Invité de l’émission : Gérard Chinrei Pilet
Présentatrice de l’émission : Sandrine Colombo
Sandrine Colombo : Nous connaissons tous la peur : la peur de mourir, la peur de vieillir, la peur de perdre ceux que l’on aime ou ce que l’on possède, la peur de l’inattendu… Plus il grandit, plus l’être humain se fabrique des peurs. Qu’elles soient liées à la survie ou qu’elles soient plus matérialistes, les peurs nous freinent dans notre épanouissement et notre quête du bonheur. Il existe pourtant des remèdes : l’enseignement du Bouddha nous en montre la voie. Avec notre invité, Gérard Pilet, nous allons voir comment la pratique régulière de la méditation permet de se défaire de ces peurs ; mieux, elle conduit jusqu’à l’abhaya, l’absence de peur, c’est-à-dire la paix intérieure.
Pouvons-nous dans un premier temps recenser les peurs et en connaître les causes ?
Gérard Chinrei Pilet : Oui, il y a plusieurs sortes de peurs : d’abord, les peurs très instinctives que l’on appelle ainsi parce qu’elles sont directement branchées sur notre instinct de vie, de conservation ; c’est par exemple la peur qui nous fait faire un pas de côté lorsqu’on est sur le point de se faire renverser par une voiture, jusqu’à une forme plus élaborée de peurs instinctives qui consistent à élaborer des stratégies de défense pour se protéger du danger. Ce sont des peurs salutaires parce que leur but est de protéger la vie et d’assurer la sécurité de tous.
Existe-t-il d’autres peurs salutaires ?
Oui, la peur de l’ordre cosmique dont nous parlait parfois maître Deshimaru : c’est la peur de la loi du karma, la peur le sentiment que notre comportement ne doit pas être n’importe quoi, qu’il doit répondre à des règles. Cette peur-là n’est pas très fréquente et c’est bien dommage parce qu’elle éviterait à des gens d’accumuler, par ignorance, un karma qui ne pourra pas ne pas produire ses effets négatifs par la suite.
Y a-t-il d’autres peurs ?
Oui, ce sont les plus nombreuses et les plus fréquentes, dites « émotionnelles » : ce sont des peurs qui se caractérisent par le fait qu’elles ne sont pas liées à la présence d’un danger immédiat, mais qui sont beaucoup plus vagues, beaucoup plus irraisonnées. Par exemple, la peur du déshonneur alors que rien ne laisse à penser que je recevrai l’opprobre des autres ; la peur de la maladie, quand je suis en bonne santé ; la peur que mes enfants ne meurent quand rien ne le laisse penser ; la peur de l’abandon, de l’échec… voire même des angoisses, qui sont les peurs les plus immatérielles parce que sans objet. On pourrait faire une liste très longue ! Ce que l’on peut constater, c’est que ces peurs empoisonnent la vie de beaucoup de gens.
Par quoi sont donc causées toutes ces peurs ?
Selon le Bouddha, la cause fondamentale est l’attachement au moi et au mien. Il dit dans un soutra que de cet attachement naissent la peur de perdre ceux que l’on aime et la peur de rencontrer ceux que l’on n’aime pas. Et ce couple du désir et de la peur explique pourquoi les peurs sont aussi nombreuses. Parce que nos désirs sont nombreux, et qu’à chaque fois qu’il y a la présence d’un certain type de désir, l’envers de la feuille c’est l’apparition d’une peur liée au fait que ce désir puisse ne pas être satisfait.
Voulez-vous dire que la peur est toujours liée au désir, finalement ?
Oui, selon le Bouddha — et selon notre expérience propre, on peut constater que chez les êtres humains les peurs augmentent considérablement au fur et à mesure que l’ego se développe, avec ses nombreux attachements, et les peurs vont être aussi nombreuses que les attachements le sont. Ce qui nous explique pourquoi les petits enfants ont beaucoup moins de peurs que les adultes : parce que les attachements du petit enfant sont beaucoup moins nombreux.
