PRÉPARER ET RECEVOIR LA NOURRITURE EN CONSCIENCE
Propos de Guy Mokuho Mercier
Recueillis par Stanislas Wang-Genh
Sagesses bouddhistes : Avant toute chose, peut-on véritablement parler d’une « cuisine zen » ?
Guy Mokuho Mercier : Je ne pense pas que pour maître Deshimaru, il y avait une « cuisine zen ». D’ailleurs, pour moi non plus. La cuisine doit satisfaire aux besoins du corps. Voilà l’essentiel d’une « cuisine zen », qui n’a pas de style spécifique. Le tenzo doit s’adapter aux ressources auxquelles il a accès, à l’endroit où il se trouve. Traditionnellement, dans les temples zen, la nourriture devait permettre aux moines de pratiquer le Dharma, de l’enseigner, de le témoigner, de le faire vivre. Dans les villes, les villages, les moines étaient au service de la communauté, des gens qui voulaient se recueillir, écouter la bonne parole.
Aujourd’hui les moines zen doivent faire la même chose. Quand on va dans un temple, on doit y trouver la bonne parole, pouvoir se nourrir de l’enseignement, et repartir ressourcé. La nourriture doit permettre aux moines de se réaliser dans la pratique.
Le tenzo semble avoir une place de premier rang au sein de la communauté monastique. Peux-tu nous en parler ?
Dans le zen, la place du tenzo est cruciale. Il y a celui qui s’occupe de l’enseignement spirituel, qui tient la première place. Ensuite, on dit que le tenzo est le second. Et je veux bien cautionner ce point de vue parce qu’il prend soin des corps, il prend soin de la santé des nonnes et des moines. Si les moines ne sont pas contents de la nourriture, l’atmosphère ne sera pas très bonne. Je l’ai constaté lors des camps d’été au temple zen de la Gendronnière. Quand les repas étaient préparés de façon négligée, paresseuse, les gens étaient mécontents.
Le tenzo est une sorte de médecin pour les moines et les nonnes, qui sait choisir les bons médicaments.
Pour moi, ce n’est pas un simple cuisinier. À la différence d’un cuisinier, aussi bon soit-il, il doit s’occuper de la nutrition des moines. Et c’est ce que j’ai fait pendant des années. Il fallait toujours s’instruire, avoir des connaissances sur l’effet des aliments sur le corps, rechercher les meilleurs produits en fonction de la saison, ou même du moment de la journée. Et de manière globale, respecter la vie.
Ainsi, il ne s’agit pas simplement de réaliser quelque chose de bon à manger. Certains aliments sont bons et agréables au goût, mais ils ont été cuisinés de telle manière qu’ils peuvent devenir toxiques. On peut facilement dénaturer un aliment et lui enlever tout ce qu’il a de vivant.
Le tenzo fera une nourriture adaptée, qui maintiendra les moines éveillés et qui leur permettra de pratiquer. Une nourriture trop lourde, trop grasse n’est pas adaptée.
Il faut avoir des notions de nutrition, connaître les aliments et leurs propriétés pour pouvoir aider les moines à supporter la chaleur, le froid, ou l’humidité.
Le tenzo est une sorte de médecin pour les moines et les nonnes, qui sait choisir les bons médicaments.
En somme, il s’occupe de leur donner une nourriture vivante, ou plutôt une nourriture qui permet d’être vivant, de savourer l’existence. Il contribue à ce qu’on puisse faire naître en nous les qualités du bodhisattva, ces qualités profondes qu’on oublie bien souvent au détriment du moi, de l’ego.
Maître Dôgen, dans son ouvrage le Tenzo Kyokun, parle des trois dispositions de l’esprit dont doit faire preuve le tenzo. Quelles sont-elles ?
Maître Dôgen développe en effet trois dispositions d’esprit pour le tenzo. Mais en réalité, il y en a plein d’autres. En fait ce sont toutes les qualités qui sont celles d’un cœur généreux.
