Invité : Olivier Raurich
Présentatrice de l’émission : Sandrine Colombo
Sandrine Colombo : Dans une époque où les repères culturels et religieux se brouillent, où les valeurs et les modèles d’autrefois n’existent plus, on a souvent envie de se demander quel est le sens de la vie. Tout le monde peut se poser la question et tout le monde peut trouver la réponse, particulièrement avec l’aide du bouddhisme.
Partons de votre expérience personnelle : vous avez été très tôt en quête du sens de la vie ?
Olivier Raurich : J’étais normalien scientifique et j’ai fait mes études au Quartier latin à Paris, en mathématiques et en physique théorique ; j’ai appris énormément de choses. Puis vers l’âge de 22 ou 23 ans, une évidence m’a frappé : je ne connaissais pas le sens réel de l’existence. On m’avait appris énormément de choses sur des choses « extérieures », mais on ne m’avait pas donné la connaissance fondamentale : qu’est-ce qu’on fait ici, quel est le but de la vie, quel est le sens fondamental ? Je me suis retrouvé dans une crise existentielle et j’ai cherché, vraiment, quelqu’un qui pourrait m’enseigner le « mode d’emploi » de la vie au sens le plus profond du terme. Et effectivement, c’est là que j’ai rencontré les maîtres bouddhistes.
Quelles réponses vous a apportées le bouddhisme ? Est-ce que ça a été instantané ?
Oui, parce que dès que j’ai rencontré les grands maîtres, je me suis aperçu que ces gens-là avaient une véritable connaissance de l’être, de la vie, de la mort, du fonctionnement de l’existence. Ils m’ont donc donné à la fois une grande perspective du sens de la vie et du sens de la mort et, en même temps, des outils très précis pour dès aujourd’hui améliorer ma vie, la transformer, aller vers plus de connaissance, de sagesse et d’amour, et commencer à dévoiler mon véritable potentiel que j’ignorais totalement — parce que dans un contexte occidental, j’étais très développé au niveau de l’intellect mais par contre au niveau du cœur, de la créativité et à plein d’autres niveaux, c’était zéro. Vous pouvez être intellectuellement hypertrophié mais en même temps, si vous n’avez pas des qualités de cœur, de compréhension intuitive, des qualités d’empathie, d’amour, votre vie a toutes les chances d’être incomplète.
« Le Bouddha a découvert que nous avons tous ce potentiel inimaginable d’amour, de joie, de plénitude, d’intelligence en nous-mêmes »
Alors comment le bouddhisme explique-t-il le sens de la vie ?
Il y a dans le bouddhisme une très belle histoire qui l’illustre : vous êtes dans une maison misérable, vous êtes un mendiant mais vous avez un trésor enterré dans votre jardin ; et vous ne le savez pas. Vous êtes dans le manque, dans la pauvreté, alors que vous êtes riche. Mais vous ne le savez pas. En fait, ce trésor on l’a tous au fond de nous-mêmes, c’est le grand enseignement que le Bouddha a donné quand il a atteint ce qu’on appelle l’éveil : il a découvert que nous avons tous ce potentiel inimaginable d’amour, de joie, de plénitude, d’intelligence en nous-mêmes mais en fait, à cause de tout un tas d’habitudes, d’obscurcissements, de limitations, on est ignorants de ça, et on passe le plus clair de notre vie dans la frustration, le manque... Et ça on l’observe dans notre vie, à tous les niveaux. On sent bien ce manque matériel, émotionnel, affectif, spirituel. Ici, le sens de la vie ça va être de savoir, déjà, qu’on a ce trésor et de trouver des outils pour le déterrer et en jouir pleinement.
La méditation nous propose un chemin qui va nous permettre progressivement d’arriver à une véritable connaissance de nous-mêmes.
Ce trésor, c’est un peu la connaissance de soi ?
Le trésor, c’est vraiment ce qu’on est déjà mais qu’on ne sait pas que l’on est. On en a des petits aperçus : si vous avez un moment de bienveillance, d’amour, d’appréciation, de joie comme ça peut arriver dans la vie, vous avez un petit rayon de ce soleil qui passe à travers les nuages. Mais en fait seule la pratique de la méditation va nous aider réellement, de façon systématique, graduelle ; elle nous propose un chemin qui va nous permettre progressivement d’arriver à une véritable connaissance de nous-mêmes.
La connaissance de soi par la méditation, c’est d’abord ce qu’il faut entreprendre ?
Oui, parce que ce qui se passe à notre époque c’est qu’on est complètement éparpillés, distraits, éclatés et donc, comment voulez-vous qu’on puisse trouver un sens quelconque si on est comme une mouche dans un bocal ? Le premier message ça va être de s’arrêter, se poser et pouvoir apprécier pleinement l’instant. Et là, on va commencer à découvrir une nouvelle façon d’être où l’on peut réellement voir la beauté des choses, la beauté des êtres, la beauté de chaque instant ; on va pouvoir apprécier pleinement même la simplicité d’actes comme prendre une tasse de thé, marcher, et on va commencer à trouver la plénitude là où avant il n’y avait que le manque.
