top of page
loading-gif.gif
  • Photo du rédacteurSagesses Bouddhistes

 Prendre soin des autres

(sans exploser en mille morceaux) 

 Traduction : Coralie Dordone-Woreczyk

 

 « Aussi longtemps qu’un seul être restera prisonnier du cycle de la souffrance, je continuerai à faire tout ce qui est en mon pouvoir pour secourir et aider les autres. » Ceci, en résumé, est le vœu des bodhisattvas, ces êtres dont les seuls objectifs sont le bonheur — et ultimement, la libération — de tous les êtres. Sacré engagement !  

Dans ma tradition, celle du bouddhisme tibétain, nous pouvons nous inspirer de l’exemple d’Avalokiteshvara, le bodhisattva de la grande compassion. Une de ses nombreuses incarnations a 11 têtes, 1 000 bras et un œil dans la paume de chaque main. Pourquoi ? Eh bien, alors qu’il s’était manifesté sous une forme humaine plus classique, il prit les vœux des bodhisattvas (s’engageant : « … et si jamais je romps ce serment, que ma tête et mon corps se brisent en mille morceaux… »), et il guida d’innombrables êtres jusqu’à la libération. Puis, selon certains récits, alors qu’il était juste parvenu à vider de leurs habitants les royaumes où règne une souffrance extrême, heureux de la tâche accomplie, il se sentait plutôt bien dans sa peau. Jusqu’à ce qu’il jette à nouveau un coup d’œil et voie que ces royaumes étaient déjà repeuplés. Il y avait autant de souffrance qu’avant.  


Démoralisé, il pensa : « Ça ne sert à rien, je ferais aussi bien de prendre des vacances au nirvana. » Sur ce, sa tête et son corps explosèrent en mille morceaux. En cet instant de doute, il avait brisé ses vœux de bodhisattva : il avait envisagé de laisser tous ces êtres à leur sort. Fort heureusement, son maître, le Bouddha Amitabha, le rafistola en bodhisattva 2.0 nouvelle génération. Il retourna aider tous ceux qui avaient besoin de lui et continuera de les aider à jamais. Depuis, avec sa myriade de bras, il peut atteindre tous les êtres ; avec ses nombreux yeux, il voit exactement ce dont ils ont besoin.  


Mais avant qu’il ne devienne un super-bodhisattva, il a vécu un moment de burn-out, ou surmenage. Ou peut-être est-ce grâce à ce burn-out passager et à l’abandon de ses espoirs de parvenir à soulager toutes les souffrances de l’univers qu’il s’est décomposé et, avec de l’aide, est réapparu en super-bodhisattva. 

Il est facile de se reconnaître dans le burn-out d’Avalokiteshvara. En psychologie, le burn-out est décrit en trois phases : un épuisement émotionnel, ou ne plus se sentir la force de prendre soin des autres ; la dépersonnalisation de ceux que nous nous sommes engagés à aider ; et un sentiment d’impuissance ou d’accomplissement personnel réduit. Selon les socio-psychologues Christina Maslach et Michael Leiter, « l’épuisement professionnel est l’indice d’une dislocation entre ce que les gens sont et ce qu’ils doivent faire. Cela représente une érosion de leurs valeurs, de leur dignité, de leur esprit et de leur volonté — une érosion de leur âme ». 

Le burn-out est particulièrement fréquent dans les professions d’assistance — pensez aux prestataires de soins de santé, aux enseignants, aux thérapeutes et aux conseillers, aux assistants sociaux, aux gardiens de la paix, aux membres du clergé, aux avocats (du droit de l’immigration, par exemple), aux nourrices et aux accompagnateurs de personnes âgées, et à toute autre personne dont la vocation est de soutenir, protéger, soigner, éduquer, réconforter ou guider. Notre profond engagement envers les autres exige que nous fassions passer leurs besoins avant les nôtres, et c’est précisément ce qui nous fait sortir du lit le matin. 

Mais les contextes sociaux et politiques actuels semblent conçus pour entraver nos meilleures intentions de bodhisattva, ajoutant une couche de stress supplémentaire à des vocations qui sont en elles-mêmes difficiles. Avalokiteshvara devait peut-être soulager l’intégralité des souffrances des six royaumes, mais au moins, il n’avait pas à gérer une administration à moitié sourde, des heures de paperasse, des réunions interminables, des menaces de poursuites judiciaires, des ressources insuffisantes, des intrigues de bureau.  



