Texte inédit d’un enseignement de Thich Nhât Hanh et rencontre avec Thanissaro Bhikkhu
Où que nous soyons, nous sommes en interaction avec la mondialisation et globalisation des économies. Comment respecter le précepte de ne pas tuer lorsque nos impôts contribuent également au budget de la défense ? Comment respecter le précepte ne pas voler en achetant des produits de consommation issus de l’exploitation du tiers-monde ?
La souffrance, problème essentiel du bouddhisme, acquiert une nouvelle dimension dans nos sociétés. Pour certains, la simple participation à la société de consommation met à mal tous les principes éthiques et il est urgent d’inclure une réflexion sur notre implication dans le monde, nos relations avec l’État, les entreprises ou les multinationales pour modifier les rapports de forces.
L’approche bouddhiste traditionnelle est-elle dépassée ? Et le bouddhisme peut-il trouver des réponses appropriées aux problèmes contemporains ?
Pour y voir plus clair, nous avons bénéficié du texte inédit d’un enseignement de Thich Nhât Hanh et de la rencontre avec Thanissaro Bhikkhu de la tradition thaïe de la forêt.
Par Thich Nhât Hanh
Né en 1926 au Vietnam central, Thich Nhât Hanh devient moine à l’âge de 16 ans. Maître bouddhiste zen vietnamien, poète, jardinier, inlassable défenseur de la paix, il figure parmi les personnalités les plus engagées du bouddhisme dans le monde occidental. En 1965, il fonde l’École de la Jeunesse au Service Social, qui réunit près de 10 000 travailleurs sociaux dans 42 provinces du Sud-Vietnam, véritables artisans de la paix en plein cœur de la guerre. Thich Nhât Hanh a fondé en 1982 la communauté du Village des pruniers, situé dans le sud-ouest de la France.
Un jour, un journaliste m’a demandé : « Qu’est-ce que le bouddhisme engagé ? » J’ai juste répondu que le bouddhisme engagé, c’est en premier lieu le bouddhisme que vous pratiquez toute la journée. Parce que, quand les gens entendent l’expression « bouddhisme engagé », ils pensent au bouddhisme comme à une forme de lutte pour la justice sociale, les droits humains et d’autres choses du même genre. Mais le bouddhisme engagé n’est pas seulement cela. C’est en premier lieu le bouddhisme que vous vivez à chaque moment de votre vie. Quand vous lavez la vaisselle, le bouddhisme doit être là, quand vous conduisez votre voiture ou quand vous vous lavez les dents, le bouddhisme devrait être là, et pas seulement pendant le temps de la méditation assise ou du chant. Vous êtes dans une salle de méditation, et vous êtes assis pour écouter un enseignement du Dharma, mais ce n’est pas assez pour dire que ceci est bouddhiste, parce que la façon dont vous êtes assis peut être bouddhiste ou non bouddhiste. Si vous n’êtes pas relaxé, si vous n’êtes pas assis droit, si vous n’appréciez pas ce moment, si vous n’utilisez pas votre concentration, vous ne participez pas à une pratique. Le bouddhisme engagé, c’est le bouddhisme que vous expérimentez à chaque instant de votre vie quotidienne. La façon dont vous êtes assis détermine si vous pratiquez le bouddhisme engagé ou non. Si vous êtes pleinement ici, dans le moment présent, appréciant d’être avec une Sangha, appréciant l’enseignement du Dharma, alors vous pratiquez le bouddhisme engagé. Mais si vous êtes assis ici, comparant ce qui est dit avec quelque chose que vous avez appris dans un livre, ce n’est pas le bouddhisme engagé.
Le bouddhisme engagé, c’est le bouddhisme vivant que vous expérimentez à chaque moment de votre vie quotidienne. Sans cela, les actions sociales pour promouvoir la paix et la justice ne seront pas possibles, parce que tout doit commencer avec vous-même. Vous êtes la fondation de chaque action que vous entreprenez dans la société. Supposons que vous soyez en colère. Si vous ne prêtez pas attention à votre colère, vous essayez de vous échapper. Si vous avez de la colère, vous devez la reconnaître lorsqu’elle monte, et pratiquer la respiration en pleine conscience, la marche en pleine conscience afin de reconnaître que la colère est en vous. Vous étreignez votre colère en pleine conscience et tendrement, et vous regardez profondément pour voir quelle est sa racine, que ce soit une fausse perception ou autre chose, un complexe de supériorité ou d’infériorité. Vous devez regarder, et alors vous êtes bouddhiste, même si la colère est encore là. Comme vous savez comment vous en occuper, c’est la pratique du bouddhisme engagé. Certains essaient d’écrire une thèse sur le bouddhisme engagé, mais pratiquer est beaucoup plus important que d’écrire une thèse.
