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Libérer l’esprit

Photo du rédacteur: Sagesses BouddhistesSagesses Bouddhistes

Rencontre avec lama Droupgyu

Propos recueillis par Claire Cottin et Philippe Judenne

 

Vous rencontrez de nombreux détenus. Quelles sont les souffrances récurrentes qu’ils peuvent éprouver ?

Beaucoup de colère bien entendu, mais aussi du désarroi et des sentiments d’impuissance, de ne pas pouvoir changer la situation. Cela crée du rejet et une peur de ne pas pouvoir arriver à assumer ce qui arrive, cela provoque souvent de la tristesse et de la dépression.

Il y a les condamnés et il y a les prévenus, qui sont encore dans l’attente de leur procès. Ces derniers ne savent pas encore « à quelle sauce ils vont être mangés » : 1 an, 3 ans, 10 ans…  Cela fait une grosse différence. C’est une situation très inconfortable qui provoque beaucoup d’angoisse. Une fois que la personne est condamnée, après le choc de la condamnation – qui est toujours une très mauvaise nouvelle par rapport aux espoirs que la personne détenue a nourris, il y a un temps d’acceptation et d’installation dans le cadre. À partir de ce moment-là, quelque chose d’autre peut devenir envisageable. La personne connaît la durée et le terme de sa détention et peut envisager des activités bénéfiques pour préparer sa sortie. Il y a d’un côté les études, les apprentissages, les formations professionnelles pour une meilleure réinsertion sociale et d’un autre côté la « pratique du culte » : étude, réflexion et méditation, qui invite à une réflexion et une introspection plus intime,

Même si la peine à purger est de 10 ou 15 ans, voire la perpétuité, on peut parler de l’après. Mais on peut aussi parler du maintenant, de l’importance de l’attention et de la vigilance qu’on peut développer d’instant en instant, dans la qualité bienveillante de nos actes, qui deviennent alors la source de la détente et de la sagesse. C’est ainsi qu’on peut développer une qualité de vie même dans un cadre difficile.



 

Un peu d'histoire



L’emprisonnement a remplacé en 1789 les châtiments corporels. En 1791, l’Assemblée constituante établit l’emprisonnement comme peine. En 1819, le statut d’aumônier est créé officiellement, pour la religion catholique, et en 1905 est promulguée la loi de séparation de l’Église et de l’État qui est actuellement en vigueur.

Dans notre société où s’applique le principe de laïcité, toute personne privée de liberté a le droit d’avoir accès au culte de son choix : cela concerne les personnes en détention, hospitalisées, et les militaires. L’administration pénitentiaire doit  « pouvoir satisfaire aux exigences de (leur) vie religieuse, morale ou spirituelle » (article R. 57-9-3 du code de procédure pénale extrait de la loi de 1905). Ainsi les personnes privées de liberté[1] par décision de justice ont le droit d’avoir accès à un accompagnement spirituel dispensé par des aumôniers du ou des cultes de leur choix (en effet elles peuvent suivre plusieurs cultes à la fois).

L’aumônerie bouddhiste des prisons existe depuis 2012, organisée par l’Union Bouddhiste de France (UBF) et son conseil de direction des aumôneries. L’aumônier national a pour mission de recruter, former et accompagner les aumôniers dans leurs activités. Il assure l’interface entre l’UBF, le ministère de la Justice et l’administration pénitentiaire. Actuellement une vingtaine d’aumôniers bouddhistes couvrent environ une cinquantaine d’établissements sur l’ensemble des 187 établissements pénitentiaires.


 

 Prendre soin de l’autre est la meilleure façon de prendre soin de soi, cela demande un peu d’entraînement et de discernement pour ne pas tomber dans le piège d’une générosité mal appropriée.

Le rapport au temps est-il différent en prison ? Quel est le lien avec l’ennui et le désœuvrement ?

Ce n’est pas que le temps soit différent en prison, le temps peut y paraître long et ennuyeux du fait de ne pas pouvoir maîtriser sa vie avec ses distractions habituelles. L’humain est très habile à articuler toute sa vie dans beaucoup d’activités et de distractions, c’est une façon de ne pas se retrouver face à lui-même. C’est pourquoi il est difficile de se retrouver dans une situation où on est privé de liberté.

