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Quelle compassion en situation de crise ?

  • Photo du rédacteur: Sagesses Bouddhistes
    Sagesses Bouddhistes
  • 30 oct. 2024
  • 11 min de lecture

Traduction : Bureau du Dalaï-Lama, adaptation Sagesses Bouddhistes - Le Mag

Illustration : Christian Gaudin

Photo : Olivier Adam



Une conférence de Sa Sainteté le 14e Dalaï-Lama


Une réunion s’est tenue le 17 novembre 2021 entre Sa Sainteté le Dalaï-Lama et les invités de l’Institut national du management des catastrophes naturelles (NIDM) situé à New-Delhi en Inde. Après une introduction faite par le directeur de l’institut et le Dalaï-Lama, les participants posent leurs questions à Sa Sainteté.


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Introduction de Sa Sainteté le Dalaï-Lama :


Durant ces dernières décennies, j’ai eu de nombreuses discussions avec les scientifiques sur des sujets en relation avec l’esprit, en relation entre avec les émotions. Comment peut-on transformer nos émotions ? Est-il possible de contrôler les émotions destructrices comme la colère ?

Les scientifiques qui s’intéressent à ces sujets-là viennent principalement de l’Occident. À l’époque, il y avait peu de ressources et les sources majeures étaient indiennes.

Beaucoup de personnes me considèrent comme un scientifique, en fait un mélange de sciences et de philosophie bouddhistes – ce dont je suis fier. Je me rappelle le scientifique Francisco Varela.[1] Il était proche de la pensée bouddhiste. Et lorsque nous discutions d’un sujet qui pouvait être vu de plusieurs manières, il disait : « là, je porte mon chapeau bouddhiste » ou bien « maintenant, je porte mon chapeau scientifique ». Je suis un peu comme lui, moitié étudiant en sciences, moitié moine bouddhiste.

On retrouve dans l’Inde cette cohabitation entre modernité et spiritualité. Avec l’action colonialiste de la Grande-Bretagne, les Indiens ont suivi un système éducatif britannique et occidental. Maintenant, les savants et les universitaires indiens doivent essayer de créer une combinaison de l’éducation moderne avec la sagesse ancestrale indienne, en présentant cette sagesse de façon séculière, laïque, où la religion reste une question personnelle et privée. Cela pourrait apporter une grande contribution à l’éducation.

L’Inde est le deuxième pays le plus densément peuplé au monde. C’est un pays très paisible. Il y a une harmonie religieuse – qui date de milliers d’années, inspirée par karuna (la compassion) ou ahimsa (la non-violence).

Au siècle précédent, le Mahatma Gandhi a vraiment montré au monde tout entier l’ahimsa (la non-violence) de l’Inde et maintenant des gens sur la terre entière lui portent une admiration sincère. 

Nelson Mandela, Bishop Tutu ou Martin Luther King aux États-Unis et des millions d’autres personnes ont été vraiment convaincues que cette tradition de la non-violence n’est pas seulement moralement juste, mais qu’elle est quelque chose de très utile du point de vue pratique.

Maintenant, avez-vous des questions ?

 


Une certaine dureté, un certain détachement deviennent nécessaires pour continuer à travailler au milieu de personnes en extrême souffrance. Quelle pratique recommanderiez-vous aux travailleurs humanitaires afin que nous puissions faire notre travail avec compassion, mais aussi sans être affectés nous-mêmes ?

Lorsque nous étions enfants, nous appréciions sincèrement l’amour et la bienveillance de notre mère. Sans cela, nous ne pouvions survivre. Mais une fois que nous avions rejoint le système éducatif, il y avait très peu d’instructions sur la compassion et elle était rarement mentionnée. Certaines personnes pensent que la compassion (karuna) est une question religieuse. Ce n’est pas le cas.

 

Maintenant, il y a des psychologues, des scientifiques qui commencent à expliquer les moyens de garder cette paix intérieure, en particulier pour les étudiants qui voient l’importance et l’utilité de la compassion pour eux-mêmes et les autres. Cela devient alors une façon de pouvoir enseigner la pratique de la compassion. Quel est l’effet de la compassion sur notre paix intérieure, notre tranquillité d’esprit ?

Déjà, avec un esprit tranquille, notre corps sera en bonne santé. Ensuite, la compassion a un impact direct sur notre vie quotidienne : des scientifiques disent que nous sommes des animaux sociaux. Alors n’importe quel individu dans cette société bénéficie naturellement d’être lui-même bénéfique aux différents membres qui nous entourent. Notre propre existence est très fortement liée à la compassion et au fait d’être concentré sur l’intérêt du groupe.