En pratiquant de cette façon, vous remarquerez que votre pratique a besoin du soutien d’une Sangha, d’un bon environnement afin de se maintenir, de rester en vie. Vous avez besoin de soutien, d’un ami du Dharma, d’un bon pratiquant avec lequel vous pouvez entrer en contact, d’un centre de pratique qui fournit de bonnes conditions, d’une Sangha qui peut vous guider, vous aider à améliorer votre pratique, vous soutenir durant les moment difficiles. Vos efforts pour construire une Sangha, pour créer un groupe de personnes, pour chercher un endroit où se réunir, pour établir un programme, pour aider d’autres pratiquants, deviendront une partie de votre pratique. La construction d’une Sangha fait partie du bouddhisme engagé. Vous ne faites pas cela pour en devenir le chef, mais parce que vous voulez rassembler des conditions de soutien pour votre pratique et celle des autres personnes.
Construire une Sangha, c’est la pratique
Le travail de construction d’une Sangha ne fait pas de mal à votre pratique, ne prend pas votre temps de pratique. En fait, tout ce que vous faites contribue à votre pratique. Supposons que vous preniez rendez-vous avec un ami pour discuter de la construction de la Sangha, et que vous alliez chez lui ou chez elle. Durant tout le temps où vous utilisez le téléphone, le fax, l’ordinateur, vous travaillez avec lui ou elle afin de construire une Sangha, vous ne vous perdez pas. Avec l’ordinateur, avec la voiture, avec le téléphone, avec le fax, vous êtes encore en train de pratiquer le bouddhisme, vous ne vous perdez pas, vous maintenez votre pratique, c’est le bouddhisme engagé. Construire une Sangha est la pratique, que vous pratiquiez tout seul, avec une autre personne ou avec le groupe.
Le bouddhisme engagé consiste à répondre tout de suite à votre situation et à la situation autour de vous. Si dans votre situation, la colère, ou la peur, ou la jalousie surviennent, vous n’essayez pas de vous échapper, vous savez que c’est une chance pour vous de pratiquer. Donc reconnaissez votre colère, votre peur, votre jalousie, et souriez-lui. C’est votre travail, votre devoir de pratiquant : les reconnaître, les étreindre, regarder profondément leur nature. C’est cela le bouddhisme engagé.
La deuxième particularité du bouddhisme engagé est donc peut-être de répondre, de prendre soin de ce qui se passe en vous dans le moment présent : vos sensations, vos émotions, vos souffrances, vos peurs, votre colère, vos espoirs, vos joies, vos aspirations, et ainsi de suite, que ce soit des éléments positifs ou négatifs. Comme vous avez des frères et sœurs dans la pratique, s’ils ont des problèmes, puisqu’ils appartiennent à votre Sangha, vous devez les aider à répondre à la situation, parce que les aider signifie vous aider vous-même. Le bouddhisme engagé commence là. Vous devriez dire à vos amis que le bouddhisme engagé ne consiste pas seulement à sortir dans la rue et à combattre pour la justice sociale, les droits humains ou la paix. Sans une pratique de base, aucun bouddhisme engagé ne peut être possible.
Par Thanissaro Bhikkhu - Propos recueillis par Philippe Judenne
Thanissaro Bikkhu (Geoffrey DeGraaf), Ajahn Geoff pour ses élèves, est un moine bouddhiste de la tradition thaïe de la forêt. Il étudie et enseigne la méditation depuis plus de 30 ans. Il est abbé du Metta Forest Monastery dans les collines du comté de San Diego, aux États-Unis. À l’occasion de son passage en France, nous le rencontrons dans le Sud de la France en lisière de la forêt de la Sainte Baume.
Sagesses Bouddhistes : Avec la venue du Bouddhisme en Occident, certains veulent laisser de côté la notion de mérite, et faire de la justice sociale et environnementale le but de la religion. Est-ce une bonne adaptation ?
Thanissaro Bikkhu : L'idée semble être de dire : « l’Eveil peut attendre, d'abord il faut sauver le monde », mais c’est prendre les choses de travers. En fait, aspirer à améliorer la société est une forme de mérite. Se battre pour la justice ou pour l'environnement sont des formes de générosité et de vertu. Si on les comprend ainsi, elles peuvent être utilisées sur la voie en nous sensibilisant à nos actions et à leurs conséquences, mais elles ne peuvent pas se substituer au but ultime.
L'ironie c'est que les occidentaux ont tendance à considérer que le mérite est égoïste (voir notre dossier page 40), du coup ils ne bénéficient pas des enseignements du Bouddha sur ce sujet, alors que c'est précisément ce qui leur permettrait de donner à ce désir de changement social et environnemental sa juste place. En réalité, le mérite n'a rien d'égoïste. C’est un moyen de trouver un bonheur qui est compatible avec le bonheur des autres.
SB : Qu'est-ce que le Bouddhisme peut nous apporter si nous concevons la justice sociale et environnementale comme une forme de vertu ou de générosité?
