La mort comme une évidence
Autour d’une conversation entre bons amis, Albert émet le souhait de partager son vécu et ses réflexions avec nous. C’est ainsi que germe l’idée d’un entretien que nous vous soumettons, chers lecteurs de Sagesses Bouddhistes.
Sagesses Bouddhistes : À 45 ans, tu as eu un infarctus et tu as frôlé la mort de près. Qu’est-ce qui a changé pour toi après cet événement ?
Albert P. : Dans les jours qui ont suivi, j’étais à l’hôpital, dans un entre-deux où je ne réalisais pas que j’avais échappé à la mort, et je me laissais faire par les toubibs et le personnel soignant, dans un état similaire à celui d’un réveil matinal encore plongé dans les brumes du sommeil. C’est après, pendant les quatre semaines de postcure en maison de repos, que j’ai réalisé que j’avais échappé à la mort. Il s’en était fallu de peu, j’aurais pu y rester car si j’avais été seul à ce moment-là, je serais mort.
Est-ce que cela t’a rempli de joie ?
Je n’étais ni content ni mécontent. Il faut dire qu’avant, j’avais été confronté à la mort de manière assez directe. Mon père est mort quand j’avais 17 ans – une sacrée rupture – et quelques années après, la grand-mère de ma première femme, une vieille dame de plus de 80 ans, est morte alors que je la tenais dans mes bras. C’était la première fois que j’étais vraiment confronté à la mort. C’était chez elle. Cette brave mémé était assez imposante, mais j’avais réussi à la porter dans mes bras pour que l’on s’assoie et qu’elle revienne de ses émotions, à la suite du faux pas qui l’avait fait trébucher. Au moment où elle est morte dans mes bras, pratiquement dans l’instant, elle pesait 200 kilos ! C’était très dur de la porter, ça m’a marqué. Le corps est un truc pesant. On ne s’en rend pas compte lorsque l’on vit. Mais quand le corps est mort, c’est un poids mort, comme on dit (il sourit). J’ai eu aussi pas mal de copains qui sont morts du sida. Et puis le décès de ma mère, qui est morte devant moi : j’ai vu le moment où elle lâchait son dernier souffle pendant son sommeil. Je l’ai sentie partir.
Confronté directement à la mort des autres, on vit avec cette question pour soi-même : « On en est venu à naître, il faudra que ça finisse à un moment donné, comment arrive-t-on au bout du chemin, comment ça s’arrête ? »
Lorsque je me suis rendu compte que je n’étais pas mort, c’est comme si j’avais été confronté à un phénomène naturel et normal. Une vie qui apparaît doit disparaître. Mais ce n’était pas l’heure pour moi.
Est-ce que les gens pouvaient entendre que tu avais fait un infarctus ?
Ils peuvent entendre sur le moment mais cela reste très superficiel. Tout le monde admet que la mort peut arriver à n’importe quel moment mais ce n’est pas pour autant qu’ils le prennent en compte. Cela reste généralement à un niveau de discussion de comptoir.
Et après toutes ces années ?
Mon infarctus s’est déroulé la nuit. Depuis, lorsque je me couche, il n’y a pas eu un soir sans qu’une pensée, si petite soit-elle, ne soit venue m’effleurer et me dire : « Tu vas peut-être mourir cette nuit ou même dans la journée. ». C’est même tellement installé en moi que cette pensée peut m’effleurer alors que je prends la voiture pour un trajet de cinq minutes.
Ce n’est pas le fait d’une peur ?
Non, non. Ce n’est justement pas de la peur. Ce n’est plus de la peur. Au tout début il y avait de la peur, forcément, parce que nous sommes des êtres humains, et comme j’avais fait un infarctus, je faisais attention dès que j’avais un pincement au cœur ou des battements un peu rapides. Je ne crois plus que cette pensée du soir vienne maintenant d’une peur qui m’effleure. C’est comme quelque chose d’installé, un rappel qui est là, le fait que je sais que les choses sont comme ça, que je peux mourir d’un instant à l’autre. Je le dis calmement même si le moment venu je me mettrai peut-être à paniquer, je n’en sais rien ! Je vis avec ce rappel et ça n’empêche pas de faire des projets.
La mort n’est pas un tabou pour toi. Est-elle un sujet tabou pour les autres ?
Il y a plus de quarante ans, le maître Chögyam Trungpa disait déjà que le vrai tabou n’était plus de parler de sexe mais de parler de la mort. On meurt à l’hôpital, il n’y a plus de veillée des morts, les morts ont disparu de la vie sociale. C’est comme si on ne voulait pas parler de la mort, comme si on repoussait le sujet pour ne pas y faire face. Si tu veux casser l’ambiance dans une soirée ou faire un scandale dans une famille, c’est mieux de parler de mort que de sexe.