Prenons les services de santé. Selon un article récent paru dans le New England Journal of Medicine, la majorité des médecins généralistes souffre de surmenage à un moment donné de leur carrière, et les chiffres sont également élevés pour les cliniciens. « Les professions de la santé sont à un tournant critique. Le système de santé ne peut pas maintenir les taux actuels de surmenage de ses cliniciens et continuer à fournir des soins sûrs et de qualité », écrivent les auteurs. Caractérisé par le mécontentement des praticiens, le roulement important du personnel, l’épuisement, le risque d’erreur accru et la détresse personnelle, le burn-out est maintenant considéré comme une épidémie de santé publique. 

Comment pouvons-nous alors mener à bien nos vocations de soignants, de protecteurs, de guides tout en restant capables de donner de nous-mêmes ? Comment maintenir notre résilience ; notre capacité d’adaptation aux défis et notre aptitude à rebondir ? À rassembler ces fragments de bodhisattva brisé afin de pouvoir continuer ? 


Naturellement, la plupart des programmes institutionnels qui traitent des problèmes de surmenage et de résilience mettent l’accent sur la conscience de soi et les soins personnels. Mais comme le dit ma nièce Izzy, résidente en pédiatrie dans un grand hôpital pour enfants, « sur dix heures passées ici, nous en passons généralement une à soigner des patients — ce que nous aimons —, et six dans la paperasse — ce que personne n’aime. Après, on nous propose des ateliers censés améliorer notre résilience. Il nous incombe de tirer le meilleur parti d’un système de soins dysfonctionnel et d’être heureux d’être médecins. » Touché. En tant qu’aumônière, les sentiments de stress, d’inadéquation et de frustration les plus terribles que j’ai ressentis n’étaient pas liés à mon travail, que j’adore, mais à des environnements de travail peu encourageants, et même vampirisants. C’est une histoire bien trop commune dans toutes les professions d’aide.  

À mon avis, le moyen le plus efficace de parvenir à la résilience pourrait consister en une meilleure compréhension de comment le surmenage arrive, un entraînement en situation pour maintenir une plus grande conscience de soi, une sensibilisation sur quand et comment prendre soin de soi et une prise de conscience des administrations qui n’a que trop tardé. Les trois premiers points sont généralement à notre portée, contrairement au dernier.  


Heureusement, certaines organisations se penchent sur tous les aspects de cette question, dont le dysfonctionnement du système. J’ai discuté avec la doyenne émérite de l’école d’infirmiers de l’université Virginie, Dorrie Fontaine, au sujet de la résilience et des professions d’aide, en particulier les soignants. En 2008, durant sa première année en tant que doyenne, D. Fontaine a suivi le programme d’entraînement de Roshi Joan Halifax, « Être avec les mourants », qui était proposé pour le personnel soignant au centre Upaya Zen de New Mexico. « Cela a changé ma vie et façonné ma manière de diriger l’école. C’était sur les mourants, mais en réalité il s’agissait vraiment de s’arrêter, prendre une pause dans notre vie et méditer sur la meilleure façon d’apporter une contribution utile », dit-elle.  

Dorrie Fontaine en convient : des changements au niveau structurel sont devenus impératifs, et elle croit fermement que les personnes résilientes, compatissantes peuvent être habilitées à nous guider au-delà des barrières administratives. Elle a travaillé avec d’autres innovateurs dans ce domaine pour explorer la mise en place de soins compassionnels, au sein d’un cadre conçu dans ce but. « Nous plaidons en faveur de cela et nous posons la question : “qu’est-ce qu’une organisation compatissante ? Qu’est-ce que cela signifie d’être un leader conscient ? Comment devrions-nous faire les choses différemment ?” Mais il est largement admis que les problèmes sont toujours les mêmes et que nous en parlons encore et encore. » 

La vision de la doyenne D. Fontaine est à l’origine de l’Initiative de Soins Compassionnels, ISC (en anglais : Compassionate Care Initiative) de l’école d’infirmiers, qu’elle fonda il y a une dizaine d’années afin de « former des effectifs résilients et compatissants localement, régionalement et nationalement, au moyen de programmes innovants d’éducation et de mise en pratique ». Ils proposent de s’entraîner à la pleine conscience (actuellement en congés sabbatiques de préretraite, D. Fontaine a assisté chaque semaine à la méditation de 6 heures du matin pendant dix ans) et au yoga, de réaliser des retraites d’écriture, et toutes sortes d’activités destinées à aider les étudiantes à devenir la meilleure et la plus résiliente version d’eux-mêmes. Au vu de la diversité de l’offre de l’ISC, j’étais curieuse quant à l’activité que Mme Fontaine trouvait la plus bénéfique. Sa première réponse fut : « Les relations. Faire entrer les gens en contact, écouter et être présent. » Puis elle ajouta : « Ces derniers temps, je ramène tout ce travail au fait de prêter attention et de faire des pauses. Juste ces deux attitudes. Et elles aident vraiment. Personne ne trouve ça trop simple. Au lieu de faire méditer les gens pour des durées plus ou moins longues, je leur dis : “et alors que diriez-vous de prendre une seule respiration ? Une profonde respiration.” » 