 

J’admire sincèrement toutes ces personnes qui aident les plus démunies et qui ont fait face à de grandes difficultés. Mis à part la maladie et la vieillesse, il y a aussi de plus en plus de désastres naturels et c’est pour cela que c’est très important de s’aider les uns les autres. Ensuite, les personnes qui veulent vraiment aider et qui font face à ces grosses difficultés face à l’extrême souffrance peuvent se dire qu’elles mettent vraiment en application ce que veut dire la compassion et qu’elles ne pourront faire face à leurs peines qu’en pratiquant une compréhension profonde de la compassion, éclairée par leur discernement et leur sagesse.

 


Agissons-nous avec un esprit de solidarité, de compassion et d’amour ou une prise en compte de l’interdépendance quand nous faisons face à n’importe quel type de catastrophe humaine ? Pourquoi la motivation est-elle importante ?

Lorsque vous faites un travail pour aider les autres qui font face à de nombreuses difficultés, que ce soit des catastrophes naturelles ou autres, cela ne se résume pas à un acte professionnel mené pour votre propre compte. Vous voyez les autres comme étant nos réels frères et sœurs. « Je veux une vie heureuse, une vie paisible et que les autres aient droit à cela sans les problèmes qu’ils rencontrent. » Et vous allez prendre soin d’eux et vous engager dans des activités qui sont mues par la compassion (karuna).

 

 

Dans un monde de plus en plus polarisé où la foi en sa propre religion devient une source de division au lieu de l’utiliser comme un facteur d’unification, ma question est la suivante : « Comment faire de la compassion une force motrice pour chacun sur la planète ? »

En effet, c’est vrai, même au sein de la communauté tibétaine, on crée des divisions à cause de différentes coiffes qui peuvent être des bonnets jaunes ou des bonnets rouges[2]. Et ce faisant on perd le réel sens de la religion. Le rôle de la religion est d’être un instrument pour pouvoir développer la paix intérieure et avec cela, le respect de toutes les traditions religieuses qui parlent de compassion.

Bien sûr, au point de vue philosophique, il y a des différences. Les méthodes varient selon les traditions, mais le message est le même : le but est la compassion authentique. Regardez par exemple le monde entier. Toutes ces diverses traditions, toutes ces religions, toutes ces différentes philosophies sont des méthodes pour apporter une paix intérieure. Du point de vue de karuna (la compassion) et de la non-violence (ahimsa), toutes les traditions religieuses de la planète sont semblables. Et même les hommes non croyants, qui ne suivent aucune religion, apprécient un cœur bon et bienveillant.

 


Les êtres humains peuvent-ils vivre en paix avec leur environnement tout en bénéficiant du confort de la technologie moderne ?

Si nous pensons de façon large, toutes ces différentes technologies servent l’humanité.

Nous voulons être bien, nous voulons être heureux, dans un monde et un climat stables.

Et on voit des soi-disant spécialistes qui investissent beaucoup et mettent trop l’accent sur la technologie malgré l’impact qu’elle peut avoir sur l’environnement. Il y a en fait un manque de vue d’ensemble : on pense juste à notre propre travail, on explore, on utilise, on exploite la technologie et on se fiche complètement de l’impact de la technologie sur l’environnement. Et il est évident maintenant que la situation climatique est très importante pour chacun d’entre nous. C’est une question qui impacte notre vie humaine. Alors nous avons besoin de prêter plus d’attention à l’environnement.

 

 

Nous sommes souvent confrontés à des injustices inacceptables.

Comment est-ce que nous pouvons répondre avec compassion à ces actions nuisibles ?

J’ai aussi eu ce type d’expérience et même aussi Mao Zedong, avec qui je suis devenu très proche, a eu ce type d’expérience.  À un moment donné, je voulais même rejoindre le Parti communiste chinois, car j’aime beaucoup la perspective du socialisme et du communisme qui est totalement contre toutes les inégalités sociétales.

Nous avons aussi beaucoup souffert sous le contrôle de la répression chinoise. Mais au fil du temps, leur façon de voir les choses et leurs pensées sont en train de changer. Cela fait à peu près soixante ans que les choses changent petit à petit. Au départ, j’étais considéré comme un réactionnaire mais maintenant beaucoup de Chinois essayent de suivre ma façon de penser.