Le sens de la vie, c’est donc la connaissance de soi mais aussi l’amour inconditionnel ?
Vous savez, on parle beaucoup d’amour dans nos sociétés mais, si vous regardez bien, l’amour est souvent teinté d’attachement, de codépendance. On est souvent en manque, en mal-être, donc on va rechercher de l’amour à l’extérieur de nous-mêmes pour, quelque part, nous combler. Et il n’y a rien de mal, bien sûr, c’est même merveilleux ! Mais automatiquement, des émotions négatives comme la jalousie et la possessivité vont risquer de vous faire étouffer l’objet que vous aimez. Et ça, on ne le connaît que trop...
Alors que par la méditation, vous allez commencer par devenir ami de vous-même, vous accueillir complètement, vous permettre d’être et de trouver une plénitude. Grâce à cela, vous entrerez dans une relation beaucoup plus saine avec autrui parce que vous allez vraiment souhaiter son bonheur, sans conditions. Si un parent pouvait souhaiter que son enfant soit heureux sans conditions, vous imaginez la liberté que ce serait pour l’enfant ! Et c’est vrai pour une relation de couple, c’est vrai à tous les niveaux.
« Si vous voulez apporter de la joie à autrui, c’est important de l’avoir en vous-même. »
Et vous dites d’abord de s’aimer soi-même, finalement ?
Oui, je pense que de nos jours en Occident on souffre d’un énorme manque d’amour de soi. Je vois beaucoup de gens qui sont très dévoués — des mères dévouées, des enseignants dévoués, des gens qui travaillent pour des causes humanitaires — mais qui sont très durs avec eux-mêmes et qui ne savent pas recevoir. Et ça, c’est vraiment important, parce que si vous voulez apporter de la joie à autrui, c’est important de l’avoir en vous-même. Et pour avoir cette joie en vous-même, il y a une ouverture du cœur qui fait que vraiment, vous recevez, vous êtes capable de recevoir, d’apprécier, de vous aimer vous-même. Mais aussi d’avoir de la compassion pour vous-même : si vous avez raté des choses, si la vie est difficile, eh bien ayez de la compassion pour vous-même, ne vous traitez pas vous-même de façon dure. Et toute la méditation va vous aider à obtenir ça. Il y a une très belle phrase du Bouddha qui disait : « Si vous cherchez dans le monde quelqu’un de plus digne de votre amour que vous-même, vous n’en trouverez pas. Celui qui s’aime lui-même ne fera jamais de mal à autrui. »
L’altruisme, c’est ce qu’on peut appeler aussi l’amour bienveillant ?
Oui. L’amour bienveillant est l’esprit d’amour ! Le Dalaï-Lama dit une chose qui est très belle : quand vous avez une pensée d’amour, quand vous faites un acte de bienveillance, vous vous sentez aussitôt beaucoup plus heureux, calme... C’est excellent pour la santé : des études scientifiques le montrent ! Alors que si vous agissez négativement, si vous nuisez à autrui, vous sentez bien que c’est nuisible pour votre santé, c’est nuisible pour la paix de votre esprit. Et cela est une preuve, d’ailleurs, que nous avons au fond de nous cette bonté fondamentale, puisque quand nous agissons avec cette volonté, ça résonne dans notre être et ça nous apporte du bonheur. Donc, le principal message, c’est que notre bonheur et le bonheur d’autrui sont complètement reliés. Et finalement, l’amour bienveillant est la clef de ce bonheur.
Dans La Voie du bouddhisme au fil des jours, vous parlez également, pour décliner cet amour inconditionnel, de donner et recevoir. Pouvez-vous nous l’expliquer ?
Il y a une très belle pratique dans le bouddhisme tibétain qui s’appelle Tonglen où l’on prend la souffrance d’autrui, on la dissout, et on donne en échange le bonheur et l’amour. C’est une très belle pratique de compassion, elle est souvent donnée à des gens, par exemple, qui souffrent à l’hôpital et qui trouvent que leur souffrance n’a aucun sens ; et à ce moment-là vous faites cette prière : Par ma souffrance, puissent tous les êtres être libres de cette souffrance, puissent-ils eux-mêmes trouver le bonheur, avoir les causes du bonheur. Ce qui est extraordinaire, c’est que quand vous souhaitez soulager les autres de la souffrance, quand vous leur souhaitez du bonheur, ça fait une telle ouverture du cœur qu’en fait toute l’énergie de votre être profond, cette énergie infinie de guérison, peut vous baigner et c’est un facteur de guérison extraordinaire. Et ça, maintenant, les études scientifiques le connaissent parfaitement : le pouvoir thérapeutique de la compassion est prouvé par les psychiatres, les médecins, les scientifiques.
