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Distinguer nos désirs de nos besoins

Dernière mise à jour : il y a 5 jours

Par : Sa Sainteté le Karmapa Orgyèn Trinley Dorjé

Extrait de Cultiver la Compassion paru aux Éditions Claire Lumière


© olivier Adam

Ici en Europe, vous disposez sans doute de plus de documentation que moi sur le thème de l’environnement. J’ai donc peu de choses nouvelles à vous offrir à ce sujet. Néanmoins la crise écologique est, selon moi, le plus grand défi que nous ayons à relever au xxie siècle. Au cours de ces dernières années, je me suis intéressé à cette question et j’ai pris quelques modestes mesures en vue de travailler à protéger l’environnement.


J’ai d’abord cherché à m’informer. Puis, j’ai commencé à m’exprimer sur certaines questions environnementales en organisant des conférences et en prenant des mesures dans des domaines tels que la faune, la flore et la sauvegarde des forêts. Nous avons créé une association appelée Khoryug, qui relie cinquante-cinq monastères de moines et de nonnes en Inde, au Népal et au Bhoutan, dans toute la région himalayenne. Cette association n’est pas limitée aux monastères de l’école Kagyu du bouddhisme tibétain, mais elle inclut diverses lignées. Nous avons établi un groupe spécialisé à l’intérieur de chaque monastère et avons lancé une campagne de sensibilisation à l’environnement accompagnée d’actions concrètes et ce, non seulement au sein des monastères, mais également avec les institutions qui leur sont affiliées. Il m’a semblé important que les moines et les nonnes aient une bonne compréhension des questions environnementales, puisqu’ils font figure d’exemple dans les communautés himalayennes. Ce mouvement existe depuis plusieurs années. 

Les glaciers et la calotte de glace de l’Himalaya et du plateau tibétain sont la source de si nombreux fleuves d’Asie qu’on parle du plateau tibétain comme du château d’eau de l’Asie. Pour la même raison, les scientifiques commencent à parler de troisième Pôle. C’est en effet au Tibet que bon nombre des fleuves principaux d’Asie ont leur origine, ce qui fait du plateau tibétain une source de vie cruciale pour l’environnement de la planète en général et de l’Asie en particulier.

Voilà pourquoi j’ai pensé qu’il était essentiel que les peuples de l’Himalaya prennent conscience des questions environnementales. Bien que, dans le passé, leur mode de vie ait été en harmonie avec l’environnement, ce n’est plus le cas. De nos jours, à cause du progrès matériel, les modes de vie changent et beaucoup de gens n’ont pas conscience que leur nouveau style de vie et ce progrès matériel nuisent à l’environnement. Ne se rendant pas compte que les plastiques ne sont pas biodégradables et durent des milliers d’années, ils les jettent par terre n’importe où. Autrefois, ils vivaient en harmonie avec la nature et il ne leur serait même pas venu à l’esprit qu’il fallait faire un effort spécial pour la protéger.


© Olivier Adam

Quand les gens entendent parler de la question tibétaine, ce qui leur vient immédiatement à l’esprit est politique. Cependant, à mon sens, la question tibétaine ne doit pas être vue seulement sous un angle politique. Par exemple, la question de l’environnement au Tibet n’est pas politique. Ce n’est pas seulement un sujet d’inquiétude pour les Tibétains ou pour un seul pays ; la question de l’environnement du Tibet concerne toute l’Asie et, plus largement, toute la planète. On peut noter que le peuple tibétain a vécu en harmonie avec la nature pendant des milliers d’années. Pour protéger l’environnement au Tibet, il faut donc protéger le mode de vie tibétain : la culture tibétaine, les traditions spirituelles, les habitudes et les modes de pensée qui sont compatibles et en accord avec cet environnement. Ceci va bien au-delà de la politique, au-delà d’un seul peuple ou d’une seule nation.

Bien que je m’intéresse aux questions environnementales, je ne connais guère le sujet et suis inexpérimenté. Mais j’ai reçu le soutien du WWF (Fonds Mondial pour la Nature), en particulier d’une membre du WWF qui a pris la responsabilité de mes activités environnementales.



La question écologique est une question qui concerne l’esprit car elle peut se résumer à la façon dont les hommes se comportent, et ce qui guide notre comportement est notre motivation, c’est-à-dire nos intentions et nos attitudes.