Afin d’essayer de comprendre quelque chose aux mécanismes du burn-out, j’ai parlé avec le Dr John Schorling, qui dirige le Centre de Pleine Conscience de l’école de médecine de l’université de Virginie. Il m’a appris que les étudiants des professions médicales et des professions de soins en général commencent leurs parcours avec beaucoup d’empathie. D’un point de vue physiologique, le Dr Schorling m’a expliqué que l’empathie est ancrée dans les neurones miroirs qui nous permettent de ressentir et comprendre les émotions des autres, ce qui est la définition de l’empathie. Mais pour ceux d’entre nous qui travaillent constamment avec des gens qui souffrent, particulièrement émotionnellement, estomper la frontière entre soi et les autres peut terminer en détresse empathique, stress traumatique secondaire et burn-out : le « prix à payer » par celui qui aide son prochain.  


Les neurones miroirs s’activent nécessairement quand nous travaillons avec des situations émotionnellement difficiles. La pleine conscience, particulièrement de ce qui se passe dans notre corps, nous permet d’être conscients de l’impact que ces situations ont sur nous. « Cette conscience a deux effets, me dit le Dr Schorling. D’abord, dès que nous nous remarquons [que la situation nous affecte], nous pouvons faire des choix clairs. Au lieu de se dire : “je suis en train de ressentir une émotion que je n’aime pas, je vais partir”, la dynamique change en “Oh waouh ! C’est vraiment difficile ! Qu’est-ce que je peux faire de plus habile, là, maintenant ?” Cela peut être de simplement reconnaître : “Ça me dépasse, je ne pense pas pouvoir aider si je reste, alors je vais sortir un instant et respirer un grand coup.” Ensuite, nous pouvons prendre conscience que c’est un travail ardu, et qu’il est acceptable d’avoir aussi de la compassion pour nous-mêmes.  

« Plutôt que de nous blâmer, dit-il, nous pouvons reconnaître notre besoin de prendre soin de nous-mêmes, méditer régulièrement aide en cela. C’est avec la pratique de la conscience attentive que nous pourrons apprendre à stabiliser notre attention, afin d’être conscients de ce qui survient dans le moment présent, et de rester ouverts à ces événements. La conscience attentive pose les fondations qui vont nous permettre de développer notre capacité de tolérance aux souffrances et au stress. Et les pratiques de compassion — tonglen et l’amour bienveillant par exemple — améliorent notre capacité d’ouverture à ceux qui sont en détresse. Plus nous pratiquons la compassion sur le coussin, plus notre résilience et notre capacité à être au contact de la souffrance sans faire de burn-out augmentent. » 


J’ai apprécié le rappel du Dr Schorling disant qu’il était tout à fait acceptable — et même crucial — pour les gens qui aident leur prochain de prendre aussi soin d’eux-mêmes. Quand j’étais aumônière, je savais que si je ne le faisais pas, j’allais vers un fiasco. À chaque fois que ce fut possible, j’ai pris le temps de trouver un endroit pour déjeuner qui soit aussi silencieux et éloigné du bureau que possible, et préférablement à l’extérieur. J’ai aussi trouvé une masseuse merveilleuse et je l’ai prévenue que je ne voudrais probablement pas parler durant son traitement, et que j’aurais peut-être besoin de pleurer. Elle le comprit parfaitement ; il se trouve que son père était un aumônier militaire. 

Prendre soin de soi-même donne l’énergie nécessaire pour continuer à s’occuper des autres sans exploser en mille morceaux. Heureusement, mortels munis de deux bras, nous ne sommes pas tenus d’être de super-bodhisattvas. Lorsque nous sommes capables de maintenir notre équilibre et de muscler notre résilience, nous, bodhisattvas du quotidien, apportons déjà beaucoup de lumière dans le monde.  

 

Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°12 (hiver 2019)

 

Après six années de retraite bouddhiste sous l’égide du grand maître tibétain Guendune Rinpoché, Pamela Gayle White enseigne la méditation et la philosophie bouddhiques aux Amériques et en Europe, notamment dans le réseau Bodhi Path. Par ailleurs, elle est écrivain et traductrice. Enfin, elle a fait une formation dans l’aumônerie interreligieuse et travaille comme accompagnante auprès des mourants et de leurs proches.  

Kommentare


bottom of page