Par Philippe Cornu
Mais qu’est-ce donc qui ne va pas avec le désir dans le bouddhisme ? Il n’est pas un jour sans qu’un esprit brillant, un intellectuel ou un philosophe nous rappelle avec gravité et un zest de désolation condescendante que le bouddhisme, certes bien sympathique et non violent, proscrit, hélas, tout désir et mène par conséquent à la négation de la vie. On le décrit volontiers comme une spiritualité qui supprime le moteur du désir, l’élan vital de nos existences. De là, sans doute, l’idée fausse selon laquelle la doctrine du Bouddha appelle à la passivité plutôt qu’à l’action et mène à l’anéantissement, à un nirvâna anesthésiant qui serait l’extinction de l’existence, voire un culte du Néant… D’aucuns sont allés jusqu’à taxer le bouddhisme de religion pessimiste et clament haut et fort lui préférer, à la manière de Nietzsche, l’exaltation que procure la vision tragique et assumée de l’existence que nous ont léguée les Grecs… Ainsi donc, le bouddhisme se rapprocherait de la fameuse formule de Pascal : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, seul dans une chambre », et inclinerait au non-désir, et par-là même à l’inaction, au quiétisme et au retrait du monde.
Michel Onfray ne nous déclare-t-il pas à propos du bouddhisme : « En tant que religion, elle nous dit que la vie ici-bas, moins vous la vivrez, mieux ça vaudra... » André Comte-Sponville, bien que plus nuancé, n’en dit pas moins : « Il me semble que le non-attachement — notamment aux autres humains — que prône le bouddhisme n’est pas une bonne idée. Je crois au contraire qu’il ne faut pas renoncer à l’amour des autres, au point d’envisager même de mourir pour eux. »
Dans ces jugements typiquement occidentaux transparaît une grave incompréhension du message du Bouddha et de ses disciples. Et la méprise vient, comme souvent, de l’emploi imprécis d’un mot, « désir », qui n’a pas le même sens en Occident et dans le bouddhisme et n’évoque donc pas tout à fait la même chose. Ainsi, le désir est omniprésent dans la Bible et le Nouveau Testament, où le désir de l’homme pour Dieu et de Dieu pour l’homme se rejoignent dans le dialogue de l’amour chrétien. L’Occident chrétien s’est ainsi construit sur la base du désir, pas de n’importe quel désir bien sûr, car l’on sait combien la concupiscence, l’empressement à jouir des biens matériels et les penchants pour les plaisirs des sens ont été réprouvés dans le christianisme. Mais globalement, depuis Platon, Aristote et Jésus, le désir est le moteur de la relation à Dieu et de la célébration du monde qui est l’œuvre de Dieu à laquelle participe le genre humain. Promu jardinier de Dieu, l’homme se doit de toujours désirer « mieux » en tant que co-acteur privilégié de la création divine toujours en cours.
Pour autant, le « mieux » n’est pas le « toujours plus » avec lequel on le confond si souvent, ni ce besoin maladif de contrôler le monde et la nature par la volonté de puissance qui n’a fait que s’amplifier tout au long de l’histoire occidentale. Et dans le monde contemporain où le désir tout puissant s’est affranchi des freins du religieux, tout être humain doit de toute urgence se poser la question : « Pourquoi désirer toujours plus alors que plus ne sera jamais assez ? »
La méprise vient, comme souvent, de l’emploi imprécis d’un mot, « désir », qui n’a pas le même sens en Occident et dans le bouddhisme et n’évoque donc pas tout à fait la même chose.
Or c’est précisément ce désir dévoyé que le Bouddha recommande de ne plus cultiver. Son tout premier enseignement, les Quatre Vérités des Nobles, traite de la souffrance, de son origine, de sa cessation et des moyens d’y parvenir. La première vérité est un constat, celui de la souffrance existentielle — une insatisfaction qui imprègne nos vies — mais la deuxième vérité traite de l’origine de la souffrance :
« Ô moines, voici la vérité des Nobles sur l’origine de la souffrance. C’est la soif qui produit la renaissance, le redevenir, qui est liée à une avidité passionnée et qui trouve un nouveau plaisir ici ou là, c’est-à-dire la soif des plaisirs des sens, celle de l’existence et du devenir et celle de la non-existence. »
Une soif insatiable…
Les mots utilisés dans ce sûtra sont trishna, la soif avide dans le sens d’une insatisfaction à combler mais qui reste insatiable, et râga, le désir passionné qui s’accroche au plaisir.