Quand on entend parler d’environnement, il faut que certaines images frappent notre esprit pour que nous soyons émus par ces questions et voyons la nécessité d’agir. De nos jours, beaucoup de gens sont partis vivre en ville et, quand on grandit dans un cadre urbain, on perd le contact avec la nature. De plus en plus, c’est par les photos que les gens connaissent la beauté de la nature, au lieu de grandir dans la nature et d’en faire l’expérience, d’être le témoin direct de son importance et de sa nécessité. Personnellement j’ai eu la chance de grandir dans les régions sauvages du Tibet oriental, dans une zone complètement à l’écart des progrès technologiques. Notre mode de vie était le même depuis des milliers d’années, totalement préservé et intact.

De nos jours, il n’est plus possible de vivre ainsi, tout a été modernisé. C’était alors encore possible et j’ai eu l’occasion de vivre près de la nature, de faire l’expérience de la vie traditionnelle compatible avec l’environnement. J’ai donc en moi une base solide qui me permet d’apprécier l’importance capitale de l’environnement, d’éprouver pour la nature un réel sentiment d’amour, d’affection et de respect. Je crois que c’est la raison pour laquelle, quand je parle d’environnement, je n’énonce pas seulement des concepts, mais j’ai un vrai sentiment, un vrai lien et c’est de là que je peux parler.

On a aujourd’hui tendance à regarder les résultats sans voir les causes. Par exemple, au supermarché on voit des étalages de viande conditionnée, que ce soit du bœuf, du poulet ou d’autres viandes. Les enfants ont souvent l’impression que la viande est produite dans les supermarchés ; ils n’ont pas conscience que cela implique d’élever des animaux, de leur infliger beaucoup de souffrances et de détresse pour finalement les tuer. On ne voit pas les causes et les conditions, seulement de la viande conditionnée qui ressemble à un produit d’usine.

Les causes et conditions qui ont précédé semblent bien loin du résultat que nous avons sous les yeux. Il en est de même de l’environnement : si les changements et les problèmes causés par sa dégradation se passent loin de chez nous, nous n’y prêtons pas attention et nous ne les comprenons pas.

Comme je l’ai dit, je ne suis pas un expert en écologie. Cependant, je peux affirmer qu’en dernière analyse, la question écologique est une question qui concerne l’esprit car elle peut se résumer à la façon dont les hommes se comportent, et ce qui guide notre comportement est notre motivation, c’est-à-dire nos intentions et nos attitudes.

Voilà pourquoi la destruction de notre environnement est le résultat des désirs et de l’avidité de l’homme. Pour comprendre le mécanisme du désir, le bouddhisme propose une analogie avec le ver à soie, qui tisse la soie pour créer un cocon à l’intérieur duquel il se retrouve piégé. De la même façon, le désir crée toujours plus de désir et par le désir nous nous piégeons dans nos propres fils. Le désir ne conduit jamais à la fin du désir, il ne fait que créer plus de désir.

Où que nous allions aujourd’hui, que nous regardions la télévision ou que nous lisions le journal, que nous marchions dans la rue ou que nous regardions notre portable, partout nous allons rencontrer de quoi concourir à augmenter notre avidité. La publicité nous encourage sans cesse à faire de nouveaux achats en nous répétant : « Ceci est bien, ceci n’est pas bien. Achète ceci ! Achète cela ! » La plupart des choses que nous voyons ou entendons semblent avoir été fabriquées pour créer du désir et stimuler notre avidité.

Quel en est l’effet ? Nos désirs se multiplient ; nous voulons sans cesse plus de choses et les achetons. Qu’est-ce que cela provoque ? Une pression sur l’environnement, qui fournit les ressources nécessaires à la fabrication de ces produits. Nous ne nous contentons pas d’exploiter l’environnement, nous le surexploitons. Si donc on cherche la vraie cause de la dégradation de l’environnement, je crois qu’on doit reconnaître que c’est le désir et l’avidité présents dans l’esprit et le cœur des humains.

