Sa valeur spirituelle, reconnue aussi hors du cadre tibétain, lui vaut d’être l’exemple et le fer de lance de la renaissance de la tradition récemment éteinte des femmes ermites, les togdenma, un rôle qui lui a été confirmé en 2008 lorsque l’un des principaux hiérarques du bouddhisme tibétain, le douzième Gyalwang Drukpa (lire p.48), l’a intronisée jetsunma, c’est-à-dire apte à transmettre les enseignements propres à la voie des ascètes. Elle dirige aujourd’hui le monastère de femmes de Dongyu Gatsel (Himachal Pradesh), où sont formées plusieurs dizaines de nonnes originaires de diverses régions himalayennes. L’exemple de Tenzin Palmo illustre un réel progrès : la compétence qui lui est reconnue la place au-delà du clivage culturel Asie-Occident et de la problématique homme-femme. Bien que très discrète, elle sait utiliser sa renommée pour attirer l’attention sur les graves inégalités qui traversent encore le bouddhisme.
Cet appui des chefs religieux se rencontre aussi dans le zen avec, dans la tradition vietnamienne, Thich Nhat Hanh qui investit des femmes laïques ou religieuses « maîtres du Dharma » (lire p.10) ; ou encore la reconnaissance de la réalisation spirituelle de la Nord-Américaine Maura O’Halloran par son maître japonais, puis (après sa mort en 1982) du fait qu’elle était une manifestation du bodhisattva de la compassion, Avalokitesvara. Le Theravâda n’est pas en reste avec, par exemple, la nonne suisse Ariya Nani qui, après une douzaine d’années de méditation ininterrompue, a été reconnue apte à enseigner par son maître. Vivant dans un monastère en Birmanie, elle revient de temps à autre en Occident.
Malgré un statut spirituel égal à celui des hommes, les femmes ont donc eu à affronter des plis sociaux contraignants qui se sont insinués jusque dans leurs règles monastiques. II a fallu que l’enseignement rencontre l’Occident pour que ses fondements soient rappelés dans ce domaine. Ainsi, progressivement, le présent semble devoir raviver l’histoire ancienne du bouddhisme où l’on voit des femmes éveillées, comme Dhammadinna dont Shakyamouni, s’adressant à un homme qui l’avait questionnée, fit l’éloge en disant : « La nonne Dhammadinna est sage, c’est une femme ayant un grand discernement. Si tu m’avais demandé les mêmes choses, je t’aurais répondu comme elle l’a fait. Souviens-t’en ainsi » (Cula vedalla Suttâ, MN 44).
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°4 (Automne 2017)
[1]⭡Yâna : Littéralement, signifie « véhicule ». C’est le nom donné aux différents cheminements spirituels proposés par le Bouddha pour parvenir à l’Éveil. Un véhicule est ce qui permet de passer de l’état d’ignorance à la libération. Il s’agit donc d’une voie, ou plutôt d’un moyen de parcourir le chemin, et non d’une désignation d’école. Selon que l’on se place dans la perspective du bouddhisme ancien, du Mahayana ou du Vajrayana, on distingue un nombre variable de véhicules. [D’après le Dictionnaire encyclopédique du Bouddhisme de Philippe Cornu, éditions du Seuil, 2009.]
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