Le désir incriminé dans la genèse de la souffrance est donc la soif ou avidité (trishna) et non l’aspiration vers un noble but par exemple. Car la soif est inévitablement liée à un manque, tout comme le désir d’une façon générale : la plante a soif d’eau parce qu’elle est desséchée ; l’homme a soif de sécurité parce que sa vie est fragile et incertaine… Or le problème de la soif est qu’elle ne peut jamais être complètement et durablement comblée, ce qui provoque insatisfaction et souffrance. Dans le fameux enchaînement des douze maillons de la coproduction conditionnée, la soif est l’un des facteurs-clés qui nous enchaînent à l’existence douloureuse. C’est la sensation qui en est la cause, laquelle provient du contact entre une faculté des sens et son objet : le whisky que je savoure est en contact avec ma langue et ma gorge et j’en éprouve une sensation agréable de chaleur et de détente qui pénètre mon corps et mon esprit. Cette délicieuse sensation provoque en moi la soif — le désir de renouveler l’expérience — et je prends un deuxième verre qui me procure une douce euphorie et me fait oublier mes soucis, et ainsi de suite… jusqu’à la gueule de bois du lendemain matin ! Ce qui suit inévitablement la soif est donc l’attachement ou préhension (upadâna) de l’objet convoité et le désir passionné (râga) de reproduire, de prolonger ou de renforcer la sensation produite, de renouveler le plaisir. Cette saisie me conduit inévitablement à l’insatisfaction et me pousse à nouveau à agir : la bouteille est vide, je dois m’en procurer une autre. Or je suis ivre, je prends le volant et je provoque un accident grave… L’attachement provoque ainsi le redevenir en suscitant de nouvelles situations d’existence heureuses ou malheureuses. Et du fait de l’impermanence qui fait que rien ne dure, il faut recommencer encore et toujours les mêmes choses. Pire, le désir, même comblé, tourne le plus souvent à l’insatisfaction, car à l’excitation momentanée du plaisir obtenu succède bientôt l’indifférence ou le déplaisir : j’ai froid, je me couvre et finalement j’ai trop chaud ; je mange des sucreries jusqu’à l’écœurement ; la caresse agréable fait place à l’irritation ; le smartphone que je désirais tant a fait de moi son esclave. En fin de compte, le Bouddha a découvert que le désir avide ne peut qu’alimenter et prolonger nos tourments.
Pour autant, faut-il supprimer tout désir, refouler toute envie et renoncer à tout projet ?
La troisième vérité nous dit :
« Ô moines, voici la vérité des Nobles sur la cessation de la souffrance : c’est bannir complètement cette soif, s’en détourner, s’en libérer, s’en affranchir sans le moindre regret. »
La soif est donc bien ce dont il faut se libérer ou se désaliéner. En effet :
« L’expérience, le plaisir évident, l’attachement profond qui en résulte et sa persistance sont la source et l’essence de ce qui agrée au "soi". Puisqu’il en découle ce souhait impossible à réprimer : "Puissé-je ne jamais être séparé de ce plaisir !", l’appropriation est bien conditionnée par la soif, et de ce souhait naît le karma producteur de nouvelles naissances. »
La soif, qui naît de l’aveuglement ou ignorance, est elle-même la base de râga, la passion, le puissant attrait et l’adhésion aux plaisirs et aux biens de ce monde. Et son compère est kâma, le désir sensuel lié à la satisfaction des sens.
Ce n’est pas par l’avoir que l’on parvient à l’être ! Mais pour « être », ne faut-il pas se sentir vivant, désirant et pleinement dans l’existence ? Certes, mais pas de la manière dont nous nous y prenons habituellement.
