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Telle est la loi de la nature

Photo du rédacteur: Sagesses BouddhistesSagesses Bouddhistes

Imaginons deux hommes, l’un plutôt niais et son voisin assez intelligent. L’homme achète un pot de chambre au marché et, ne sachant pas de quoi il s’agit, le rapporte chez lui et l’utilise pour y mettre du riz. Il est assez satisfait de l’utilisation qu’il en fait mais quand son voisin arrive et voit cela, il est stupéfait et n’y comprend rien. « Mais que fais-tu ? C’est dégoûtant d’utiliser un pot de chambre pour servir le riz ! »

L’un est considéré comme niais et l’autre intelligent, mais pourquoi le second est-il dégoûté ? Le pot est neuf, il n’a jamais été utilisé comme pot de chambre, il est propre. Alors pourquoi s’en formaliser autant ? C’est simplement dû à l’attachement à une idée et cet attachement engendre de la répulsion, voire de la colère. « Regarde un peu cet idiot ! Il se sert d’un pot de chambre pour mettre son riz ! »


Mais de ces deux personnes, lequel est vraiment un idiot ?

Le pot de chambre n’est rien en soi. Un pot ordinaire n’est rien en réalité. Nous désignons un certain objet par le mot « pot de chambre » et si quelqu’un s’en sert pour y mettre du riz ou de la soupe, les autres vont trouver cela répugnant. Que signifient ces sentiments négatifs ? Ils sont le résultat de l’attachement au nom, à la convention selon laquelle « ceci est un pot de chambre ». Ce n’est pas vraiment un pot de chambre dans un sens absolu et inaltérable ; cela dépend de notre perception et de la façon dont nous souhaitons l’utiliser. S’il est propre, nous pouvons l’utiliser pour toutes sortes de choses.

Si nous comprenons la vérité de cette manière, il n’y a vraiment aucune raison de faire autant d’histoires. Nous ne possédons rien. Nous pouvons utiliser des plats de service, des pots de chambre et des pots ordinaires sans le moindre problème. Ces objets ne se donnent pas eux-mêmes un nom et nous pourrions leur en donner plusieurs ; n’importe quelle convention adéquate ferait l’affaire.

C’est pourquoi il est dit qu’il y a, d’une part, les mots qui désignent les choses et, d’autre part, l’esprit. Si les autres appellent cela un vase, nous pouvons en faire autant ; s’ils appellent un certain objet « pot de chambre », nous pouvons le faire aussi. Cela s’appelle s’adapter aux modes d’expression du monde ; se mettre en harmonie avec le monde dans lequel nous vivons. Le Bouddha et ses disciples vivaient au sein d’une société. Ils côtoyaient toutes sortes de personnes, bonnes et mauvaises, sages et stupides. Ils pouvaient s’adapter partout parce qu’ils comprenaient la différence entre la réalité ultime et la réalité relative. Quand on a cette compréhension, l’esprit est détendu et en paix. Il n’y a ni attachement ni saisie ; c’est la conséquence naturelle de la vision juste. On sait ce qu’est la convention et ce qu’est la libération, et l’esprit est libre de toute perturbation car il ne s’attache à rien.


Le Bouddha voulait que nous pratiquions le Dhamma. Mais qu’est-ce que pratiquer le Dhamma ? Le mot dhamma englobe tout : les formes que les yeux voient, les sons que les oreilles entendent, etc. Tout cela fait partie du Dhamma qu’enseigne le Bouddha car le mot dhamma désigne tous les phénomènes existants qui, étant apparus, finissent par disparaître. Nous ne pouvons pas en attendre grand-chose parce qu’ils sont ainsi, éphémères. Il faut que nous intégrions cette vérité et que nous la voyions clairement dans notre corps comme dans notre esprit – inutile d’aller chercher bien loin ! Les éléments qui composent le corps et l’esprit ne sont ni stables ni permanents, ils n’ont aucune réalité intrinsèque. Le Bouddha nous a conseillé de ne pas les considérer comme réels. Pourquoi vouloir considérer quelque chose qui n’a pas de réalité intrinsèque comme réel ? Les choses apparaissent et disparaissent, dans un état de changement constant – où est la réalité là-dedans ? La seule réalité, c’est précisément cette absence de substantialité. Le Bouddha voulait que nous voyions cette vérité : les choses sont impermanentes, insatisfaisantes par nature et sans essence personnelle. Ne pas voir cela et, par conséquent, se saisir des choses, ne peut aboutir qu’à la souffrance. Le voir et lâcher prise mène à la liberté […]

