Les quatre actions unifiantes du bodhisattva
Passages sélectionnés et traduits librement par Olivier Reigen Wang-Genh
Au cœur de cette crise sanitaire sans précédent, alors que nous nous retrouvons masqués et sans sourire, sans poignée de main ni accolade, avec des « distances sociales ou physiques » à respecter scrupuleusement et des contacts par écrans interposés, la question des relations sociales se pose avec une acuité toute particulière dans nos comportements du quotidien.
Qu’en est-il au niveau spirituel et dans nos pratiques bouddhistes ?
S’inspirant d’un sûtra ancien, le Sangaha sutta, maître Dôgen a écrit le Bodaisatta Shishôbô, chapitre précieux du Shôbôgenzô. Bodaisatta Shishôbô peut se traduire par « les quatre actions unifiantes du bodhisattva ». Il s’agit de dana, le don, des paroles aimantes, des actions bienveillantes et de la coopération ou « action dans l’interdépendance de tous les êtres ».
Les quelques passages ci-dessous éclairent de façon étonnante et profondément inspirante quatre aspects de notre comportement quotidien qui font de notre humanité et de notre sociabilité des éléments clés de notre pratique bouddhiste.
Dana, le don sans attente de retour
« Donner sans attente signifie ne pas être avide. Ne pas être avide veut dire ne pas convoiter et ne pas convoiter c’est ne pas attendre de faveurs. Le Bouddha a dit : ‛Lorsqu’une personne qui pratique dana arrive dans une assemblée, les regards sont pleins de respect et d’admiration. Le cœur de cette personne pénètre silencieusement le cœur des autres. Même un simple mot ou un verset d’enseignement deviennent des graines de bien dans le présent et dans le futur. Le don d’une seule pièce de monnaie ou même d’un brin d’herbe deviennent les bonnes racines pour cette vie et les suivantes. Construire un bateau ou bâtir un pont est la pratique de dana paramita et nous fait accéder instantanément à l’autre rive. L’esprit d’un être humain est ce qui est le plus difficile à transformer. En commençant par faire une offrande, nous changeons son état mental et nous pouvons ensuite le guider sur la voie. L’esprit n’est ni grand ni petit, il ne peut être mesuré. De même les objets offerts ne peuvent être pesés ou comptés. Cependant, il y a les moments ou notre esprit change les choses et les moments ou les offrandes transforment notre esprit.’ »
Aïgo : la parole aimante
« Les paroles aimantes viennent naturellement de notre esprit bienveillant lorsque nous rencontrons des êtres vivants. Ainsi, il n’y a pas de mots grossiers ou violents. Dans toutes les cultures existe la coutume qui consiste à demander aux autres s’ils vont bien. Sur la voie, nous disons aux autres : « Prenez bien soin de vous. » Ainsi nous parlons aux autres comme s’il s’agissait de nos propres enfants. Les paroles aimantes nous réjouissent, se nourrissent d’elles-mêmes et croissent petit à petit. Que ce soit pour faire la paix avec des ennemis ou promouvoir l’harmonie entre les êtres, les paroles aimantes sont fondamentales. Lorsqu’une personne entend des paroles aimantes, son visage s’illumine et son esprit devient joyeux. Si on rapporte à une personne vos paroles aimantes à son égard, elles s’inscrivent dans son cœur à jamais. Nous devons savoir que les paroles aimantes viennent d’un esprit aimant et que la racine de cet esprit est un cœur bienveillant. La parole aimante a le pouvoir de changer le monde, on ne peut la résumer à des compliments ou des flatteries. »
Rigyo : l’action bienveillante
« Les actions bienveillantes consistent à utiliser tous les moyens habiles au profit des êtres vivants, peu importe leur position ou leur importance. Ainsi que ce soit pour un petit animal blessé ou même un insecte, lorsque nous voyons un être en difficulté nous faisons tout, spontanément, pour le soulager du mieux que nous pouvons. C’est uniquement l’action bienveillante elle-même qui nous motive, aucune autre récompense. Les personnes ignorantes pensent qu’aider ainsi les autres se fera à leurs propres dépens mais ce n’est évidement pas le cas. L’action bénéfique s’inscrit pour le bien de tous les êtres, nous compris. Ainsi nous devrions agir de façon égale aussi bien pour nos amis que pour nos ennemis. Cela est bénéfique pour eux et pour nous-mêmes. Que ce soit pour l’herbe, les arbres, le vent ou l’eau, cet esprit de bienveillance sera toujours présent et ne diminuera jamais. Ceci étant, concentrons-nous tout particulièrement pour aider ceux qui sont dans l’ignorance ».
Doji : la coopération ou l’identité d’action
La coopération veut dire ne pas se considérer comme différent des autres et ne pas faire de séparations entre les êtres. Par exemple, le Tathâgata[1] s’est complètement identifié aux êtres vivants et a pris leurs formes. Lorsque nous pratiquons la coopération, le moi et les autres ne font qu’un. Cette coopération se manifeste dans la forme, la dignité et les manières correctes. En étant un avec les autres, les autres sont un avec nous-mêmes et ces relations entre soi et les autres varient à l’infini selon les circonstances et les conditions. Le sûtra Guanzi dit : ‛L’océan ne refuse jamais une goutte d’eau, c’est pour cela qu’il est l’océan. Les montagnes ne refusent pas un seul grain de sable, c’est pour cela qu’elles deviennent montagne. Ainsi, un dirigeant avisé, en ne rejetant aucun être, rend sa nation prospère.’L’océan qui accueille la moindre goutte d’eau, c’est la coopération. La montagne qui reçoit la moindre poussière, c’est la coopération. En ne méprisant personne, un dirigeant sage embrasse une nation. Dans les temps anciens, lorsque les gens étaient naturellement bons et honnêtes, il n’y avait nul besoin de récompenses ou de punitions. Aujourd’hui il y a ainsi des personnes qui pratiquent la grande voie sans aucun esprit d’obtention de quoi que ce soit. Mais cela, les personnes ignorantes ne peuvent le comprendre. Un dirigeant sage ne se lasse jamais de son peuple mais peu de personnes comprennent pourquoi un dirigeant est sage. Ils apprécient d’être embrassés par ce dirigeant sage mais ne réalisent pas qu’eux-mêmes embrassent le dirigeant sage. Ainsi, le principe de coopération est commun aux sages et aux ignorants. C’est la pratique et l’aspiration du bodhisattva. Lorsque notre esprit est doux, notre visage devient doux et nous rencontrons les êtres avec une expression douce.
Et maître Dôgen conclut : « Parce que ces quatre actions unifiantes du bodhisattva s’interpénètrent les unes avec les autres, il y a seize actions unifiantes. »
Mais les seize, en se mélangeant, en produisent des centaines qui à leur tour en engendrent des millions. C’est ainsi qu’un bodhisattva aux mille bras, mille mains et mille yeux apparaît dans la lumière du jour… dans l’activité quotidienne.
[1] Le Bouddha.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°15 (Automne 2020)
Olivier Reigen Wang-Genh pratique le zen Sôtô depuis 1973. Il a été ordonné moine par maître Taisen Deshimaru et a reçu la transmission du Dharma de maître Dosho Saikawa. Fondateur d’une vingtaine de dojos et de groupes de pratique en Alsace et en Allemagne, il est l’abbé du temple de Kosan Ryumon Ji à Weiterswiller.