Prenons un exemple simple. Quand on est coincé dans une file d’attente ou dans un embouteillage, on a souvent tendance à s’ennuyer, à s’énerver et à se mettre en colère. Quand nous acceptons pleinement d’être dans cette situation, l’émotion est désamorcée, alors nous nous détendons et nous pouvons habiter chaque instant moins difficilement, voire confortablement. Tant que nous sommes dans le rejet et la colère, cela est impossible, nous créons de l’ennui, de l’agitation, de l’angoisse. Quand une personne accepte pleinement la situation où elle se trouve, qu’elle vit au rythme des conditions qui l’entourent, elle peut alors avec un meilleur état d’esprit prendre soin de la situation. Il y a alors une grande joie dans le fait de prendre soin de l’instant présent quelles que soient son incongruité, sa dureté, sa difficulté. 

On peut arriver à mettre sa créativité au service de la situation. C’est pourquoi nous encourageons les personnes détenues à mettre leurs compétences bienveillantes au service des autres. Les bienfaits sont alors immenses. Prendre soin de l’autre est la meilleure façon de prendre soin de soi, cela demande un peu d’entraînement et de discernement pour ne pas tomber dans le piège d’une générosité mal appropriée. Chaque situation peut donc être un terrain d’enrichissement. 


 

Les personnes détenues ont-elles beaucoup de temps libre ?

Tout dépend de ce qu’on appelle « temps libre », c’est presque un paradoxe de dire « temps libre » en prison puisqu’on est dans un lieu de privation de liberté. La seule liberté qu’ils ont est de faire ou ne pas faire ce qu’on leur propose. Beaucoup d’activités sont possibles, sport, activité créative, études, bibliothèque, travail en atelier, formation professionnelle, mais les places sont limitées à cause d’une surpopulation carcérale et des règles de sécurité. Certains appelés auxis (pour auxiliaires d’étage) participent à la distribution des repas, au ménage, aident en cuisine, etc. En cellule ils ont accès à la télé, à la radio et maintenant à des téléphones placés sous le contrôle de l’administration pénitentiaire.

Sur le plan « spirituel », ils peuvent demander de participer au(x) culte(s) et/ou de recevoir la visite d’un aumônier dans leur cellule, ceci étant un droit auquel chacun a accès. Actuellement nous ne sommes pas assez d’aumôniers bouddhistes pour répondre à toutes les demandes.

 

Le confinement dû à la Covid19 a-t-il changé la donne ?

Oui, bien sûr. Pendant le confinement de mars, les visites des aumôniers ont été supprimées, ainsi que celles des intervenants extérieurs. C’est pourquoi nous avons mis en place un numéro vert des aumôneries bouddhistes, qui permettait aux personnes détenues de nous téléphoner gratuitement en toute confidentialité.

Pour le deuxième confinement de novembre 2020, les rencontres en présentiel avec les aumôniers ont été préservées dans les conditions de respect des gestes barrières, c’est-à-dire dans des salles dédiées. Cela réduit considérablement le nombre de rencontres possibles. C’est pourquoi nous avons remis en place un numéro vert pour continuer à répondre aux besoins des personnes en demande.

 


Que peut apporter un aumônier bouddhiste à une personne détenue ? Quel est le premier besoin ? Celui d’être écouté, reconnu ?

« Beaucoup plus que des mots, la simple attitude, c’est d’être là simplement avec le souhait de soulager la souffrance de l’autre. » Trinlay Rinpoché a donné cette instruction lors d’une rencontre avec les aumôniers. Il s’agit d’une certaine qualité de présence, un accueil sans jugement ni limites. L’aumônier répond à la demande écrite d’une personne détenue de le rencontrer. Parfois il s’agit simplement écouter. D’autres fois la personne pose des questions et l’aumônier est là pour l’aider à trouver des réponses. Parfois ce sont des questions existentielles, parfois c’est une simple curiosité envers le spirituel, d’autres fois c’est un intérêt pour le bouddhisme. Certains sont issus de culture bouddhiste et s’intéressent à leur tradition d’origine. D’autres sont déjà pratiquants bouddhistes et recherchent un accompagnement spécifique.