Ce sont des étudiants et des universitaires qui se sont intéressés à nos livres, nos textes publiés en lien avec la science et la philosophie bouddhiste et qui apprécient sincèrement les idées présentes dans ces ouvrages. Alors on voit clairement un changement.

D’un côté, les autorités chinoises nous prennent de haut, mais nous avons simplement gardé notre propre philosophie, notre propre tradition et nous la partageons. Et ces personnes qui étaient contre la tradition bouddhiste sont en train de changer.

D’une manière logique, il n’y a rien qui ne puisse résister à la compassion et la non-violence.

Dans le futur si vous voulez un monde en bonne santé et heureux, la seule façon est de pratiquer la compassion et la non-violence en se basant sur des raisonnements et pas sur une foi aveugle.

 



Manoj Kumar Bindal, directeur du NIDM

 

L’Institut national du management des catastrophe naturelles est le principal institut de gestion des catastrophes naturelles en Inde, tant au niveau national que régional. C’est dans les situations de catastrophe que la compassion est primordiale et qu’elle est le plus difficile à mettre en œuvre. Les catastrophes provoquent un profond sentiment de vulnérabilité face à une perte soudaine et profonde. Nous éprouvons un chagrin, de la désorientation et de l’incrédulité. La compassion est plus qu’un désir d’aider : les résultats de la recherche permettent de mieux comprendre la nature et les mécanismes de la compassion et mettent en évidence trois éléments principaux : la conscience cognitive de l’existence de la souffrance, une résonance émotionnelle empathique et l’engagement à soulager la souffrance par l’action.

 

Les catastrophes posent des défis à ces trois éléments. L’action distingue la compassion de l’empathie. Lorsqu’une catastrophe focalise l’esprit et exige une action urgente dans des situations extrêmes, les outils de la compassion varient. Par exemple dans des recherches de survivants au milieu des décombres d’un tremblement de terre, l’outil de compassion le plus efficace peut être un bulldozer. À d’autres moments, la compassion peut s’exprimer au mieux par la présence humaine, en s’asseyant en silence et en tenant la main d’une personne qui a subi une perte incalculable. En cas de catastrophe, la survie d’un grand nombre de personnes touchées dépend de la compassion qui motive et soutient les personnes qui travaillent dans les secours aux sinistrés.La compassion mature exige une prise de conscience de soi-même, une réflexion critique et une évaluation honnête de nos motivations et de nos attentes.  Ces pratiques servent de garde-fous qui nous empêchent de glisser vers des distorsions qui mènent à la pitié, à l’égocentrisme et à des inclinations partiales. Enfin, la compassion mature exige la reconnaissance de notre propre souffrance et l’ouverture à recevoir la compassion de soi et des autres.



Lorsque nous faisons face à des difficultés, les humains se tournent vers leur foi pour retrouver du calme et un certain confort. Quel doit être le rôle en fait de la foi pour se soigner, pour se guérir ?

Comme je l’ai mentionné précédemment, il est important de regarder l’essence, le message de toutes les traditions religieuses, qui est basé sur la compassion et la non-violence.

Malheureusement, au nom de la religion, il y a des gens qui s’affrontent constamment et comme ils ne prêtent pas réellement attention à la pratique de la compassion, ils pensent avant tout à « leur » religion.

Nous devrions montrer au monde entier l’harmonie entre les religions comme elle peut exister en Inde, qui en est un exemple vivant. Certes, il peut y avoir des débats ou des questions académiques, mais il n’y a pas de problème. Ceux qui s’affrontent au nom d’une foi particulière ne sont pas en fait des disciples de cette foi, de cette tradition religieuse.

 


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Le gouvernement et les diverses agences soutiennent financièrement les personnes touchées par les catastrophes naturelles pour les aider matériellement.

Mais quelle est l’importance donnée à la réparation émotionnelle ? Que peut-on faire ?

Comme je l’ai dit précédemment, dans notre système éducatif actuel, nous devons inclure une éducation séculière, laïque sur les moyens de développer une paix intérieure. Ici en Inde, le système éducatif actuel ne prête pas particulièrement attention à ce sujet.

Les différentes organisations qui aident financièrement les démunis ne donnent pas juste de l’argent mais font aussi preuve de gestes et de paroles pleins de compassion. Et en fait, cela permet de changer quelque chose.

