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Placer la pratique au cœur du quotidien

Photos : Olivier Adam | Texte : Philippe Gaillard


Jetsunma Tenzin Palmo

Avec une détermination sans faille sur le chemin de l’Éveil, ayant vécu en retrait du monde pendant une douzaine d’années dans un ermitage à plus de 4 000 m d’altitude, Jetsunma Tenzin Palmo a ouvert ensuite une voie sans précédent pour toutes les femmes du bouddhisme tibétain et pour les nonnes himalayennes en particulier. Jetsunma Tenzin Palmo s’est rendue récemment à Paris, au Centre Kalachakra. Philippe Gaillard a rencontré cette enseignante exceptionnelle et a traduit pour nous ses propos.



Sagesses Bouddhistes : Vous voyagez beaucoup entre Orient et Occident. Que peut y apporter le bouddhisme ?


Jetsunma Tenzin Palmo

Jetsunma Tenzin Palmo : Il y a une évolution très importante pour le bouddhisme aujourd’hui, non seulement en Occident, mais aussi en Asie où il y a toute cette population de laïcs très instruits qui veulent approfondir leur connaissance du bouddhisme, et qui veulent aller plus loin que simplement se rendre au temple, faire des offrandes et soutenir les moines. Ils sont bouddhistes et s’interrogent sur ce que le bouddhisme peut leur apporter. En Occident et en Orient, le bouddhisme prend une direction tout à fait nouvelle pour diverses raisons. Il y a de moins en moins de moines, même si la diminution du nombre de religieux n’est pas aussi importante que dans les pays catholiques. De plus en plus de laïcs instruits commencent à se mettre en avant, à regarder et à se dire : comment les enseignements peuvent-ils aider ? Le bouddhisme, qu’il soit monastique ou laïque, s’intéresse à l’esprit. Nous sommes constamment en train de penser, constamment en train de ressentir. Même dans nos rêves, nous n’avons pas véritablement de contrôle sur nos pensées. Nous sentons que beaucoup de nos sensations, sentiments et pensées ne sont pas très utiles. Nous pensons beaucoup. Cela, associé à tout ce que notre esprit saisit par avidité ou attachement et à tout ce qu’il rejette avec colère et agressivité, ne nous apporte pas le bonheur. Toutes ces pensées encombrent notre esprit et nous importunent. Nous en blâmons les autres, particulièrement nos parents, notre conjoint, nos enfants, notre patron, nos collègues, le gouvernement. Tout spécialement le gouvernement (rires). C’est toujours les autres. S’ils étaient tous comme moi, tout irait tellement mieux !

Beaucoup d’entre nous reconnaissent que vivre ainsi n’est pas la solution, parce qu’il y aura toujours quelque chose ou quelqu’un qui posera problème. Nous devons apprendre à considérer et voir que les problèmes et maux que nous rencontrons dans notre vie sont des opportunités sur notre chemin. Plutôt que de chercher à les éviter, en croyant que nous serons plus heureux, il s’agit au contraire de les accueillir comme une possibilité de changement pour nous.


Comment prendre alors ces maux et ces problèmes ?


Jetsunma Tenzin Palmo

Nous n’allons pas nous préoccuper de changer les autres, mais nous préoccuper de savoir comment nous pouvons nous changer nous-mêmes.

La première chose que nous devons comprendre, c’est que notre bonheur et notre souffrance dépendent vraiment de notre propre attitude mentale et émotionnelle. Certains, extérieurement, ont tout ce qu’il faut dans le monde et sont pourtant misérables. D’autres n’ont absolument rien, ou presque, et sont satisfaits. Il est clair que cela n’a rien à voir avec ce que nous possédons ou pas. Le problème est notre propre attitude. Et nous revenons toujours à l’esprit : comment apprivoiser et entraîner notre esprit afin que nous puissions accéder à notre propre bonheur, et aussi apporter le bonheur aux autres ? Et que nous les aimions ou pas, la même idée demeure : comment apprivoiser notre esprit ?