 

Est-ce que l’intimité est nécessaire avec une personne détenue pour l’accompagner vers moins de souffrance ? Comment s’établit la confiance ?

C’est dans la qualité de la relation que peut s’établir plus qu’une intimité, une véritable confiance. L’aumônier a la chance d’être accueilli par la personne qui le demande dans sa cellule, le seul espace à peu près privé en détention. Être dans leur intimité établit un cadre privilégié d’échanges. C’est ce qui permet un espace de rencontre et de partage authentiques où une parole peut se libérer, résonner et ouvrir l’esprit vers d’autres perspectives.

La méditation est connue du grand public et des personnes détenues viennent aussi au culte bouddhiste pour pratiquer la méditation même si elles sont d’autres confessions. On peut alors leur apprendre à méditer, il n’y a aucun problème avec ça. Lors du culte bouddhiste nous présentons la vie du Bouddha et son enseignement, puis la méditation, chacun en fait ce qu’il veut. Le Bouddha lui-même a invité son auditoire à écouter et à réfléchir sur son enseignement. Les aumôniers bouddhistes ne sont pas là pour convertir les personnes. Sur la base d’une éthique bienveillante ils se fondent sur les 4 nobles vérités et les 4 pensées illimitées pour accompagner la méditation qui permet de développer un apaisement des émotions et une stabilité mentale. Ceux qui souhaitent s’engager sur le chemin peuvent prendre refuge dans le Bouddha, prendre des vœux éthiques. 

 

Comment un aumônier peut-il accueillir la souffrance de l’autre sans que d’éventuels échos personnels perturbent la relation ?

Je suis toujours touchée par la souffrance de l’autre, parfois elle résonne très fort en moi, mais plus on en comprend les mécanismes moins on se laisse emporter par elle. Tout le propos de l’enseignement du Bouddha est de nous guider vers l’au-delà de la souffrance et de ses causes, grâce à des méthodes et des entraînements qui permettent un apaisement des émotions et une certaine souplesse. Plus on aura expérimenté le fait de ne pas se laisser emporter par ses propres souffrances, plus on pourra partager avec les autres les outils qui nous ont été utiles.


Qu’est- ce qui peut faire que la vie d’une personne bascule et la conduise à commettre l’irréparable ?  

Il y a des vécus très durs, oui bien sûr, mais pas toujours. Les situations qui vous conduisent en prison sont multiples et peuvent être le résultat d’une simple négligence de votre part, d’une méconnaissance de la loi, d’un coup de colère.Soyons clairs, sans justifier quoi que ce soit, finalement, on est responsable de nos actes. L’important est de comprendre comment les choses fonctionnent. Nos actes sont dirigés par nos pensées, c’est pourquoi nous devons en prendre soin. Car par ignorance ou par négligence on se laisse guider par des pensées et des émotions dites négatives – négatives par le fait que le résultat des actes qu’elles produisent est véritablement regrettable et producteur de souffrances. Par exemple, en un instant, certains ont, d’un geste de colère, tué un proche et se sont retrouvés en prison. Ce n’est probablement pas pour rien que le Bouddha nous met en garde de façon très directe en nous disant : un instant de colère peut détruire des kalpas[2] de double accumulation de mérites et de sagesse[3]. Ainsi plus on aura conscience de la portée de nos actes, plus on sera vigilant sur les états d’esprit qui les sous-tendent. La compréhension de la loi du karma « cause et effet » nous invite à réfléchir avant d’agir et de parler.

 

Ce n’est pas le cadre qui détermine la capacité à la liberté intérieure ou pas.

Pourtant, les histoires personnelles des personnes détenues sont très dures…  

Sans minimiser la souffrance d’être incarcéré, la souffrance est la même partout. Elle est la même « dehors » et « dedans ». Il y a un cadre qui est différent, mais la souffrance est la même. Ce sont des souffrances parfois extrêmes. Il m’est arrivé de rencontrer des personnes « libres », dans un cadre « joli et confortable », complètement prisonnières de leurs émotions et expérimentant des souffrances extrêmes.