Mais celles dont il parle sont daishin, kishin et rôshin.
Daishin, c’est l’esprit vaste, équanime. C’est un esprit qui sait s’accommoder de la frugalité, et qui n’a pas d’idée reçue, et qui ne cherche pas à se valoriser. C’est un esprit qui tient compte de tout ce qu’il y a de bon dans l’univers.
Roshin, c’est l’esprit bienveillant. L’une des qualités du tenzo est de pratiquer avec un cœur aimant, bienveillant. Dans le zen, on parle souvent de l’esprit de la grand-mère qui déborde d’amour à l’égard de ses petits-enfants. C’est comme ça que le tenzo doit exprimer sa tendresse pour tous les êtres. Pas seulement pour les moines et les nonnes, mais aussi envers tous ceux qu’il a la charge de nourrir.
Et enfin, kishin, l’esprit joyeux. On ne peut pas faire la cuisine si on a un esprit triste, au risque de rendre la nourriture triste, décolorée, de lui faire perdre son pouvoir d’exprimer la vie. D’exprimer ce qui est vivant. Donc c’est avec cette joie, que le tenzo doit rendre à tous les plats leurs saveurs, leurs couleurs.
On parle des 6 saveurs dans la cuisine zen : amer, acide, doux, piquant, salé, fade.
Il faut utiliser au mieux tous les produits qu’on a sous la main, et avoir de la curiosité. Le tenzo, intuitivement, sait quels aliments associer. Il sait comment mélanger les choses, il sait comment valoriser le goût des choses. Ce n’est pas si facile que ça.
C’est comme le vieux cuisinier qui fait sécher ses champignons lui-même, et qui parfois, va faire ses courses lui-même, très loin du temple. Cela nécessite de se donner du mal pour les autres, de ne pas se plaindre, de ne pas être dans le déni de la tâche à accomplir. Mais au contraire, le tenzo est heureux de faire ce qu’il a à faire.
Dans le zen, les repas sont pris en silence, dans des bols appelés oryoki. En recevant la nourriture, les pratiquants chantent un long sutra. Pourquoi tout ce rituel ?
À l’époque de maître Deshimaru, nous mangions dans des assiettes avec des couverts. La pratique des oryoki (bols traditionnels) est venue plus tardivement. Et la première fois qu’on nous a fait manger en appliquant le rituel des oryoki, je me suis dit : « Ça jamais ! » C’est la première réaction qu’ont la plupart des gens face aux rituels en général.
Mais à force de pratique, on comprend le sens de tout cela. De la nécessité d’avoir le geste juste au moment où on ouvre les oryoki, jusqu’au moment où on les ferme. C’est un rituel qui nécessite de mobiliser toute son attention pour être complètement présent.
Le manque de présence conduit immédiatement à l’erreur. Non pas que ce soit fondamentalement mauvais de faire des erreurs, mais celles-ci nous rappellent simplement que nous n’étions pas attentifs, présents.
Le bol reçoit la nourriture, puis la nourriture disparaît du bol. Elle disparaît dans le corps. Donc d’une certaine manière, le bol transmet la vie.
Nous-même d’ailleurs, nous sommes comme un bol. Nous recevons la vie et nous la retransmettons, la redonnons. En fait, l’être humain est une énergie qui transmet. Qui transmet l’esprit de la voie.
Ce rituel est un moyen de rendre vivant le moment du repas, pris tous ensemble. Tout le monde le pratique ensemble, ce qui donne de la force au rituel. J’ai donc complètement changé mon avis au sujet des oryoki.
C’est probablement le rituel de la vie quotidienne le plus sophistiqué de l’école Sôtô (en dehors des cérémonies). Mais dans cette sophistication, on doit pouvoir trouver une grande simplicité, tout en maintenant une grande attention. Sinon, on tombe dans la routine, et on fait les choses en oubliant le sens profond du rituel.