On peut lire des livres sur la façon de traiter notre esprit et/ou faire des méditations guidées. La méditation guidée est très utile, surtout au début. Quelqu’un, devant vous, va dire : « Vous allez maintenant vous asseoir et méditer, et les pensées vont survenir, nombreuses. » Quand les pensées arrivent, tumultueuses, on peut nous expliquer que c’est normal. C’est simplement ce qui se passe quand on essaie de regarder son esprit et de l’apaiser. Lors d’une méditation guidée, il faut s’asseoir et rester assis. Si vous pratiquez seul chez vous, c’est plus difficile. Vous avez mal aux genoux et, tout d’un coup, vous vous levez, une tasse de café vous apparaît en rêve et vous vous retrouvez à la cuisine, vous ne savez pas pourquoi. Alors que si vous êtes dans un groupe, vous ne pouvez pas faire ça. Vous restez assis avec vos pensées vagabondes en vous imaginant que chacun est plongé dans le samâdhi(1), sauf vous. Il faut rester assis. Nous pouvons nous faire accompagner et parler de nos problèmes. Participer à une retraite guidée avec un bon professeur est une aide précieuse quand on commence à pratiquer. Je suis sûre qu’en France il y a de très bons enseignants qui font des retraites courtes, d’une semaine, de deux semaines. Si vous pouvez le faire, c’est vraiment très bien.

Avec le temps et la persévérance, nous pouvons méditer plusieurs heures par jour et alors nous pouvons goûter, à un moment, au calme de l’esprit. Ainsi nous commençons à comprendre que c’est possible pour nous aussi.


Comment faire entre les séances de méditation formelles ?


Jetsunma Tenzin Palmo © Olivier Adam
Jetsunma Tenzin Palmo © Olivier Adam

Le Bouddha était très pragmatique, il a dit : « Commencez par quelque chose de très évident : le corps. » Il y a quatre postures possibles : debout, assis, en train de marcher ou allongé. Toutes les autres postures sont des variations de ces quatre-là. Quand nous sommes en train de marcher, nous savons que nous marchons. Quand nous sommes assis, nous savons que nous sommes assis… Naturellement, quand nous sommes debout, assis, allongés… nous sommes totalement inconscients de ce que fait notre corps ! Sauf peut-être les dames qui sont sur des hauts talons, mais normalement, nous n’avons aucune idée de nos mouvements. Nous pouvons avoir la détermination que chaque fois que nous montons les escaliers, nous allons faire attention, prêter attention aux sensations qu’il y a derrière cela. C’est assez extraordinaire, toute la dynamique des mouvements du corps, des pieds, etc. Cela ne veut pas dire qu’il faut marcher lentement. Même en marchant normalement, nous pouvons être conscients du corps, des mouvements, de l’équilibre. Quand nous sommes assis à l’ordinateur, dans un train, peu importe, nous pouvons être conscients des sensations du corps à ce moment-là. Quelle est la posture à cet instant ? Cela ne prend pas de temps. Cela se passe simultanément avec tout le reste. Au lieu de penser à toutes ces pensées exténuantes qui n’ont rien à voir avec quoi que ce soit, reposons juste notre esprit, avec ce qui se passe véritablement dans cet instant, que nous marchions ou que nous soyons assis.

Une autre façon de nous entraîner à la pleine conscience est de faire des actions très simples que l’on fait tous les jours et de les faire consciemment. Faites ainsi avec tout ce qui ne demande pas de traitement intellectuel et qui est automatique. Par exemple, lorsque vous vous peignez les cheveux, vous brossez les dents, buvez une tasse de café, mangez, etc. Alors, encore une fois, il suffit d’abandonner toutes nos pensées sur le passé, ou nos projets ou nos fantaisies sur le futur, de laisser tous nos commentaires sur le présent, et de juste détendre l’esprit dans l’instant.

Je suis peut-être en train de manger un très bon plat. Je prends la première bouchée, puis je commence à critiquer. J’aime ou je n’aime pas ? C’était mieux la dernière fois. À la deuxième bouchée, je recommence à être conscient de ce que je suis en train de manger. À la troisième ou à la quatrième, je suis déjà parti ailleurs et, tout d’un coup, l’assiette est vide. Qu’est-ce qui s’est passé ? C’était un très bon repas et je l’ai complètement raté. Pour les enfants, quand ils sont très petits, une journée dure éternellement, parce que tout est nouveau, tout est fascinant. Tout est frais. Pour eux, le temps est infini, mais en grandissant, tout se rétrécit, tout se télescope, parce que les choses ne sont plus fraîches, tout est un peu rassis : nous avons fait cela déjà si souvent. On ne le remarque même plus et, très vite, nous sommes vieux, et nous mourons. On se demande ce qui est arrivé de notre vie. Nous ne ratons pas simplement les choses difficiles, mais les belles choses aussi. Si nous étions véritablement plus conscients, si nous nous entraînions vraiment, si nous reprogrammions notre esprit, ce serait comme le Bouddha l’a dit : le « chemin vers la libération ». Il n’a pas dit : « C’est un truc que vous pouvez faire si vous avez un peu de temps. » Il a dit : « Le chemin vers la libération, c’est d’être conscient, c’est de s’éveiller. » En étant plus conscient du présent, en étant plus éveillé et plus attentif, notre esprit commence à s’éclaircir, et nous ressentons les choses comme si elles nous arrivaient pour la première fois, de manière fraîche, claire et limpide, sans avoir à toujours porter des jugements, en ressentant juste les choses telles qu’elles sont. Et en soi, cela met une lumière tout à fait nouvelle sur notre vie.