 

Est-ce qu’il y a des prisonniers qui gagnent plus de liberté intérieure que des personnes en dehors de la prison ?

Oui bien sûr, on peut même rencontrer des philosophes en prison, ce n’est pas le cadre qui détermine la capacité à la liberté intérieure ou pas.

 

Est-ce qu’on pourrait dire que l’incarcération prendrait ici tout son sens ?

Je n’irai pas jusqu’à dire cela, même si à l’origine l’incarcération comme peine avait pour objectif de ne plus infliger de châtiments physiques, mais de permettre à travers l’isolement une introspection intérieure permettant une réinsertion sociale. Pour celui qui fait de la situation un chemin de réparation, d’évolution, d’éveil ou de libération intérieure, alors ce temps à l’écart si particulier prendra tout son sens.

 

Accompagner des personnes détenues en milieu carcéral, c’est rencontrer des situations de souffrance. Pourtant les aumôniers témoignent d’une certaine joie qui naît de cette expérience. Comment l’expliqueriez-vous ?

Je ne l’explique pas, je le constate, on s’est souvent interrogé dessus, la joie est là. Peut-être tout simplement parce qu’on se sent utile et qu’on est au cœur de notre pratique qui a pour objectif la libération de la souffrance. Et puis il y a des pépites de partage, des éclairs de joie dans les yeux, des instants au-delà du temps et des murs.

J’aime bien prendre l’exemple du jardinier qui cultive son jardin, finalement nous récoltons ce que nous avons semé. Quand on souhaite faire pousser des jolies fleurs il faut d’abord préparer le terrain, on commence par arracher les mauvaises herbes et parfois les ronces qui l’envahissent. Cela prend du temps, parfois on s’égratigne, mais le jeu en vaut la chandelle. Cela demande de l’attention et de la vigilance. Si on laisse quelques mauvaises herbes, elles peuvent vite envahir à nouveau tout le terrain. L’important est de bien comprendre comment cela fonctionne, c’est pourquoi il faut observer, étudier et demander conseil à un bon jardinier. Et alors, quelle joie quand les fleurs s’épanouissent !

 

Pour rejoindre l’aumônerie bouddhiste :  aumonerie.carcerale@bouddhisme-france.org / Téléphone : 06 43 51 60 24

Pour en savoir plus : L’observatoire international des prisons, section française : https://oip.org/Des témoignages sur : https://www.prison-insider.com/


[1] Au 1er janvier 2020, exactement 70 651 personnes étaient détenues dans les prisons françaises, pour 61 080 places opérationnelles (chiffres de la direction de l’Administration pénitentiaire).

[2] Les univers ne sont pas éternels : ils ont un commencement a une fin. Pour exprimer la mesure de telle durée de temps, les bouddhistes utilisent la notion d’aire cosmique ou de kalpas. 

[3] La double accumulation peut être décrite de manière différente selon les traditions anciennes du bouddhisme et la tradition du Mahayana (grand Véhicule). Pour résumer, l'accumulation de mérites est le réservoir, la provision d'actes favorables et généreux qui permettent à travers le corps, la parole et l'esprit d'aller dans le sens de l'Éveil pour soi-même ou pour les autres. Et que l'accumulation de sagesse est une progression dans le discernement, la clarté avec laquelle nous percevons la manifestation du monde dans lequel nous vivons. On dit que ces deux accumulations sont nécessaires comme les deux ailes d'un oiseau pour le pratiquant authentique.

 


Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°16 (Hiver 2020)

 




Lama Droupgyu a effectué deux retraites de trois ans et trois mois en Auvergne. Elle donne des enseignements et des conférences sur le bouddhisme avec chaleur et simplicité. Elle a été longtemps vice-présidente de l’Union Bouddhiste de France et elle est depuis plus de six ans l’aumônier national des prisons pour le culte bouddhiste.

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