Dans le mot oryoki, il y a 3 kanjis : O-ryo-ki.
« O », c’est la réponse à l’offrande de nourriture. Donner et recevoir deviennent Un. C’est le même « o » que dans « o-jukai », la cérémonie où les préceptes sont transmis. Au même titre, les bols sont quelque chose qui nous permet de transmettre. En définitive, c’est la gratitude envers toutes les causes et les conditions qui ont permis de recevoir cette nourriture : le climat, la culture, la cueillette, la cuisine, le service, etc.
« Ryo », c’est la mesure, la quantité qu’on reçoit. Traditionnellement, les moines vont faire la mendicité avec leur bol dans lequel les gens versent quelques grains de riz. Et ils reçoivent ce qu’ils reçoivent. Cette quantité nous donne la vie, et elle est ce qu’elle est.
Même petite, c’est toujours la quantité juste. C’est le contenu de mon existence.
Donc « ryo » comprend aussi notre capacité à réaliser le meilleur de nous-même, c’est-à-dire l’éveil, l’amour pour les autres. C’est ce que nous restituons aux autres.
Cela correspond au troisième pur précepte, « Faire le bien pour tous les êtres ». Cela part de l’idée que ce que nous recevons, nous devons le donner en retour. Il faut donner la joie et produire l’éveil. Non pas faire le mal.
« Ki », c’est le bol. Dans le bouddhisme, le bol est un symbole en soi. C’est celui qui reçoit, celui qui contient la vie, la vie des aliments. C’est probablement le premier objet qui a été utilisé par l’homme, pour y mettre sa nourriture. C’est l’ustensile premier.
Le bol reçoit la nourriture, puis la nourriture disparaît du bol. Elle disparaît dans le corps. Donc d’une certaine manière, le bol transmet la vie.
Nous-même d’ailleurs, nous sommes comme un bol. Nous recevons la vie et nous la retransmettons, la redonnons. En fait, l’être humain est une énergie qui transmet. Qui transmet l’esprit de la voie.
Ainsi les bols nous permettent d’étudier la pratique qui va au-delà. Donc, ce n’est pas un simple rituel ou une manière particulière de manger pour se distinguer. En un sens, c’est la vie elle-même qui se donne à nous, et que nous restituons. Un acte de transmission.
Dans quel état d’esprit doit-on recevoir cette nourriture ?
Si l’on considère comment cette nourriture est arrivée jusqu’à nous — d’ailleurs ça fait partie du sutra des repas, le Gyōhatsu Nenju : « Nous devons réfléchir à la manière dont cette nourriture nous est parvenue. Notre reconnaissance s’adresse à tout ce qui y a contribué », effectivement, c’est gigantesque.
Comment est née la graine, comment elle a été plantée, comment elle a poussé, comment elle a été arrosée, le climat, le soleil, tout a contribué à ce que cette nourriture arrive dans notre bol. Absolument tout dans l’univers. C’est gigantesque quand on en prend conscience. Et je pense que la plupart du temps, on oublie cette dimension quand on mange.
Donc on doit apprendre à goûter les saveurs du monde. Parce que le monde vient à nous sous forme de nourriture. Plus notre expérience est grande, et simple aussi, plus on apprend à apprécier la dimension des aliments. La terre sur laquelle on vit, le pays dans lequel on vit. Il faut manger avec cet esprit vaste.
Il y a des choses qu’on doit éviter, comme de manger trop, d’avaler trop vite. Si on mâche la nourriture, on en découvre une infinité de saveurs. Pour les céréales, par exemple, plus tu les mâche, plus c’est bon, et plus elles te restituent des saveurs. Pour la viande, c’est l’inverse. Plus tu la mâches, et plus c’est mauvais au goût.
C’est une expérience à faire.
Je pense qu’on ne va pas suffisamment loin dans l’action de goûter. Mais cela implique de manger en conscience.