Quels sont les remèdes à ces peurs ?
Si l’on veut sortir de ce couple du désir et de la peur — car c’est un couple qui fonctionne vraiment bien ensemble — cela suppose qu’on s’établisse dans une conscience qui ne fonctionne pas selon le schéma de la saisie ou du rejet. Et cette conscience, c’est ce que dans le zen nous appelons la conscience hishiryo : elle consiste, durant le zazen, la méditation, à ne se saisir de rien et à ne rien refuser non plus. Ni les pensées, ni les émotions, ni les sensations. Le fait de ne se saisir de rien et de ne rien refuser non plus permet de s’installer dans un espace de conscience qui reste serein, même si des peurs se manifestent. Cet espace vaste de la conscience ne peut se mettre en place qu’avec la pratique régulière de zazen.
Le second remède est ce qu’on appelle parfois dans le zen le « remède de la vacuité ». La vacuité, c’est le fait que tous les phénomènes sont impermanents, interdépendants, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas de substance propre ; durant le zazen, on voit vraiment que les phénomènes extérieurs et les phénomènes intérieurs n’ont pas de substance, que ce sont nuages qui apparaissent, se manifestent puis disparaissent. Et la vacuité, lorsqu’elle est vraiment vécue de l’intérieur, permet que se dissolvent des peurs enkystées depuis très longtemps parce que ces peurs sont vues comme de simples nuages qui traversent le ciel infini de notre esprit, l’esprit vaste : c’est le pouvoir libérateur de la vacuité.
Il y a un troisième remède : l’homme a la plupart du temps la conviction que le bonheur se trouve dans la saisie des objets du monde extérieur. Et cette conviction l’amène à nourrir de multiples désirs ; au contraire, lorsque la méditation nous ouvre à notre vraie nature, on comprend que le vrai bonheur se trouve en nous et ne dépend pas des choses extérieures. Et cette conviction — qui est plus d’ailleurs qu’une conviction, c’est une expérience — que le bonheur véritable se trouve en nous va faire régresser, diminuer, effacer même nombre de désirs. En fonction du couple du désir et de la peur, le fait que de nombreux désirs s’en aillent fait que de nombreuses peurs s’en vont aussi naturellement.
Est-ce que des peurs telles que la peur de la mort peuvent s’en aller ?
Il y a dans le soutra sur la non-peur l’entretien d’un brahmane qui s’adresse au Bouddha en lui faisant observer que la peur de la mort est indéracinable. Et le Bouddha lui dit qu’il a tout à fait raison en ce qui concerne l’homme qui n’est pas évolué spirituellement, mais qu’en ce qui concerne l’homme « qui s’est affranchi du désir, de l’attachement au corps et qui s’est établi dans le non-né, la peur de la mort n’existe plus ». Ultimement, c’est l’évolution spirituelle qui nous permet de nous affranchir de cette peur qui paraît effectivement insurmontable. Et quand cette peur est vaincue, alors on s’établit vraiment dans l’abhaya — la non-peur (-a étant le privatif, bhaya la peur). Le Bouddha faisant le geste de l’abhaya est très célèbre dans l’iconographie bouddhiste : il fait allusion à cet épisode où l’éléphant furieux est lancé contre lui et où le Bouddha fait le geste de l’abhaya mudra : l’éléphant se calme. C’est intéressant parce que ça permet de voir que ce geste n’est pas seulement le geste de la non-peur mais aussi le geste de la paix intérieure. Et ce lien est très profond : si l’on est vraiment dans la non-peur, on est forcément dans la paix ; et si on est vraiment dans la paix, on est forcément dans la non-peur.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°14 ( été 2020 )
Gérard Chinrei Pilet est moine bouddhiste, disciple de maître Taisen Deshimaru. Après avoir enseigné la philosophie il enseigne à présent et diffuse la pratique du zen Sôtô depuis de nombreuses années, en France au dojo d’Annonay (Ardèche) et également à travers l’association Kanjizai.
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