Si l’on cherche à savoir s’il y a une fin au désir de l’homme, ou si un jour nos désirs seront comblés, je crois que c’est peu probable. En cette époque matérialiste, les grandes entreprises et les gouvernements promettent de satisfaire tous nos désirs et, en même temps, ils prient pour que nos désirs s’accroissent. Notre prière dit ceci : « Puissions-nous être libres de désir », alors que la leur dit : « Puissent-ils avoir plus de désirs. » C’est ce qu’ils souhaitent et ils utilisent tous les moyens à leur disposition pour stimuler nos désirs. Dans le même temps, ils nous promettent que nous pourrons maintenir notre mode de vie actuel sans avoir rien à changer, exactement comme des candidats à une élection présidentielle qui font plein de promesses : « Ne vous inquiétez pas ; je vais faire ceci, je vais faire cela. Je le promets. »

Ainsi, nous fermons les yeux sur la réalité, et nous vivons dans un monde illusoire. En fait, les humains n’ont pas un estomac énorme, mais mentalement il nous semble énorme. Vous pourriez faire entrer trois planètes de la taille de la Terre dans l’estomac de votre esprit. 

Que pouvons-nous y faire ? Il faut nous rendre compte que notre soif d’objets matériels ne pourra jamais être apaisée. Une fois que nous avons pris conscience que nos désirs ne peuvent être satisfaits, nous devons nous demander s’il y a une autre façon de faire. Si oui, alors il faut la suivre.


Ce que nous voulons, c’est la Terre entière et encore, nous ne serions pas rassasiés. Il nous faut donc faire une différence claire entre nos désirs et nos besoins.

Si je me présentais à l’élection présidentielle, je n’obtiendrais sans doute pas beaucoup de voix. Les gens penseraient : « Il n’arrête pas de nous dire que nous devons changer, que nos désirs ne peuvent être satisfaits et que ça ne va pas marcher. » Ils attendraient de moi que je leur promette de m’occuper de tout, qu’eux-mêmes n’ont rien à changer ou rien à faire, que je leur en donne la garantie. Je ne serais pas un candidat gagnant.

Hier je suis allé dans un restaurant italien et on m’a servi une pizza énorme. Je trouve parfois qu’une pizza entière, c’est trop pour notre estomac ; on n’a certainement pas besoin d’un si gros repas. Cependant, si l’on considère nos désirs, même une pizza que nous ne pouvons pas finir n’est pas suffisante. Ce que nous voulons, c’est la Terre entière et encore, nous ne serions pas rassasiés. Il nous faut donc faire une différence claire entre nos désirs et nos besoins. Il est crucial que nous comprenions la différence entre les deux.

Ce n’est pas pour autant que nous devrions apprendre à n’utiliser aucune ressource naturelle. Ce serait aller trop loin ; nous en avons besoin. Nous n’allons pas vivre comme Milarépa, ce qui est vraiment extrême et ne convient pas à tout le monde. Ce n’est pas non plus nécessaire. Mais il faut trouver un équilibre entre nos ressources intérieures, qui sont mentales, et nos ressources extérieures, qui sont matérielles. Pour commencer, on peut regarder ce qu’on a, essayer d’en être satisfait et de s’en contenter.

Par expérience, je constate que nous déprécions ce qui est ordinaire et simple, nous ne nous en contentons pas. Nous voulons toujours que les choses soient mieux, plus sophistiquées, et nous rendons tout plus compliqué. En réalité, ce qui nous rend heureux est simple et ordinaire.

Par exemple, le simple fait de respirer. Respirer est une expérience très ordinaire, qui n’a rien de spécial. Mais si nous y dirigeons notre attention et savourons l’expérience, nous voyons à quel point le seul fait de respirer est absolument incroyable. L’oxygène dont nous avons besoin vient de l’extérieur, des plantes et des arbres. Nous ne pouvons pas survivre sans respirer et toutes les conditions nécessaires sont continuellement et naturellement présentes, sans requérir d’effort de notre part. C’est vrai non seulement pour une respiration, mais pour toutes celles qui suivent. Ceci peut suffire à produire un extraordinaire sentiment d’émerveillement, de satisfaction et de bonheur.



 1 Fameux yogi et poète tibétain, disciple de Marpa Lotsawa.

 2 Plus d’informations sur le site www.khoryug.com (en anglais).


Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°8 (Automne 2018)



 

©Olivier Adam

Né en 1985 dans la région du Kham (Tibet), Orgyèn Trinley Dorjé a été reconnu par Taï Sitou Rinpoché comme étant Sa Sainteté le 17e Karmapa et reconnu ensuite par Sa Sainteté le Dalï-lama. En 1992, il fut intronisé au monastère de Tsourpou selon les prédictions du grand Tertön Chogyour Lingpa. Âgé de 14 ans, il s’enfuit de son monastère et arrive à Dharamsala, en Inde, où il obtiendra le statut de réfugié.





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