Par Marilyn Buck
Traduction : Sylvie Gauthier
Je fais valser mes vêtements, m’élance vers l’eau et plonge, nue, me coupant des bruits du monde le temps de quelques souffles. Tombent habits, honte, soucis… Puis je refais surface, inspirant un bon coup. Pendant ces quelques instants, je suis libre, ouverte, sans attache, au-delà de l’espace.
Et puis j’émerge réellement. Je respire profondément. Je suis vêtue de l’uniforme imposé, entre ces murs qui ne se volatilisent pas devant mes yeux entrouverts, assise pour la méditation bouddhiste sanctionnée par les autorités. Ma respiration s’harmonise avec celle des autres femmes, traverse les murs, franchit les barbelés. La liberté du souffle ne peut être mesurée, contenue, punie ; alors que je respire, ma vie reprend ses droits et se rit des contraintes. En ce lieu, la joie est fugace, mais je la ressens maintenant, aussi sûrement que je sens les nœuds d’anxiété se relâcher dans mes épaules.
L’unique raison d’être de la prison est de priver l’individu de sa liberté ; inutile de chercher plus loin. Être exclu de la société est apparemment la pire perte que l’on puisse subir. La prison est le mur qui sépare et prive, le mur derrière lequel le prisonnier disparaît, devenant invisible pour sa famille, ses amis, pour tout ce qui lui est cher. Sans une forme ou une autre de liberté, l’esprit se flétrit et s’abandonne au désespoir ou à l’amertume. Comme il est facile de succomber à la résignation, de laisser la colère remplir l’espace entre les barreaux et les interstices entre les côtes. Comme il est aisé d’emmurer son cœur, pour enfin goûter un confort pervers.
Pendant les premières années de ma peine, j’étais submergée par la rancœur. Chaque jour, je pleurais la perte de mon monde. J’étais en colère, mais par-dessus tout, j’avais peur. Je m’enfermais en moi-même, craignant de baisser la garde et de me retrouver sans défense. J’avais peur de perdre mon essence dans l’anonymat des cellules de béton. J’arpentais les couloirs du pénitencier, terrorisée à l’idée de m’effondrer. Le soi auquel je m’accrochais était rigide, fragile.
Beaucoup d’années passèrent ainsi avant que je ne me décide à m’asseoir. À ce moment-là, j’ai finalement commencé à respirer. L’étau s’est desserré autour de mon cœur. Le chemin du Dharma est apparu. J’ai commencé à moins craindre pour mon sort.
À mesure que ma respiration s’approfondit et que ma colonne s’allonge, je laisse tomber mes idées préconçues et mes attentes – tous les espoirs, les peurs et les attachements qui ont façonné ma vie. J’apprends à être moins anxieuse à l’égard de ce qui me manque, ce que je n’ai pas, ce qui pourrait m’arriver ici. J’admets qu’en vérité, je ne suis pas certaine de vouloir lâcher mes peurs, ma colère. Je suis tiraillée. Sans l’armure de ma colère et de mon attitude moralisatrice, je prête le flanc aux nombreuses formes de souffrance propres à la vie en prison, et je me sens vulnérable, exposée.
Chaque jour m’apporte une nouvelle occasion de me confronter à la réalité. Je veux fuir, mais je choisis de respirer. Une respiration, le temps de voir que je suis libre de choisir ma réaction. Assise en méditation, je découvre la joie. Je sais que, grâce à cette pratique, je peux accéder au lieu de paix véritable. Le chemin s’ouvre devant moi : à moi de l’emprunter.
Ce texte a précédemment été publié dans la revue Tricycle.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°16 (Hiver 2020)
Marilyn Jean Buck (1947-2010) était une révolutionnaire marxiste et une poétesse féministe américaine qui fut incarcérée pour sa participation notamment au braquage de la Brink’s en 1981 et à l’attentat à la bombe contre le Sénat américain en 1983. Elle fut condamnée à 80 ans de prison d’où elle publia de nombreux articles et textes, rejetant le sexisme, la suprématie blanche et le racisme. Elle fut libérée en 2010, peu de temps avant de succomber à un cancer.