 

La rivière continue à couler dans la même direction et nos pensées ne peuvent changer son cours

 

Regardez ce corps et cet esprit. Qu’y a-t-il en eux de certain, de stable ? Dans quelle mesure sont-ils vous ? Quelle essence contiennent-ils ? Sont-ils sûrs, permanents ou durables ? Il n’y a pas une seule parcelle de ce corps ni de cet esprit qui soit ainsi. Nous avons des cheveux et ils vont blanchir. Nous avons des dents et elles vont s’abîmer puis tomber. Les oreilles entendront moins bien, la vue faiblira, la peau deviendra sèche et ridée. Pourquoi en va-t-il ainsi ? Parce que nous n’avons aucun pouvoir pour forcer les choses à obéir à nos vœux. Elles suivent leur propre nature et n’écoutent les ordres de personne.

C’est comme si nous voyions une rivière couler vers le sud et que nous souhaitions la voir couler vers le nord. Est-ce possible ? Nous ne pouvons qu’être frustrés. L’eau coule vers le sud et nous voulons qu’elle coule dans la direction opposée. Quand pourrons-nous jamais résoudre une telle situation ? Est-ce l’eau qui a tort ? Est-ce nous qui avons tort ? Cette attitude ne peut qu’engendrer de la frustration. Les choses suivent leurs propres lois. La nature est ainsi. Quel que soit notre désir de la forcer à être autrement, elle suit sa route. Que faire alors ? Si nous fonctionnons ainsi, où pouvons-nous trouver le bonheur ? La rivière continue à couler dans la même direction et nos pensées ne peuvent changer son cours. Si nous essayons d’y faire quelque chose, nous constatons que c’est au-delà de nos possibilités.

Le Bouddha voulait donc que nous pratiquions la méditation, que nous écoutions le Dhamma et que nous observions les choses attentivement pour les voir dans leur vérité, la vérité de la rivière. Si elle coule vers le sud, laissons-la couler dans cette direction, ne nous battons pas contre elle. Si un individu possédant l’œil de la sagesse se tient près de la rivière, la voit couler vers le sud et peut l’accepter parce que c’est dans la nature des choses, il ne connaîtra ni conflit ni frustration. L’eau coule ainsi et puis c’est tout. C’est le Dhamma, c’est la nature. Il y a le vieillissement, la maladie et la mort. Au début il y a la naissance, au milieu le vieillissement et à la fin la décrépitude et la disparition. Ceux qui peuvent contempler cette vérité et la voir clairement seront en paix.


Le Bouddha a enseigné la sagesse qui connaît les sankhara*. L’eau est sankhara. Ce corps que nous croyons être « moi » est simplement composé de terre, d’eau, de feu et d’air et tous ces éléments sont dans un flux constant. Depuis que nous avons été conçus, depuis que nous sommes nés et arrivés dans le monde, nous sommes poussés par ce flux : de petits enfants nous sommes devenus adultes, nous avons mûri et puis nous avançons vers la vieillesse. Le flux nous a entraînés jusqu’à ce jour, s’écoulant selon les lois de la nature.

Quand nous constatons cela, nous voyons qu’il ne s’agit pas vraiment d’une personne, de « moi » ou de quelqu’un d’autre mais simplement de la nature. On peut toujours s’en lamenter, cela n’y changera rien ; on peut en rire, ce sera toujours la même chose ; on peut essayer de la freiner, on n’y arrivera pas. Elle n’essaie pas de faire plaisir à qui que ce soit. Le Bouddha nous a pressés d’observer cela en profondeur. La nature n’a rien de permanent ni de stable. Si nous ne la connaissons pas telle qu’elle est, elle devient source de souffrance parce qu’elle n’est pas un être, une personne, un « moi » ou quoi que ce soit. Il n’y a que terre, eau, feu et air. C’est tout. Et, à la fin, ils se séparent et disparaissent. Telle est la loi de la nature.