Entendons bien ici — car c’est capital — que ce n’est pas le plaisir en lui-même qui est problématique mais bien l’attachement qui en découle et la compulsion de répétition. Leur source se cache dans la croyance au petit « moi » qui n’est qu’une construction mentale. Tout cela prend racine dans l’ignorance où nous sommes de notre vraie nature. La terreur causée par l’idée de n’être rien ou si peu de ce que nous prétendons être est si forte que nous nous raccrochons à tout ce qui peut confirmer l’existence de notre « moi ». La société de consommation l’a bien compris, qui nous propose, pour nous désangoisser, d’acheter et de consommer plus… Nous sommes plongés dans une économie qui a pour moteur le désir et l’appropriation. Or ce n’est pas par l’avoir que l’on parvient à l’être !
Mais pour « être », ne faut-il pas se sentir vivant, désirant et pleinement dans l’existence ? Certes, mais pas de la manière dont nous nous y prenons habituellement.
Désir de possession n’est pas amour
Et qu’en est-il de l’amour ? Le bouddhisme considère évidemment l’amour (maitri) comme une vertu fondamentale du cœur-esprit, mais il a la sagesse de ne pas le confondre avec la passion amoureuse, laquelle n’est pas seulement l’amour — pure ouverture produite par la rencontre de l’autre — mais l’association confuse de l’amour avec le désir sensuel, l’attachement possessif et la jalousie. Ce n’est pas l’amour qui est destructeur mais bien le poison du désir-attachement qui s’y trouve mêlé. L’amour vrai ouvre le cœur et débouche sur la bienveillance et la compassion universelles. Il n’enferme pas les êtres dans cet égocentrisme possessif qui, au fond, nie l’autre en le réduisant à l’objet désiré.
L’élan libérateur
Le bouddhisme, bien évidemment, ne se définit pas par la suppression de tout désir. Comment imaginer en effet qu’un pratiquant bouddhiste vise l’Éveil et la libération sans désir d’y parvenir ? Il faut bien qu’il soit mû par une puissante motivation pour opérer une telle révolution intérieure ! Et de fait, en dehors de la soif, du désir passionnel et de l’attachement au plaisir sensuel qui sont à éviter, l’enseignement mentionne d’autres genres de désir qui sont utiles voire cruciaux. Prenons le cas de l’élan (chanda), « l’aspiration à », « l’impulsion qui tend vers ». Ce facteur mental ambivalent peut tout aussi bien être de l’ordre de la soif et avoir des conséquences douloureuses qu’intervenir dans la pratique en mobilisant l’esprit vers le but de l’Éveil. C’est alors cette force qui inspire le pratiquant et l’incite à se mettre en chemin et à le poursuivre. On devinera le rapport étroit qui unit chanda à la foi (shraddha). C’est motivé par la foi que l’esprit ordinaire se sent pousser des ailes et s’élance à la quête de l’Éveil.
La foi : du désir à l’au-delà du désir…
Car la foi est centrale dans le bouddhisme, même si son objet n’est pas Dieu. Et il s’agit bien de la foi comme l’indique le sanskrit shraddha où l’on devine sans peine un autre mot, latin celui-ci, issu de la même racine : credo. Beaucoup de bouddhistes occidentaux minimisent son importance parce qu’ils se représentent le Dharma comme une « philosophie » ou une religion « rationnelle ». Derrière cette méfiance, on entrevoit la confusion entre foi et croyance. Une croyance, vraie ou fausse, est une opération mentale qui consiste à se convaincre de la vérité de quelque chose. La foi, au contraire, surgit du fond de l’être comme une intuition ou une confiance animée d’une certitude parce qu’elle est validée par l’expérience spirituelle intime. Alors que la croyance reste une conviction mentale fabriquée, la foi fait appel au cœur de l’être. Le bouddhisme ne repose pas sur une croyance mais sur l’expérience qui valide la confiance initiale suscitée par l’écoute des enseignements. L’inspiration devient la foi quand elle résonne avec l’intériorité du pratiquant. Touché au plus profond, il trouve alors l’élan spirituel (chanda) pour cheminer vers la libération. Il y a trois éléments dans la foi bouddhique : la confiance dans les paroles du Bouddha quand il expose le karma et ses conséquences douloureuses ; la foi dans les Quatre Vérités des Nobles et les Trois Joyaux (Bouddha, Dharma et Sangha) ; et l’inspiration qu’évoquent les qualités d’un être éveillé ainsi que le désir ardent (chanda) d’y parvenir soi-même pour le bien de tous. C’est donc bien un désir, non plus égocentrique mais tourné vers l’Éveil, un élan authentique et sincère, qui anime le pratiquant. Mais lorsque cette foi motivante, nourrie par l’expérience de la pratique, se mue en foi motivée, elle devient peu à peu une réalisation spirituelle authentique et stable. Elle n’est plus alors un désir mais comme un feu intérieur qui illumine sereinement la pratique. Et s’il n’y a plus de désir dans l’Éveil, ce n’est pas que le nirvâna soit la négation de l’être mais bien l’accès à sa plénitude.
