UN CHEMIN VERS LA GUÉRISON DE MAÎTRES
Par Thich Nhât Hanh
En chacun de nous se trouve un enfant qui souffre. Nous avons tous connu des périodes difficiles et beaucoup d’entre nous ont été fortement perturbés durant l’enfance. Et pour nous protéger de toute cette souffrance, la seule solution que nous ayons trouvée a été d’oublier ces épisodes douloureux. Chaque fois que la douleur se réveille, cette sensation nous est si insupportable que nous refoulons nos sentiments et nos souvenirs au plus profond de notre inconscient. À tel point que nous pouvons passer des années et des années à négliger cet enfant blessé 1 . Pourtant, ce n’est pas parce que nous l’ignorons que l’enfant n’est pas là. L’enfant blessé est toujours là, et il essaie d’attirer notre attention. Il se manifeste comme il peut : « Je suis là. Je suis là. Tu ne peux pas m’ignorer. Tu ne peux pas me fuir. » Désireux d’atténuer notre peine, nous refusons de l’entendre, et nous nous en tenons aussi éloignés que possible. En vain, car cette fuite ne met pas fin à notre souffrance ; bien au contraire, elle ne fait que la prolonger. L’enfant blessé a besoin de soins et d’amour mais nous les lui refusons. La douleur et le chagrin qui nous habitent semblent insurmontables, et, effrayés par toute cette souffrance, nous la fuyons. Même si nous en avons le temps, nous ne revenons pas en nous-mêmes par peur d’y être confrontés. Nous nous perdons dans une quête permanente de divertissements (télévision, cinéma, activités mondaines, alcool, drogues) parce que nous ne voulons plus faire l’expérience de toute cette souffrance. L’enfant blessé est là et nous ne le savons même pas. C’est une réalité, mais nous ne pouvons pas la voir. Cette incapacité est une forme d’ignorance. Cet enfant a été sévèrement blessé. Il a vraiment besoin que nous revenions vers lui pour en prendre soin. Et, malgré tout, nous nous détournons de lui. L’ignorance infuse chaque cellule de notre corps et de notre conscience, telle une goutte d’encre diluée dans un verre d’eau. Cette ignorance nous empêche de voir la réalité ; elle nous pousse à faire des choses idiotes qui nous font souffrir encore plus, tout en blessant encore et encore notre enfant intérieur. Mais l’enfant blessé est lui aussi présent dans chacune de nos cellules. Il n’y en a pas une seule qui ne le porte en elle. Nul besoin de regarder loin dans le passé pour le trouver. Il suffit d’y être attentif, et le voilà qui nous apparaît. Sa souffrance est inscrite en nous à cet instant, maintenant. Si la souffrance est présente dans chacune des cellules de notre corps, les graines 2 de compréhension profonde et de bonheur véritable héritées de nos ancêtres le sont également. Elles sont là, à notre disposition. La lampe de la pleine conscience est en nous, et nous pouvons décider de l’allumer à tout moment. Notre respiration, nos pas, notre sourire paisible en sont l’huile. Notre pratique consiste donc à allumer cette lampe pour que brille sa lumière et que se dissipent les ténèbres. Dès l’instant où nous prenons conscience de l’existence de cet enfant blessé, et cessons de l’ignorer davantage, notre compassion pour lui peut grandir, et c’est alors que nous commençons à générer l’énergie de la pleine conscience. Et pour produire cette énergie, les pratiques de la marche, de l’assise et de la respiration en pleine conscience sont nos fondements. Grâce à elles, nous revenons à la sagesse éveillée présente dans chacune des cellules de notre corps. Cette énergie va nous accueillir et nous soigner et, ce faisant, elle guérira notre enfant blessé.
Écoute
Quand nous parlons de l’écoute compatissante, nous pensons généralement qu’il s’agit d’écouter quelqu’un d’autre. Mais nous devons aussi nous écouter nous-mêmes, écouter l’enfant blessé en nous. Parfois, il émerge des profondeurs de notre conscience et sollicite toute notre attention. Si vous êtes en pleine conscience, vous entendrez sa voix appeler à l’aide. Alors, au lieu de faire attention à ce qui vous entoure, retournez à vous-même et prêtez-lui toute votre attention et votre ten- dresse.