Dans tous les enterrements où je suis allé, ce sont les vivants que l’on console. Le mort, lui, est parti et il n’est pas pris en considération. Les gens ne s’intéressent pas aux défunts, ils s’intéressent à ceux qui restent car ils sont malheureux et à plaindre. Les gens semblent pétris de remords et de regrets. Me revient une phrase que j’ai entendue et qui disait : « Dans les cimetières, c’est rempli de regrets éternels mais il n’y a pas d’amour éternel. »
Et l’amour est essentiel …
J’ai perdu mon frère et mon père, mais ils sont toujours avec moi. Ma mère est morte et elle est toujours là aussi. Quand je dis qu’ils sont toujours là, je veux préciser que je ne vis pas dans le souvenir. Ils ont certainement pris renaissance ailleurs mais le courant de leur esprit fait toujours partie de ce monde, car je les aime toujours, je suis toujours « en amour avec eux » comme disent les Québécois. Les gens qui sont morts, je les aime toujours. Je n’ai ni regrets ni remords. Je ne me dis pas : « J’ai loupé ceci ou cela avec untel ou une telle. » Quand c’est loupé, c’est loupé. Si tu n’arrives pas à faire le deuil de ce que tu as vécu, comment veux-tu faire le deuil de ta vie quand tu vas mourir ? Ce n’est pas possible !
C’est important de considérer que la vie est comme une bulle qui finit par éclater, un nuage qui va se dissoudre, la rosée qui va s’évaporer rapidement et l’éclair qui va disparaître.
Faut-il dédramatiser la mort ?
Oui. Ce n’est pas un drame, la mort. C’est naturel. C’est comme une fleur qui pousse, une graine fait une fleur et puis la fleur fane et tombe. Voilà. Nous sommes pareils même si nous avons beaucoup de mal à l’admettre pour nous-mêmes. Notre ego se révolte assez vite à cette idée et il dit « non ». Nous nous disons, parce que nous sommes plus malins que la plante, que nous avons les moyens de reculer l’échéance, de soigner notre corps… Dans le Soutra du diamant il est dit tout à la fin que tous les phénomènes conditionnés sont comme des bulles, des nuages et comme la rosée, un éclair[1]. C’est important de considérer que la vie est comme une bulle qui finit par éclater, un nuage qui va se dissoudre, la rosée qui va s’évaporer rapidement et l’éclair qui va disparaître.
Dans l’enseignement du Bouddha, on retrouve beaucoup d’images qui mettent en jeu le reflet, le miroir qui désigne les projections de l’esprit. Dans un poème de Garcia Lorca, l’auteur évoque le suicide d’un gamin par les mots suivants : « D’un coup de hache, il brisa le miroir. » Ce vers évoque pour moi à quel point la vie est le reflet de notre esprit. Briser le miroir libère l’esprit d’une certaine façon et donne au moment de la mort une perspective intéressante.
J’ai longtemps cru que travailler et prendre conscience de l’impermanence de toute chose était la solution pour lâcher prise. Mais je crois que travailler aussi et surtout sur le désir-attachement est important.
Le travail de lâcher-prise, c’est voir l’impermanence ? C’est voir les attachements ?
C’est surtout voir les attachements car c’est l’aspect qui nous fait paniquer au sujet de la mort. On quitte des choses auxquelles on tenait. On quitte des personnes, on quitte des objets, on quitte des lieux, on quitte des façons de vivre. J’ai longtemps cru que travailler et prendre conscience de l’impermanence de toute chose était la solution pour lâcher prise. Mais je crois que travailler aussi et surtout sur le désir-attachement est important. Parce que nous allons quitter des choses et que c’est à l’énergie du désir-attachement que nous renvoie la perspective de la mort. La première chose que nous allons quitter est notre corps, plus ou moins en état de marche, mais comme nous y sommes habitués depuis que nous sommes nés, c’est assez dur d’accepter de devoir le quitter.
Se dire intellectuellement que l’esprit continue ou bien que l’on a déjà fait un gros travail sur la notion d’impermanence est une représentation dont il faut se méfier. Tout ce travail reste intellectuel. Tant que nous n’avons pas vécu l’expérience en notre for intérieur, cela reste intellectuel et nous sommes tout autant démunis lorsque notre vie s’arrête brusquement. On n’est généralement pas prêts à mourir quand on se prend une armoire sur la tête.
Dans un processus long de maladie et d’affaiblissement, où l’on se rend compte petit à petit du caractère inéluctable de la mort, se préparer à la mort est bien différent.
Tu racontes une expérience apparemment très anodine : pendant une session de méditation, tu vois une mouche se balader, se poser devant toi et puis se coucher les quatre pattes en l’air. Et ?