Regardons comment le Bouddha enseignait la générosité, par exemple, et voyons comment cela s'applique ici. D'abord, comme je l'ai dit précédemment, il conseillait de donner là où nous nous sentons inspirés. Ce qui veut dire que lorsque nous essayons de développer un mouvement social ou environnemental, il ne faut pas le proposer aux gens d'une façon agressive ou culpabilisante. Dites-leur simplement : « voilà une façon d'être généreux ensemble », et s'ils se sentent inspirés, leur aide sera la bienvenue. Les gens doivent se sentir libres de donner.
La deuxième chose à retenir, c'est que du point de vue Bouddhiste, parvenir à une société parfaite dans ce monde humain est impossible. Si vous travaillez vers plus de justice, vous devez bien comprendre que ce qui est prioritaire, ce n'est pas la nécessité d'atteindre votre but, mais les moyens que vous employez pour y parvenir. Ces moyens doivent être justes, et si nous voulons plus de justice dans notre société, nous devons le faire d'une façon qui ne cause de tort ni aux autres, ni à nous-mêmes. Ne pas nous causer du tort cela veut dire ne pas enfreindre les préceptes ou épuiser notre énergie. Ne pas causer de tort aux autres implique ne pas les conduire à faire ces choses. Il nous faut accepter que si le prix d’une action pour obtenir plus de justice est d'enfreindre nos préceptes, alors elle n'en vaut pas la peine. Nous devons agir tout en étant bien conscient du fait que le monde s'écroule. C'est dans la nature du monde, c'est le samsara. Toute société que nous construisons, aussi juste soit elle, est vouée à s'écrouler.
SB: Comment la justice fonctionne elle dans le samsara?
Quand nous parlons de justice, c'est souvent dans le contexte d'une histoire. Cette histoire a un début et une fin. X a fait ceci et Y a fait cela, etc. On essaye de voir qui a tort et qui a raison, et comment punir le coupable et dédommager la victime pour restaurer l'équilibre. Dans le samsara, en revanche, l'histoire n'a pas de début que l'on puisse déceler et potentiellement pas de fin non plus. Il n'y a pas d'endroit où vous pouvez dire « L’histoire a commencé ici, et à partir de là, on voit clairement qui a tort et qui a raison, et qu'elle serait une juste résolution ». Tout ce que l'on sait, c'est que : ici et maintenant, dans ce monde où les gens sont en souffrance, nous avons une opportunité d'être généreux et vertueux. Si on se concentre sur les moyens par lesquels on peut améliorer la société, les deux côtés seront gagnants. Il est vain de se battre à tout prix pour obtenir une résolution qui soit juste et définitive. Il n'y a pas de résolution définitive. C'est une illusion. Rien dans le samsara ne se résout de façon permanente. La seule fin dans le Bouddhisme, c'est le Nirvana. Tout le reste ce sont des moyens au service de cette fin, alors assurons nous que ces moyens sont habiles jusqu'au bout.
SB : Considérer la justice sociale comment un moyen vers l’Eveil, qu'est-ce que cela veut dire?
Cela veut dire que lorsque vous vous engagez dans des actions sociales ou environnementales, votre but est de développer votre caractère, votre habileté et votre sensibilité à vos actions.
Malheureusement nous avons tendance en Occident à regarder de haut les cultures asiatiques, et à croire que puisque nous avons maintenant une vision du monde plus globale, et que nous en savons plus qu’au temps du Bouddha, cela nous donne le droit de réorganiser les priorités de ses enseignements. Nous devons nous souvenir que le Bouddha en savait plus long que nous sur l’éveil et sur la voie qui y mène, et qu'il en sera ainsi tant que nous n'aurons pas nous-mêmes atteint ce but.
« Toute société que nous construisons, aussi juste soit elle, est vouée à s'écrouler.»
SB : Aux États Unis il y a maintenant le « Mouvement Spirituel Mais Pas Religieux ». Qu’est ce que cela signifie ?
C’est du papillonage où vous pouvez choisir ce que vous aimez dans différentes traditions. Le problème est que, comme le disait mon maître ; « Si vous avez beaucoup de maîtres, vous n’avez aucun maître. » Vous êtes celui qui décide de ce que vous allez prendre des différents maîtres pour assembler votre propre version de la vie spirituelle, au lieu de vous engager dans un entraînement en particulier. Cela veut dire que vous ne vous ouvrez pas complètement à l’apprentissage de choses si elles ne vous plaisent pas immédiatement. C’est une tendance humaine normale. La question est de savoir si c’est vous qui perdez au change lorsque vous papillonner ainsi, et je pense que c’est le cas.
Il y a un livre, « Bouddhist Romanticism » disponible en ligne sur le site dhammatalks.org, qui explique le contexte qui a amené ce « Mouvement Spirituel mais pas Religieux » en occident. Cela a commencé avec les romantiques Allemands à la fin du 18ème siècle et, aux États Unis, cela a influencé la psychologie humaniste qui s’est insinué peu à peu dans le Bouddhisme Américain.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°3 (Été 2017)
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