Réincarnation, le travail rationnel et possibiliste du docteur Ian Stevenson
Par Philippe Judenne
Qu’est-ce qui est transmis à un être qui prend naissance ? Pour les sciences, l’individu est le fruit de son patrimoine génétique et de son héritage de vécu familial, ou bien purement le produit résultant de ses interactions avec son environnement. Là où les sciences débattent de la part entre l’inné et l’acquis à partir du point zéro de la conception ou de la naissance d’un être vivant, la spiritualité bouddhiste considère que seule la loi de causalité du karma est à l’œuvre et fait se manifester des renaissances successives : elle reconnaît un caractère inné à chaque nouveau-né, fruit d’un karma antérieur, et un caractère acquis qui se construit au fur et à mesure des nouvelles actions, des nouveaux actes karmiques au niveau du corps, de la parole et de l’esprit d’un individu avançant dans la vie. Elle ne considère pas qu’il existe un point zéro du départ de l’existence d’un courant de conscience, lequel se remanifeste différemment dans des existences successives et dans différentes sphères d’existence. Au moment de la mort, le courant de conscience issu de la séparation d’avec le corps n’a justement plus les limites du corps physique et c’est le « vent du karma » qui va déterminer sa renaissance.[1] Comment se manifeste alors l’énergie karmique d’une existence à une autre ? Ou bien, si on reformule la question plus simplement hors d’un référentiel bouddhiste, comment se définirait ce qui est transmis à un être humain qui prend naissance ?
Des souvenirs traumatiques.
Ian Stevenson et ses équipes ont étudié et investigué en Asie, au Moyen-Orient et en Amérique, pour parvenir à recenser en 1979 près de 600 cas « suggérant la réincarnation ». Les travaux de Stevenson remettaient en cause des théories établies en sciences, comme le déterminisme génétique ou comportemental. Ainsi appelait-il prudemment « cas suggérant la réincarnation » ses cas les plus probants, ressortant des enquêtes rigoureuses effectuées sur le terrain.
Certains souvenirs étaient traumatiques et peut-être liés aux phobies constatées chez les jeunes enfants dont le corps pouvait présenter des cicatrices ou des marques d’origine inconnue. C’est dans l’optique de soigner ces phobies infantiles que lan Stevenson s’intéressa en premier lieu aux récits des enfants et à leur précision étonnante. « Un des cas est celui d’une fillette au Sri Lanka qui témoignait à la fois d’une grande aversion pour l’eau et d’une frayeur intense à la vue des autocars. Dès qu’elle put parler, elle raconta comment, dans une autre situation, elle avait reculé précipitamment au passage d’un autocar, était tombée dans un champ inondé et était morte noyée. »
Une mort peu paisible, comme celle racontée par des enfants phobiques par rapport à un type d’arme, celui-là même que leurs récits, leurs souvenirs désignent à chaque fois comme l’arme du meurtre vécu à ce moment-là. Car il s’agit bien de souvenirs, mais pas ceux des enfants. Jim B. Tucker, qui a repris les travaux de Ian Stevenson en 2002 et qui est très investi dans le DOPS de l’université de Virginie, rapporte que « dans environ 70 % des cas d’enfants américains affirmant se souvenir de vies antérieures, la personne décédée est morte d’une cause non naturelle, ce qui suggère que la mort traumatique peut être liée à la survie supposée d’un soi ». La force du souvenir, de la réminiscence semble très liée à celle de l’émotion vécue au moment de la mort dans les cas violents, ce qui ne présume en rien de la survie d’un « soi », réfutée par la tradition bouddhiste.