Est-ce que les souffrances, les épreuves contribuent à entrevoir ce qu’est le sens de la vie ?
Je pense que lorsqu’on a une grande épreuve ou une grande souffrance, c’est comme quelque chose qui va casser une coquille dans laquelle on est enfermé. Vous savez, on est tous enfermés dans ce qu’on appelle l’ego, c’est-à-dire nos petites références, notre insensibilité aussi à ce qui, finalement, est éloigné de nous-mêmes. Et quand on est confronté au désespoir, ou par exemple à une maladie très grave, eh bien on se rend compte qu’il y a ce « quelque chose », c’est très difficile mais en même temps ça ouvre au monde, ça ouvre au cœur souffrant du monde. On comprend beaucoup plus les autres et quelque part on a accès à une dimension qui va au-delà de l’ego, au-delà de l’ego individuel. Je connais beaucoup de gens qui ont été atteints de cancers très graves, qui en ont guéri et qui ont été complètement transformés : à présent, ils sont capables de célébrer la vie, de voir le caractère précieux de chaque instant... Ils ont comme un pétillement dans leur être alors qu’avant ils étaient comme enfermés dans une coquille. Les tragédies peuvent effectivement être source d’évolution spirituelle — encore faut-il, évidemment, que la personne soit accompagnée dans ce processus.
Pour cela, la méditation est l’une des voies.
Je crois que la méditation, mais aussi la présence bienveillante d’une communauté, c’est très important. On a vraiment besoin de donner et de recevoir de l’amour, on a besoin d’amis, de vrais amis, de vrais soutiens, et c’est très difficile tout seul. Donner et recevoir de l’amour d’une façon libre, ouverte, je pense que ça fait partie de ce chemin vers la découverte de notre trésor.
Et la mort, quel message ou quel sens donne-t-elle au sens la vie ?
C’est vaste... On pourrait en parler des heures ! Peut-être deux choses : l’une, c’est qu’on dit souvent que la mort est comme un miroir dans lequel tout le sens de la vie est reflété. Imaginez que je vous dise que vous n’avez plus que six mois à vivre, je suis médecin, vous avez fait des tests. Qu’allez-vous faire ? Vous allez vous rendre compte que chaque jour est précieux. Vous allez peut-être avoir envie de dire à des gens que vous les aimez, vous allez peut-être avoir envie de pardonner, avoir envie de faire des gestes profonds, importants. Et il y a aussi tout un tas d’activités plus ou moins triviales qui vont tomber d’elles-mêmes. Donc la pensée de la mort, dans ce sens-là, paradoxalement, rend la vie encore plus intense, encore plus vivante. C’est un premier point.
Le second point, c’est que tous les maîtres bouddhistes disent que pour se préparer à la mort, le point capital c’est de garder un cœur et un esprit purs, de ne garder aucun ressentiment, et souhaiter le bien de tout le monde. Et ça, c’est évidemment un chemin, ce n’est pas facile du tout quelque fois de pardonner, de lâcher le ressentiment ; mais c’est aussi le sens de la vie que de purifier son cœur de tout ce qui l’obstrue, de tout ce qui le fait souffrir et de partir avec un cœur ouvert, un cœur pur. Et à ce moment-là, bien sûr, la mort est d’autant meilleure.
Un dernier mot peut-être ?
J’ai envie de dire, parce que le bouddhisme est très concret : chaque jour, ayez un moment, une pensée de bienveillance, un geste d’amour. Chaque jour, ayez un moment de pleine conscience, un moment de joie, de présence, d’appréciation du quotidien ; et chaque jour, ayez une pensée pour peut-être remettre en cause un préjugé, remettre en cause une habitude, vous ouvrir à autre chose. Si vous faites ces trois choses chaque jour, vous verrez que, pas à pas, tranquillement, votre vie va s’ouvrir et vous serez beaucoup plus heureux mais aussi vous contribuerez beaucoup plus au bonheur des autres et du monde.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°19 (Automne 2021)

Olivier Raurich est ancien élève de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm à Paris, agrégé de mathématiques. À l’âge de 25 ans il rencontre le bouddhisme, devient interprète de lamas proches du Dalaï-Lama, pratique puis enseigne la méditation et la sagesse bouddhiste depuis une vingtaine d’années. Issue de sa double formation de scientifique de haut niveau et d’enseignant de méditation expérimenté, son approche actuelle de la sagesse bouddhiste répond aux problématiques de nos sociétés contemporaines. Il est notamment l’auteur de La Voie du bouddhisme au fil des jours paru aux Éditions Albin Michel.