Qu’en est-il du mental quand on mange, qui peut susciter le désir, l’avidité, le jugement. Ne faut-il pas justement manger avec une forme de détachement ?
Il y a deux choses. Si tu considères que la nourriture est un cadeau, un don qui t’a été fait, et bien il faut l’apprécier. Et l’accepter avec gratitude. Je pense que la vraie manière de manger la nourriture, ce n’est pas de s’en détacher, mais de l’apprécier au moment où on la reçoit, où elle est dans votre bouche. Le véritable esprit, c’est celui qui fait que nous somme Un avec la sensation que nous procure l’aliment qui est dans la bouche. C’est une expérience presque mystique, de devenir Un avec la nourriture. Ainsi il ne faut pas être dans le jugement et l’analyse. Mais en unité avec ce goût
En somme, il faut sortir de la dimension C’est bon/c’est mauvais ?
Il faut aller au-delà du jugement. C’est le mental qui dit que c’est mauvais par rapport à ses critères habituels de jugement. Seul le mental est dans cette dimension d’aimer ou de ne pas aimer. C’est différent pour le corps, qui est celui qui parle vraiment dans l’acte de goûter.
C’est pour cette raison qu’en temps ordinaire, nous mangeons sans prendre conscience, sans faire attention, et souvent en faisant deux choses en même temps. On discute, on échange avec les autres, on regarde la télé en mangeant. Pour moi, le vrai repas doit se prendre en silence.
Le silence, c’est l’espace dans lequel on peut sentir, goûter, et profiter de la vie. Je crois que plus on parle, et plus on est à côté de la vie. Le langage est nécessaire pour s’organiser, s’harmoniser ensemble, mais dans les actions de goûter, sentir, d’écouter, il faut que la parole s’arrête. Le langage doit se diluer dans le silence.
Et le repas, c’est ça. On devrait à peine entendre les couverts dans les bols.
Comme nous l’avons vu plus haut, les pratiquants du zen chantent un sutra pour recevoir la nourriture. Mais ils en chantent un également quand ils vont aux toilettes. En fait, c’est un cycle ?
En effet, on restitue à la terre une partie de ce qui nous a été donné. Ce que le corps rejette. Ce qu’il garde, fait partie de ce qui maintient la vie en nous. Et c’est aussi ce qui maintient cette transmission, cette capacité à pratiquer, à suivre la voie, à s’éveiller dans cette vie même, à comprendre le pourquoi de l’existence. Le sort de l’existence même.
La nourriture, on la reçoit d’un côté, et on en restitue une partie à la terre. Ce qui va permettre d’ensemencer d’autres graines. C’est un grand cycle dont on fait intégralement partie. On reçoit d’un côté, on donne de l’autre. Donc, qu’on le veuille ou non, nous sommes naturellement dans le don.
Qu’est-ce que le moine transmet en retour ? Il doit transmettre le plus beau cadeau aux êtres, le Dharma. C’est à cela que sert la nourriture dans un temple zen, faire vivre le Dharma.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°13 ( printemps 2020 )
Enseignant du zen Sôtô, Guy Mokuho Mercier est l’un des premiers moines en Europe à avoir été initié à la cuisine zen. Dès le milieu des années 1970, maître Taisen Deshimaru lui confie la responsabilité de cuisinier (tenzo) lors des retraites d’été. Peu à peu, il prend conscience de l’importance d’apporter une alimentation saine et équilibrée aux moines, dans le seul but de favoriser leur pratique. Loin d’être un cuisinier au sens ordinaire du terme, le tenzo tient une place immense dans un monastère zen. La préparation des repas requiert une attention spirituelle, partagée par celui qui reçoit la nourriture en conscience. Ainsi l’acte de manger n’est pas limité au simple plaisir des sens, mais peut devenir une véritable pratique pour qui veut bien en faire l’expérience.