 

 

Comment Votre Sainteté enseigne-t-elle la compassion et l’amour à ceux qui ont perdu des êtres chers pendant la pandémie à cause de négligences et qui sont habités par la colère et font face au deuil ?

Par l’exemple. Nous sommes des animaux sociaux, et si je suis en présence de certaines personnes qui font face à des difficultés comme le deuil d’un proche décédé, quelles qu’en soient les raisons, c’est la meilleure opportunité pour mettre en application la compassion.

 


Comment la science et la technologie peuvent-elle être des outils pour promouvoir la compassion ?

Oui, en effet, dans le passé la technologie et la science n’ont pas prêté attention à notre paix intérieure et se sont focalisées sur d’autres champs de recherches. Notre façon de penser s’est élargie au fil du temps et nous voulons une compréhension plus profonde de notre paix intérieure. Les sciences modernes s’intéressent au cerveau, aux émotions en lien avec le cerveau. Elles ont développé des technologies qui sont censées les servir.

 

Alors cela dépend d’une compréhension plus générale de nos émotions et à la fin, il sera très important de comprendre comment obtenir des idées ou des émotions paisibles. Peu importe que nous ayons une technologie sophistiquée ou pas, la paix intérieure est le facteur clé avec la compassion comme antidote à la colère, la peur et l’angoisse.

 

Il nous faut avoir de la patience et une approche assez réaliste. Comme disait le saint Shantideva :

« S’il y a un problème et qu’il y a une solution, alors à quoi bon s’en soucier ? Il faut aller alors dans la direction indiquée.

Mais si un problème n’a aucun moyen d’être surmonté, alors à quoi bon s’en soucier ? »

C’est une approche très réaliste et une approche très scientifique. J’ai perdu mon propre pays qui a perdu sa liberté. Il y a eu tellement de destructions.

Si on veut réussir à surmonter ces problèmes-là – et  il faut essayer avec une approche de la voie médiane, on doit s’éloigner de la colère ou de l’idée de vouloir le Tibet indépendant. Les Chinois sont des frères et sœurs et traditionnellement, c’est aussi un pays bouddhiste. À présent, il y a de plus en plus de Chinois qui montrent un intérêt à l’égard du bouddhisme.

Mon approche de la voie du milieu est vraiment de pouvoir faire partie de la Chine et en même temps de pouvoir préserver et garder notre héritage culturel. Et au final, des millions de Chinois pourront en tirer profit aussi.

Voyez-vous, le fait de penser d’une façon plus large est très utile afin de pouvoir réduire la frustration, la peur.

 


Nos savoirs traditionnels montrent que des gens du passé étaient capables de mieux se protéger contre les catastrophes parce qu’ils étaient pleinement connectés à la nature. Pouvez-vous nous dire comment la pratique de l’amour et de la compassion peut être utilisée pour nous reconnecter à la nature et sauver la planète ?

À la base, nous sommes sept milliards d’humains [plutôt huit, NDLR]. Nous sommes les mêmes. Nous avons les mêmes émotions. Nous avons les mêmes souhaits. Nous voulons tous être heureux. Il n’y a alors aucune différence, quelles que soient les nationalités, quels que soient les continents, etc.

Quand on pense ainsi, on voit en fait la possibilité d’un monde réellement en paix. Et cela inclut aussi un environnement en bonne santé.

Il ne s’agit pas de penser égoïstement à sa nation, son continent mais plutôt de penser à ces 6 à 7 milliards d’humains qui sont mes frères et mes sœurs. Penser ainsi est une façon très efficace de réduire votre propre souffrance, la souffrance de votre propre communauté. Quand vous pensez à l’humanité tout entière votre esprit devient beaucoup plus vaste.



[1] Franscico Varela (1946-2001) a contribué de manière significative au développement du champ des sciences cognitives. Il a forgé une approche novatrice de la conscience : la neurophénoménologie. Parallèlement, il fondait le Mind and Life Institute, lieu de dialogue avec le Dalaï-Lama et de réflexion sur les liens possibles entre sciences et pratiques contemplatives.

Émission Voix Bouddhistes (INA) : www.youtube.com/watch?v=AtcpZqUW6dE


[2] À la fin du xive siècle au Tibet, le maître érudit Tsongkhapa (1357-1419) fonde donc l'ordre des gelugpas (dits bonnets jaunes) ou vertueux, qui va devenir l’école politiquement la plus importante. Il y aura d'importantes rivalités avec certains bonnets rouges au xvie siècle, et notamment les karmapas.

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