Une richesse exceptionnelle de souvenirs
D’autres cas d’une richesse exceptionnelle de souvenirs ont été vérifiés et corroborés par le chercheur universitaire. Dans son interview de Ian Stevenson en 1979, Joël André rapporte qu’un cas exceptionnel, le plus fascinant d’entre eux selon le Dr Stevenson, était celui d’un petit garçon libanais, lmad Elawar. Né en 1958, lmad prétendit dès l’âge de trois ans avoir vécu dans un autre village et décrivit avec force détails les lieux et les personnes qu’il y avait connus. Il raconta divers épisodes marquants de cette vie antérieure (accidents, bagarres, chasse, etc.), parla de « sa » maison et des endroits de celle-ci où se trouvaient différents objets, évoqua avec nostalgie ses amis et la belle jeune femme avec laquelle il avait vécu. Sur soixante indications fournies par lmad, cinquante-sept se sont révélées rigoureusement exactes. La grande force de ce cas, explique Joël André, c’est que le Pr Stevenson en eut connaissance avant la rencontre entre la famille d’Imad et celle du défunt que ce dernier prétendait être (un certain Ibrahim Bouhamy, mort de tuberculose en 1949). Le Pr Stevenson put donc dresser la liste de toutes les affirmations d’Imad avant de l’emmener dans le village évoqué par l’enfant, pour une vérification qui a donc été menée du début à la fin par Stevenson lui-même.
Des attitudes émotionnelles remarquables
Joël André posa cette question à Ian Stevenson : « À cette étape d’un cas, quels sont les faits les plus probants ? Et, plus généralement, sur quoi fondez-vous votre intuition personnelle de l’authenticité d’un cas ?
Ian Stevenson : « Je pourrais bien sûr citer l’extraordinaire abondance d’informations ultérieurement vérifiées, mais cela ne justifie pas en soi la seule hypothèse de la réincarnation. Par contre, certaines attitudes émotionnelles me paraissent remarquables, surtout dans des pays comme l’Inde où le moindre rapport de famille et de voisinage est étroitement codifié. Que l’enfant reconnaisse correctement les personnes qui lui sont présentées, qu’il donne leurs noms exacts, est une première chose. Mais lorsqu’il évite les fausses reconnaissances qu’on lui propose, lorsqu’il se comporte envers chaque membre de sa famille antérieure en parfait accord avec l’attitude de fils, de mari ou de femme qu’il est censé avoir été dans cette famille, la vraisemblance de la réincarnation augmente. Une enfant de cinq ans, Sukla, a pu ainsi se comporter envers celle qu’elle reconnaissait comme sa fille Minu, qui avait grandi entre-temps, avec une spontanéité affective et une autorité maternelle tout à fait remarquables. Elle pouvait s’adresser à des hommes de trente ou quarante ans plus âgés qu’elle comme si elle était toujours la maîtresse de maison qu’elle affirmait avoir été. Et, détail important pour ceux qui connaissent la psychologie des foyers indiens, elle mangeait dans la même assiette que « son » mari d’une vie précédente, ce qu’aucune femme indienne ne ferait par rapport à un autre membre de la famille ou un étranger [2]. »
Selon Stevenson, il est difficile d’affirmer que l’on a affaire à une seule personnalité chez l’enfant. Il parlait plutôt d’une continuité ou d’une juxtaposition de deux personnalités. À tel moment, l’enfant assume une position adulte, liée à une vie précédente. S’il se souvient d’avoir été banquier, par exemple, il parle de « son »argent, de « ses » comptes, de « ses » affaires, etc. L’instant d’après il joue comme n’importe quel enfant de son âge. Mais il peut « redevenir banquier » à tout moment, surtout lorsqu’un élément du contexte présent lui rappelle celui dans lequel il dit avoir vécu. Il y a donc coexistence de personnalités, mais celle de la vie antérieure est aussi consistante que la personnalité actuelle.
Les aptitudes non apprises
Le Pr Stevenson relate à cet égard le cas d’un enfant brésilien, Paulo, qui se prétendait la réincarnation d’Emilia, jeune fille décédée seize mois auparavant. Emilia avait manifesté un véritable génie de la couture et de la broderie. Le jeune Paulo en perpétuait semble-t-il l’essentiel. Sa sœur aînée se souvient que Paulo possédait un don pour la couture depuis son plus jeune âge. Un jour qu’une servante essayait maladroitement de se servir d’une machine à coudre, Paulo la poussa de côté et lui montra comment il fallait s’y prendre. Il avait quatre ans lorsqu’une autre de ses sœurs eut un jour des difficultés avec la bobine de la machine à coudre. Là encore, Paulo résolut le problème.