Notre véritable héritage, le cosmos est plein de précieux trésors je veux t’en offrir une poignée ce matin. Chaque moment que tu vis est un joyau qui resplendit et contient la Terre et le ciel, l’eau et les nuages. Tu n’as qu’à respirer doucement pour que les miracles apparaissent. Alors, tu entends l’oiseau chanter, les pins murmurer. Et soudain, tu vois la fleur s’épanouir, les nuages blancs dans le ciel bleu, Le sourire et le regard merveilleux de ton aimé(e). Toi, la personne la plus riche sur Terre, tu erres depuis si longtemps, ne sois plus cet enfant pauvre, reviens et reçois ton héritage. Savourons notre bonheur et offrons-le à chacun. Chérissons ce moment présent. Laissons partir le fleuve de nos détresses et choyons la vie présente au creux de nos mains.
Thich Nhât Hanh
Vous pouvez lui parler avec amour : « Dans le passé, je t’ai laissé seul. Je me suis détourné de toi, j’en suis sincèrement désolé. Je vais t’entourer de toute ma tendresse à présent. » Vous pouvez dire aussi : « Mon chéri, je suis là pour toi. Je vais bien prendre soin de toi. Je sais que tu as beaucoup souffert. J’ai été tellement occupé. Je t’ai négligé mais, à présent, j’ai appris comment revenir à toi. » Vous pouvez pleurer ensemble, si c’est nécessaire. Chaque fois que vous en avez besoin, vous pouvez vous asseoir et respirer avec lui : « J’inspire, je reviens à mon en- fant blessé ; j’expire, je prends bien soin de mon enfant blessé. » Il est important que vous vous tourniez vers lui plusieurs fois par jour. Ce n’est qu’ainsi que la guérison pourra intervenir. Rassu- rez-le en l’enveloppant de votre tendresse, faites-lui sentir que jamais plus vous ne l’abandonnerez, que jamais plus vous ne le laisserez sans soins. Il est resté seul pendant si longtemps... Il est donc essentiel de commencer cette pratique dès à présent. Si vous ne le faites pas maintenant, quand le ferez-vous ? Revenez à lui, écoutez-le avec attention chaque jour, cinq ou dix minutes. Quand vous escaladez une belle montagne, invitez-le à la gravir avec vous. Quand vous contemplez le lever du soleil, invitez-le à partager votre joie. Si vous faites cela pendant quelques se- maines ou quelques mois, la guérison pourra se manifester. Avec la pratique, nous découvrons que cet enfant blessé n’est pas seulement nous, il peut représenter plusieurs générations. Notre mère a probablement souffert tout au long de sa vie. Notre père peut avoir souffert lui aussi. Peut-être nos parents n’étaient-ils
pas capables de prendre soin de leur propre enfant intérieur ? Quand nous accueillons avec bienveillance notre enfant inté- rieur, nous accueillons donc aussi ceux des générations qui nous ont précédés. Cette pratique n’est pas une pratique pour nous seuls, mais pour d’innombrables générations d’ancêtres et de descendants. Ne sachant pas comment prendre soin de leur enfant blessé, nos ancêtres nous l’ont transmis. Notre pratique a pour but d’interrompre ce cycle d’ignorance. Si nous parvenons à guérir notre enfant intérieur, nous pourrons non seulement nous libérer nous-mêmes, mais nous libérerons aussi ceux qui nous ont blessés ou qui ont abusé de nous. Car ceux qui ont abusé de nous ont certainement été victimes d’abus auparavant. Les personnes qui ont suivi cette pratique ont pu soulager leur souffrance et expérimenter de réelles transformations. La rela- tion avec leur famille et leurs proches en est devenue plus facile, plus fluide. Nous souffrons parce que nous n’avons pas été en contact avec les graines de compassion et de compréhension en nous-mêmes.
Quand vous escaladez une belle montagne, invitez votre enfant intérieur à la gravir avec vous. Quand vous contemplez le lever du soleil,invitez-le à partager votre joie.