« En étant plus conscient du présent, en étant plus éveillé et plus attentif, notre esprit commence à s’éclaircir, et nous ressentons les choses comme si elles nous arrivaient pour la première fois, de manière fraîche, claire et limpide, sans avoir à toujours porter des jugements, en ressentant juste les choses telles qu’elles sont. Et en soi, cela met une lumière tout à fait nouvelle sur notre vie. »

Pourquoi est-il important d’être conscient de son souffle ?


Il y a des niveaux dans cette pratique de la conscience, dans cet apprentissage. Outre la conscience du corps, il y a la conscience du souffle, et c’est important parce que nous sommes toujours en train de respirer. C’est la seule fonction qui soit à la fois automatique et modifiable. Nous ne pouvons pas changer les battements du cœur ou le fonctionnement des reins. Si, par contre, je vous demande : « retenez votre souffle », vous pouvez retenir votre souffle. « Respirez très vite », vous pouvez le faire. En outre, le souffle reflète le contenu émotionnel. Notre souffle se modifie quand nous avons peur, quand nous sommes en colère, quand nous sommes passionnés, quand nous somme en paix. Surtout, nous ne pouvons pas respirer dans le passé, ni dans le futur. Nous ne pouvons respirer que maintenant. Si nous connectons notre esprit avec le souffle, l’esprit est présent. C’est donc un moyen très habile, non seulement pendant la pratique formelle, si vous observez le souffle, mais particulièrement pendant la journée. Qu’on ait l’esprit tendu ou distrait, peu importe, quand nous nous en apercevons, il suffit de ramener l’attention sur l’inspiration et l’expiration. Personne ne saura que vous pratiquez à ce moment-là. Vous n’avez pas besoin de vous asseoir. Restez simplement présent à ce que vous faites, vous inspirez, vous expirez, vous revenez au moment présent. Quand nous marchons, nous pouvons porter notre attention sur la respiration à tout moment.

« Dans les rue de New Delhi, quand le feu passe au rouge, il affiche le mot RELAX. Chaque fois que vous stoppez au feu rouge, au lieu de vous énerver, essayez de le voir comme une occasion de pratiquer. Reliez-vous au mouvement du souffle qui rentre et qui sort de votre corps. Soyez unis avec votre souffle. »

Feu RELAX à Delhi

Dans les rue de New Delhi, quand le feu passe au rouge, il affiche le mot RELAX. Chaque fois que vous stoppez au feu rouge, au lieu de vous énerver, essayez de le voir comme une occasion de pratiquer. Reliez-vous au mouvement du souffle qui rentre et qui sort de votre corps. Soyez unis avec votre souffle. Quelque chose qui nous stresse d’habitude peut en fait nous aider à nous détendre, sans que rien ne change autour de nous. Le feu rouge est toujours là mais notre réaction a changé. Ce principe peut être appliqué tout au long de la journée. Essayez de regarder ce qui a tendance à déclencher votre stress comme un signal d’alarme. Imaginez un signal d’alerte, un feu rouge au milieu duquel il serait écrit : « Détendez-vous. » Lâchez prise. Soyez simplement dans l’instant. Si nous sommes en colère ou agités, quelques respirations profondes peuvent vraiment nous calmer et nous recentrer. Tout particulièrement, si nous sommes dans une situation où des gens disent des choses qui nous déplaisent. Plutôt que de réagir de façon négative, prenons un peu de recul et respirons calmement. Cette qualité de présence attentive est tout à fait importante. Ceux d’entre vous qui veulent véritablement changer leur vie devront étudier davantage cette question, cultiver la pleine conscience dans la vie quotidienne. C’est la clé qui peut tout transformer.