C’était vraiment étonnant parce cette mouche m’a intrigué. Elle s’est posée juste devant moi et je me suis rendu compte qu’elle venait de mourir en se couchant sur le côté. À ce moment-là, j’ai pensé à la mort de ma mère. Elles étaient toutes les deux mortes de la même façon : ma mère dans son sommeil où j’ai vu son dernier souffle pendant lequel son corps s’était affaissé, et la mouche, morte d’un coup et tombée sur le côté. Je me suis rendu compte que ce passage où le corps s’arrête de fonctionner est le même pour tous, que l’on soit un humain, un animal ou un autre être sensible. Après pour l’esprit… je ne sais pas, car tant que je ne l’ai pas vécu cela reste de la théorie.
Le corps change constamment. Est-ce une chose que tu vois finement ou dont tu prends conscience de temps en temps seulement ?
C’est intéressant parce que plus on vieillit plus on s’en rend compte évidemment. Le corps s’use. Je me rappelle d’avoir intégré ça assez tôt. À la mort de mon père, j’avais 17 ans et j’ai vu les cheveux de ma mère devenir blancs en une nuit ! À l’âge qui était le mien, en pleine croissance, cela m’a fait réaliser que ma croissance ne serait pas éternelle. Ensuite, je faisais attention au changement du corps mais pas d’un point de vue esthétique, ni coquet. Après l’infarctus je me suis rendu compte d’une manière de plus en plus fine que des trucs se déglinguaient ici et là.
Est-ce que la sexualité change et comment se vit-elle ? Penses-tu comme Romain Gary qu’au-delà d’une certaine limite, notre ticket n’est plus valable ?
Je ne peux répondre que d’un point de vue masculin. Les hommes en général font une grosse erreur en réduisant la sexualité à leur sexe alors que ça va bien au-delà. Dans le monde entier et quelles que soient les cultures, une idée s’est inscrite : « Un homme qui ne bande plus n’est plus un homme. » Donc quand l’érection commence à flancher, c’est tout qui s’écroule, c’est la panique. Alors que la sexualité n’est pas que là, elle est dans plein d’autres choses, dans tout le corps, dans tous les sentiments, bien au-delà du corps et bien au-delà du sexe. La sexualité est une des expressions de la sensualité et il y en a plein d’autres. Une fois que l’on a compris cela, c’est bien plus facile à vivre.
Ça fait partie du vieillissement, comme le reste. C’est constater qu’à un moment donné, tu ne peux plus porter trois bûches qui pèsent dix tonnes parce que tu n’as plus la force. Tu entends moins bien, tu vois moins bien... la machine marche moins bien. Dans le cas de la sexualité, l’idée qui est inscrite est tellement ancrée comme un signe de virilité, comme pouvoir de vivre que les hommes qui sont touchés par ça le vivent très mal. Ce n’est pas un sujet qui m’importe plus que le fait de voir, d’entendre, de marcher encore bien et d’être autonome. Dans la vie quotidienne, perdre son autonomie est bien plus handicapant pour vivre que de reconsidérer sa sexualité.
Ton frère est décédé il y a quelque temps. Comment l’as-tu accompagné ?
Ça a été purement instinctif. C’était mon frère, il m’a demandé une aide et j’ai fait un don de moelle osseuse. Après je l’ai accompagné comme je pouvais et surtout comme lui me laissait l’accompagner. Il y avait ce qu’il pouvait accepter de moi, de ce que je pouvais lui proposer en restant dans cette limite où aller plus loin aurait été lui forcer la main. Je me rappelle une discussion à propos d’une situation qui allait être très difficile pour lui, discussion qu’il fit tourner court en changeant de sujet. Et je sentais que ça lui faisait plus de bien de parler du concert qu’il avait vu à la télé, que de son état et ses problèmes de santé. Je naviguais au feeling. J’ai essayé de me relier à lui le plus possible. À la fin, il était intubé et ne pouvait plus parler : tout se passait par le regard, et c’était suffisant. Il y avait des regards où on s’est rendu compte que l’on se connaissait beaucoup mieux que l’on ne croyait. On se connaît mieux par le regard qu’avec toutes les discussions de famille que l’on peut avoir en louvoyant autour des sujets qui fâchent. Avec le regard, c’est direct, tu ne peux pas tricher.
[1] « Comme les étoiles, les mouches volantes ou la flamme d’une lampe,Comme une illusion magique, une goutte de rosée ou une bulle,Comme un rêve, un éclair ou un nuage :Ainsi devrait-on voir tous les phénomènes conditionnés. » (Soûtra du Diamant et autres soûtras de la Voie médiane, traduction de Philippe Cornu et Patrick Carré, Éditions Fayard)
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°9 (Hiver 2019)