Si nous parvenons à générer l’énergie de pleine conscience, si nous pouvons comprendre et aimer notre enfant intérieur, nous souffrirons beaucoup moins. Avec l’énergie de pleine conscience entraînant compassion et compréhension pro- fondes, nous pouvons alors plus facilement recevoir l’amour des autres. Auparavant, nous nous montrions peut-être méfiants vis-à-vis de tout et de tous. La compassion peut alors nous aider à nous relier aux autres et à restaurer la communication. Notre famille, nos amis et notre entourage peuvent eux aussi avoir un enfant intérieur grièvement blessé. Si nous parvenons à nous aider nous-mêmes, nous pouvons aussi aider les autres. Et, ainsi, nos relations avec notre entourage deviendront beau- coup plus simples. Il y aura davantage de paix et d’amour en nous. Revenez à vous et prenez bien soin de vous. Votre corps, vos sensations, vos perceptions ont besoin de vous. L’enfant blessé a besoin de vous. Votre souffrance a besoin que vous la reconnaissiez. Revenez en vous et soyez là pour eux. Pratiquez la marche et la respiration en pleine conscience. Faites chaque activité en pleine conscience de façon à être vraiment là, et à pouvoir véritablement aimer.
L’énergie de pleine conscience
L’énergie de pleine conscience nous permet de reconnaître et de soigner le petit enfant qui vit en chacun de nous, notre « enfant intérieur ». Mais comment cultiver cette énergie ? La psycho- logie bouddhique distingue deux types de conscience. D’une part, la conscience mentale et, d’autre part, la conscience du tréfonds3. La conscience mentale est notre conscience active. C’est ce que la psychologie occidentale nomme généralement le conscient. Pour développer l’énergie de pleine conscience, nous essayons d’engager notre conscience active et d’être vraiment présents dans chacune de nos activités. Nous veillons alors à être conscients lorsque nous buvons notre thé ou lorsque nous conduisons en ville. Lorsque nous marchons, nous cherchons à être conscients que nous sommes en train de marcher. En respirant, nous portons notre attention sur le fait que nous sommes en train de respirer. La conscience du tréfonds, que l’on appelle également conscience de l’arrière-plan, est la base de notre conscience. Dans la psychologie occidentale, elle cor- respond à « l’inconscient ». Toutes nos expériences passées y sont stockées. C’est grâce à la conscience du tréfonds que nous pouvons apprendre et traiter les informations. Bien souvent, notre esprit n’est pas ici, avec notre corps. Et nous effectuons nos activités quotidiennes sans que notre conscience men- tale y participe. Beaucoup de nos gestes et actes quotidiens reposent uniquement sur notre conscience du tréfonds alors que, pendant ce temps, notre conscience mentale pense à des milliers d’autres choses. Quand nous conduisons notre voiture en ville, il est fréquent que notre conscience mentale ne pense pas du tout à la conduite, mais nous pouvons quand même atteindre notre destination sans nous perdre ni provoquer d’ac- cident. La conscience du tréfonds fonctionne alors de manière autonome. La conscience est comme une maison dont la caveconstituerait notre conscience du tréfonds, et le salon notre conscience mentale. Les formations mentales comme la colère, la tristesse ou la joie demeurent dans la conscience du tréfonds sous la forme de graines (bija, en sanskrit).
Pratiquez la marche et la respiration en pleine conscience. Faites chaque activité en pleine conscience de façon à être vraiment là, et à pouvoir véritablement aimer.