Si nous souhaitons pratiquer le Dhamma et vivre en accord avec le Dhamma, nous devons observer la nature. Avez-vous remarqué les arbres ? Il y en a des grands et des petits, des gros et des longs. À la saison sèche, les feuilles tombent ; avec les pluies, elles reviennent. Quand vient le moment de tomber, elles tombent ; quandvient le moment de pousser, elles poussent ; quand vient le moment de se décomposer, elles se décomposent. Exactement comme nous. Telle est la nature des sankhara. Nous naissons, nous vieillissons, nous tombons et puis nous reprenons naissance, tout comme les arbres, comme les feuilles – nous ne sommes pas différents.

Dans la forêt il y a de beaux arbres et des arbres moins beaux. Certains sont grands et droits, d’autres penchés et tordus. Certains ont une essence, d’autres n’en ont pas. Exactement comme les gens : il y en a des bons et des mauvais, des droits et des fourbes – c’est aussi la nature. Mais dans le cas des arbres, quelles sont les causes et les conditions de leur existence ? Ce sont la terre et l’eau qui les nourrissent et leur permettent de pousser et de fleurir. Pour nous, les humains, c’est le karma. Le karma ce sont les actions qui font qu’aujourd’hui nous sommes forts ou faibles, sages ou manquant de sagesse. Les arbres ont des saisons qui sont celles de la nature ; les humains apparaissent en fonction de leur karma, de leurs actions.

 

Nous essayons d’éduquer l’esprit en regardant extérieurement et intérieurement ; cela s’appelle venir pratiquer le Dhamma. À travers tout ce corps, le Dhamma existe ; nous pouvons le voir clairement sans avoir à chercher bien loin. Et quand nous le voyons clairement, nous sentons venir un manque d’intérêt et un détachement, il nous vient une désaffection par rapport au monde. Il y a une certaine peur aussi et le mental la rumine avec inquiétude.

C’est pourquoi le Bouddha nous a incités à pénétrer les réalités de la naissance, du vieillissement, de la maladie et de la mort, à les voir selon la loi de la nature, c’est-à-dire le Dhamma. Si nous voyons les choses selon la loi de la nature, on peut dire que nous pratiquons le Dhamma. Nous découvrons que nous, les humains, ne sommes pas différents les uns des autres. Peu importe de quel village, de quelle province ou de quel pays nous venons, si nous regardons vraiment, nous verrons qu’il n’y a pas de différences entre nous. Au début, nous naissons ; au milieu, nous changeons ; et à la fin, nous disparaissons de ce monde. C’est la même chose pour absolument tout le monde.

Le Bouddha voulait donc que nous contemplions la vertu morale et le Dhamma pour comprendre que les autres sont comme nous et que nous sommes comme eux. À partir de là, il peut y avoir compréhension et pardon parce que nous sommes tous semblables ; nous sommes frères et sœurs par la naissance, le vieillissement, la maladie et la mort. Nous faisons tous partie de ce même clan. Quand nous savons cela, un sentiment de détermination très fort pénètre notre cœur. Nous méditons sur le corps et nous savons que nous sommes tous pareils ; l’enfant de quelqu’un d’autre est comme notre enfant ; les parents des autres sont comme nos parents ; notre propre existence est comme celle de quelqu’un d’autre ; l’autre est exactement comme nous. Si l’esprit en vient à voir les choses ainsi, c’est la fin des mauvaises actions, la fin de la jalousie et des conflits, la fin de l’agressivité.

 

 

*Sankhara : tous les phénomènes conditionnés, autrement dit, tout ce qui a un commencement et une fin, une naissance et une mort.


Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°9 (Hiver 2019)

 

Ajahn Chah (1919-1992) est un maître bouddhiste thaïlandais extrêmement respecté dans son pays et qui a profondément influencé toute une génération d’enseignants spirituels occidentaux. L’une des raisons de sa popularité est la clarté et l’accessibilité de ses paroles qui s’adressent à des personnes de milieux culturels très variés. Le texte présenté fait partie d’un ensemble recueilli et traduit par son disciple Paul Breiter, qui séjourna dans le monastère d’Ajahn Chah pendant de nombreuses années. La version française de ce recueil a été traduite par Jeanne Schut et publiée par les éditions Sully sous le titre Être ce qui est.

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