Une autre sœur encore avait laissé sur la machine une broderie à terminer : en son absence, Paulo acheva l’ouvrage sans aucune aide. Toute la famille s’accordait à dire que l’enfant savait se servir de la machine « avant d’avoir appris ». Quand on lui demandait d’expliquer cette surprenante habileté, il répondait : « Je savais déjà coudre avant. » Lorsqu’on voulut l’encourager en lui proposant des leçons de couture, il répliqua : « Je sais déjà. »
Plus technique encore semble la performance d’un enfant indien, Parmod, qui revendiquait la personnalité d’un commerçant décédé du nom de Paramand. Parmod citait une foule de détails exacts sur la vie du défunt et parlait avec aisance des biens de Paramand (boutique, cinéma, hôtel) comme s’il les avait gérés lui-même. Lors de sa première visite à « son ancienne boutique », il demanda immédiatement : « Qui s’occupe de la boulangerie et de l’usine de soda ? » (C’étaient là les deux principales activités du défunt Paramand.) Amené devant la machine à soda, Parmod expliqua exactement comment elle fonctionnait. On lui demanda alors de la mettre en route. L’arrivée d’eau avait été coupée à son insu pour le mettre dans l’embarras. Parmod comprit pourtant, sans aucune aide, comment cette machine (très compliquée selon le Pr Stevenson) devait être remise en route.
La transmigration
Pendant des années, Ian Stevenson a minutieusement contrôlé ses récits et exposé ses méthodes d’investigation. Le très sérieux Journal of the American Medical Association ou JAMA, une revue médicale internationale à comité de lecture, a donné la conclusion suivante dès 1975 : « Au sujet de la réincarnation, Stevenson a rassemblé soigneusement et sans parti pris une série de cas détaillés. Les faits rapportés s’expliquent difficilement par toute autre hypothèse que celle de la réincarnation. »
En quarante ans, les pistes ouvertes par Ian Stevenson ont permis d’élargir le paradigme actuel en fondant l’hypothèse que la conscience est quelque chose de plus grand qu’un phénomène produit physiquement, hypothèse plus précise et performante que la vision matérialiste dominante. Souvenirs, attitudes émotionnelles et aptitudes peuvent se remanifester d’une existence à une autre, les travaux de Stevenson documentent et répondent largement à cette question. Le suivi des enfants effectué par Stevenson montre qu’avec l’âge, les souvenirs « d’avant » des enfants s’estompent pour devenir des souvenirs de souvenirs, comparés à ceux, bien plus vifs et actuels, de leur vie présente.
Fondée en 1967 par le Dr Ian Stevenson, la Division of Perceptual Studies (DOPS) est le groupe de recherche universitaire le plus ancien et le plus productif au monde qui se consacre exclusivement à l’étude des phénomènes qui remettent en question l’orthodoxie physique actuelle concernant le cerveau et l’esprit, notamment les phénomènes suggérant directement la survie post-mortem de la conscience.
Par ses recherches, le DOPS évalue rigoureusement les preuves empiriques suggérant que la conscience survit à la mort et que l’esprit et le cerveau sont distincts et séparables.
Division des études perceptuelles de l’université de Virginie (en anglais) :
[1] « La doctrine de la renaissance réfute l’existence d’une âme immuable ou éternelle créée par Dieu ou émanant de l’essence divine (Paramatman). Au contraire, l’esprit n’est qu’un ensemble complexe d’états mentaux fugaces, d’instants psychiques successifs. Quand la vie cesse, l’énergie karmique se re-matérialise sous une autre forme. » Sa Sainteté le Karmapa Trinley Thaye Dorje, un des maîtres contemporains principaux de la tradition bouddhiste tibétaine.
[2] Extrait de Revue Psi International no 8, paru en 1979
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°9 (Hiver 2019)
Le Dr Ian Stevenson a été professeur de psychiatrie et directeur du DOPS de 1967 à 2002 à l’université de Virginie, aux États-Unis (voir encadré). Il a étudié et corroboré pendant des années plusieurs milliers de témoignages d’enfants rapportant des souvenirs d’une existence chronologiquement antérieure à leur naissance. Ces jeunes enfants faisaient preuve de souvenirs, d’aptitudes, de comportements et de connaissances qui ne pouvaient pas être le fait d’un enfant de leur âge dans son environnement habituel. Des questionnements s’élevaient en premier lieu dans la famille qui pouvait alors les porter parfois hors du cercle familial.