PAROLES DE MAÎTR
Chacun de nous porte en lui, en elle, des graines de colère, de désespoir, de discrimination et de peur, mais nous avons aussi des graines de pleine conscience, de compassion, de compréhension, etc. La conscience du tréfonds porte en elle toutes ces semences ; elle constitue également le terreau qui conserve et préserve toutes les graines. C’est là qu’elles demeurent, jusqu’à ce que l’une d’entre elles soit réveillée par ce que nous entendons, voyons, lisons ou pensons. La semence émerge alors et se manifeste en colère, joie ou tristesse au niveau de la conscience mentale, dans notre salon. Dès lors, nous ne l’appelons plus graine mais formation mentale (cittasamskara, en sanskrit). Formation est un terme bouddhique désignant ce qui résulte de la réunion de nombreuses conditions. Un stylo, par exemple, est une forma- tion ; ma main, une fleur, une table, une maison sont toutes des formations, de différentes natures. Une maison, par exemple, est une formation physique, alors que ma main est une formation physiologique et ma colère une formation mentale. C’est ainsique, dès que quelqu’un touche notre graine de colère en disant ou en faisant quelque chose qui nous irrite, celle-ci va germer et se manifester dans notre conscience mentale sous forme de formation mentale de la colère. La psychologie bouddhique fait état de cinquante et une graines qui peuvent se manifester sousla forme de cinquante et une formations mentales. La colère n’est qu’une d’entre elles. Chaque fois qu’elle émerge dans notre salon et se manifeste sous la forme d’une formation mentale, la première chose à faire est de toucher la graine de pleine conscience et l’inviter à se manifester elle aussi. Une deuxième formation mentale prend alors place dans notre salon au côté de la colère : la pleine conscience de la colère. La pleine conscience porte toujours sur quelque chose. Lorsque nous respirons en pleine conscience, nous faisons appel à la pleine conscience de la respiration. Lorsque nous marchons consciemment, nous développons la pleine conscience de la marche. Et lorsque nous mangeons en pleine conscience, il s’agit alors de la pleine conscience de la nourriture. Et donc, quand il s’agit de colère, comme dans notre exemple, c’est la pleine conscience de la colère qui se manifeste. C’est elle qui reconnaît la colère et en prend soin avec tendresse. Notre pratique est fondée sur la vision profonde de la non-dualité : ne voyons donc pas la colère comme un ennemi. Colère et pleine conscience font toutes deux partie de nous ; et cette dernière n’est pas là pour supprimer ou combattre la colère, mais, au contraire, pour la reconnaître et en prendre grand soin. Elle est là, comme un grand frère qui aiderait son plus jeune frère. C’est ainsi que l’énergie de colère peut être reconnue et tendrement enveloppée par l’énergie de pleine conscience. Chaque fois que nous avons besoin de l’énergie de pleine conscience, il nous suffit d’en toucher la graine avec notre respiration attentive, notre marche consciente et notre sourire. C’est ainsi que sera disponible l’énergie nécessaire au travail de reconnaissance et d’étreinte, puis de vision profonde et de transformation. Quoi que nous fassions, qu’il s’agisse de cuisiner, de balayer, de faire la lessive, de marcher ou de respirer, nous pouvons continuer à générer l’énergie de pleine conscience ; ainsi, sa graine pourra se renforcer en nous. Et si nous parvenons à la développer toujours plus, la graine de concentration pourra émerger à son tour. C’est grâce à ces deux énergies que nous pourrons nous libérer des afflictions.
1/ Cet ouvrage a été rédigé par Thich Nhât Hanh dans un style essentiellement oral. Certaines répétitions de termes ou de concepts constituent une carac- téristique essentielle de ses enseignements et sont intentionnelles. Les éviter rendrait la lecture plus fluide, mais ôterait à l’écriture une certaine efficacité didactique. (NdT)
2/ Le terme « graine » correspond au terme sanskrit bija.3/ Cette conscience correspond à ce que la psychologie moderne nomme« conscience de l’arrière-plan » (background consciousness en anglais).Cette conscience du tréfonds emmagasine et traite de nombreuses informa- tions, agissant en dehors du mental. C’est là que se logent les graines (bija), les semences qui sont au nombre de cinquante et une dans la tradition Mahayana. Voir également l’article de Ben Connelly p.46
Extrait de Prendre soin de l’enfant intérieur, paru aux Éditions Belfond
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°12 (hiver 2019)
Né en 1926 au Vietnam central, Thich Nhât Hanh devient moine à l’âge de 16 ans. Maître bouddhiste zen vietnamien, poète, jardinier, inlassable défenseur de la paix, il figure parmi les personnalités les plus engagées du bouddhisme dans le monde occidental. Thich Nhât Hanh a fondé en 1982 la communauté
du Village des Pruniers, situé dans le sud-ouest de la France.