La compassion, un désir altruiste
Dans le grand Véhicule, l’idéal du bodhisattva — l’être qui aspire à l’Éveil — se décline dans la bodhicitta, l’esprit ou la pensée d’Éveil, qui consiste à souhaiter atteindre soi-même l’Éveil afin d’œuvrer pleinement au bien de tous les êtres. La compassion en est le moteur, sous la forme de ce souhait purement tourné vers le bonheur d’autrui : « Puissent tous les êtres être libérés de la souffrance et de ses causes ! » Ce souhait sublime, c’est là encore une forme de désir valorisée sur la voie de l’Éveil, un désir qui est pur amour et élan du cœur vers tout ce qui vit et souffre.
Le désir transmué en sagesse
Il faut enfin évoquer la place du désir dans le Vajrayâna ou tantrisme, place déjà esquissée par Vimalakîrti dans le sûtra qui porte son nom :
« S’il est merveilleux de faire pousser des lotus dans le feu, il est plus merveilleux encore de rester concentré au cœur même du désir. »
Ce n’est plus le désir qui est problématique dans cette voie, mais la préhension qui suit le désir. La condition expresse pour faire du désir une voie vers l’Éveil, c’est de réaliser la vacuité des phénomènes au-delà de toute saisie dualiste, et de savoir utiliser l’énergie du désir comme une méthode pour accéder à la nature ultime de l’esprit. C’est ainsi que l’on peut rompre l’enchaînement entre désir et préhension, ce qui est une clé pour la libération du désir. Rester concentré au cœur même du désir, c’est éprouver le fait que le désir lui-même n’a plus d’objet et réaliser que l’énergie du désir est l’expression dynamique de l’esprit de claire lumière — notre nature éveillée. Mais comprendre et maîtriser cela n’est pas à la portée de tous, et seuls des yogis accomplis s’y risquent sans dommage. Longchenpa, un grand maître du Dzogchen, nous en avertit :
« Ceux qui s’abandonnent aux plaisirs des sens sur la voie de la méthode s’attachent à la sensualité. C’est là habituellement la cause d’une chute dans les destinées malheureuses. […] Ce n’est pas la voie de tout le monde, disent les yogis. Et il est rare de voir le sens de la réalisation tant sont nombreux les risques de déviation et d’obscurcissements. »
Une parabole tibétaine nous enseigne que face au poison, trois attitudes sont possibles : l’évitement ou voie du renoncement, la disparition par la réalisation de la vacuité, ou bien la transmutation en médicament par la voie de la transformation. Ces trois manières de pratiquer, qui dépendent des capacités spirituelles du pratiquant, s’appliquent à merveille au désir, si varié dans ses formes, et que le bouddhisme traite différemment selon le véhicule dans lequel on s’engage.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°13 ( printemps 2020 )
Philippe Cornu est un enseignant et universitaire français spécialiste du bouddhisme sous toutes ses formes. Chargé de cours à l’INALCO et à l’Université catholique de Louvain, il est l’auteur de nombreux ouvrages dont le Dictionnaire encyclopédique du bouddhisme et Le Bouddhisme, une philosophie du bonheur ?
Comments