Une autre clé est la méditation shamatha, la méditation du calme mental. C’est quelque chose de difficile, tout particulièrement aujourd’hui dans notre monde moderne. Nous avons tellement de distractions, notre esprit est si occupé qu’il est difficile de cultiver des niveaux profonds de shamatha, même si on le fait consciemment. La pleine conscience, c’est beaucoup plus simple. Shamatha, c’est magnifique, mais il est plus difficile d’être vraiment conscient, de vraiment comprendre ce que nous faisons, de prêter attention au moment présent. Qu’est-ce qui se passe dans mon corps, qu’est-ce qui se passe dans mon esprit, en cet instant ? Si l’esprit est complètement présent à ce qu’il fait pendant qu’il le fait, il ne va pas faire d’erreur. Il sera tout à fait clair et, en même temps, il sera reposé, sans stress. La vie d’aujourd’hui est très difficile pour beaucoup de gens.



Peut-on arriver à faire pleinement plusieurs choses simultanément ?

Les gens sont avec leur iPad, leur téléphone, en train d’écouter de la musique, constamment distants d’eux-mêmes, et de plus en plus ailleurs, à l’extérieur. On ne parle plus aux gens, on communique par Twitter. L’esprit est constamment balloté dans toutes les directions, à gauche, à droite, et pourtant, il n’a jamais l’occasion d’être, tout simplement. Donc nous devons faire des choix. Si nous sommes sérieux quant à la pratique, nous devons simplifier notre vie, et voir que les choses que nous faisons finissent par perturber notre esprit sans raison. Les psychologues et les scientifiques ont découvert que le multitâche est en fait très inefficace, et que le cerveau n’est pas fait pour ça. Quand nous faisons quelque chose, nous devrions oublier tout le reste et porter notre attention sur cette tâche. Quand nous l’avons terminée, nous pouvons passer à la suivante. Alors, nous ne faisons plus d’erreur, nous sommes efficaces. Sinon, tout est à la surface, ici et là, et nous épuisons notre pauvre cerveau. Quoi que nous fassions, notamment si c’est un travail routinier, donnons-lui toute notre attention. Faisons-le pour le plaisir de le faire, pas pour le résultat.

Thich Nhat Hanh parle de laver la vaisselle. Il dit qu’il y a deux façons de laver la vaisselle. La première, c’est « faire la vaisselle pour avoir des assiettes propres ». Alors, nous pensons à cent autres choses que quelqu’un nous a dites, ou à ce que nous allons acheter pour le déjeuner. Ou nous nous disons : « Quand j’aurai fini la vaisselle, je prendrai une tasse de café, puis un croissant. » Mais nous ne pensons jamais à l’action de laver la vaisselle. C’est automatique et on a des assiettes propres. Nous mangeons notre croissant et, à la première bouchée, notre pensée est déjà partie vers les courses à faire, vers ceci, vers cela : « Qu’est-ce qui va se passer ? J’ai des invités à dîner ! » Même quelque chose d’agréable, comme manger un croissant, est assailli de pensées qui nous éloignent du croissant. On a fini le croissant sans avoir remarqué qu’on l’avait mangé. Nous sommes toujours en train de tourner notre pensée vers l’avenir et le passé, et nous ne goûtons pas l’expérience de ce que nous faisons dans le présent, ici et maintenant. Pourquoi ne pas laver la vaisselle pour le plaisir de laver la vaisselle ? En d’autres termes, pendant que nous lavons la vaisselle, que cela soit la chose la plus importante au monde. Nous nous détendons, nous faisons l’expérience de l’eau savonneuse, de chaque assiette, nous ne pensons pas au passé, nous ne pensons pas au futur. Après tout, la seule chose que nous sommes en train de faire, c’est de laver les assiettes. Pourquoi ne pas être contents de cela ? Simplement, nous respirons et nous lavons les assiettes, et notre esprit se sent aussi propre, et nous nous asseyons et buvons du café, et nous apprécions notre croissant. Conscients, nous sommes éveillés, nous apprécions chaque chose. C’est véritablement la meilleure manière de transformer votre vie quotidienne. Le seul moment que nous ayons est celui-ci, est maintenant. Il est très important de prendre l’engagement, au fond de notre cœur, de vivre tout ce qui se passe dans notre vie : notre famille, nos amis, notre travail, notre vie sociale et de le placer sur le chemin.


Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°4 (Automne 2017)



 


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