Présentation : Aurélie Godefroy.
Invité : Christophe Fauré
Aurélie Godefroy : Si la moitié des décès se produisent dans des conditions requérant des soins palliatifs, s’y préparer peut permettre d’améliorer le travail de deuil qui suivra. Faire de ces quelques mois, quelques jours, voire de ces dernières heures des moments de vie à part entière, en permettant notamment l’expression de l’amour, de l’amitié ou encore du pardon, est essentiel.
De quelle manière être actif lors de ces instants ? Comment accompagner spirituellement la personne ? Comment faire respecter sa volonté ? Sagesses Bouddhistes a reçu lors de l’une de ses émissions Christophe Fauré afin d’en discuter.
De manière concrète, comment être actif comme accompagnant lors des derniers instants ?
Christophe Fauré : La première chose à savoir c’est que l’accompagnant doit laisser le chemin de la fin de vie à la personne : c’est son processus de fin de vie et, même si par amour on veut lui plaquer dessus tout ce qu’on veut pour elle, c’est d’abord sa fin de vie. Il nous est demandé de nous ajuster beaucoup plus à cette personne ; si on parle au niveau psychologique, il s’agit de ne pas être intrusif. On est à quelques semaines, quelques jours… la personne est tellement épuisée, n’a tellement plus d’énergie pour interagir dans une conversation qu’il faut vraiment la laisser de plus en plus tranquille. Être disponible pour lui parler mais ne pas trop en vouloir pour elle, vouloir tout faire, tout le temps, être trop, trop intrusif… Il faut que l’entourage crée des conditions les plus paisibles possibles. Pas trop de monde qui vienne, pas trop de vouloir que tu manges à tout prix, que tu boives à tout prix, parce que si tu ne bois pas c’est que tu es en train de te laisser mourir… Non ! À un moment donné la personne ne peut plus manger, boire parce que l’organisme sait qu’il n’a plus la capacité à métaboliser la nourriture, il va donc arrêter de s’alimenter — et c’est vrai que ça angoisse les proches. Accompagner quelqu’un c’est aussi être vigilant sur le fait que beaucoup d’émotions vont émerger en soi : la peur, le désespoir, l’impuissance, la colère, etc. Trouver aussi des relais loin de la chambre, auprès d’autres personnes — les infirmières, les médecins, les proches — pour vraiment évacuer son trop-plein d’émotions et essayer de revenir plus posément, calmement auprès de la personne. C’est vraiment une bonne façon d’accompagner. Mais le cœur de cet accompagnement c’est de laisser la personne à son rythme et de s’y ajuster du mieux qu’on peut.
De quelle manière accompagner plus spirituellement ?
Ça dépend beaucoup de ce que la personne vivait dans sa spiritualité auparavant. Il n’y a rien de pire pour quelqu’un de tradition chrétienne, par exemple, que de voir son fils lui imposer sa vision bouddhiste de l’accompagnement en mettant en arrière-plan de la musique et des mantras, en mettant de l’encens ; pour lui il estime que c’est juste, que c’est bien pour sa maman alors qu’elle est peut-être dans un semi-coma, mais elle capte quand même ce qui se passe et ça peut être très irritant de se voir imposer quelque chose qui ne corresponde pas à ses références habituelles. Donc, vraiment, il faut amener des références spirituelles uniquement si on est certain que c’est en phase profonde avec la spiritualité de la personne. Dans ces derniers temps de vie, il est trop tard pour vouloir faire rentrer la personne dans ce qu’on veut, ou dans une spiritualité qu’on estime être bonne pour elle. Parfois il y a des gens qui n’expriment rien de cet ordre-là et il y a une spiritualité qui est simplement dans le fait d’être présent, sans référence particulière, juste dans une présence d’amour, de paix, de calme, et en soi cette qualité de présence a une connotation spirituelle, où on laisse les choses se faire, on les accueille d’instant en instant. Ça c’est au cœur du cœur d’une spiritualité de l’instant.
En admettant que la personne soit bouddhiste, qu’est-ce que l’on peut faire ?
En fonction de sa tradition il y a peut-être des pratiques qu’elle avait l’habitude de faire ; on peut faire des pratiques de Tchenrézi, des mantras dans le bouddhisme tibétain par exemple, ou encore d’autres choses… si elle est familière avec cela, des représentations de Bouddha qui sont autant de supports, qui sont des points de repère apaisants pour la personne. Le plus simple c’est d’aller puiser dans ce qu’elle connaît et proposer, et non pas lui imposer. Ça peut être lire certains passages du Livre des morts tibétain[1], des passages qu’elle a déjà lus, qu’elle connaît ; rien de nouveau, c’est ça qui est important, parce qu’elle n’a plus la capacité d’intégrer de nouvelles informations mais au contraire besoin de retrouver des points de repère qui sont autant de choses apaisantes dans son existence.
Dans votre livre[2], il y a un passage que je trouve très important et enrichissant : ce sont les choses à dire à la personne qui part. Vous en relevez quatre ?
Chacun le dit avec ses mots mais il y a des choses auxquelles on ne pense pas forcément, même si cela semble évident : c’est dire son amour — je t’aime, combien j’ai de l’affection pour toi. C’est tout simple mais parfois ça ne sort pas. La deuxième chose c’est dire merci : exprimer sa gratitude, merci pour la personne que je suis devenue par le fait d’avoir été aimé par toi ; merci pour tout ce que j’ai appris de toi… C’est une façon d’exprimer que son passage sur terre a fait une différence dans mon existence et dans celle d’autres gens. La troisième chose c’est j’ai conscience de ce qui se passe : je sais que tu es en train de partir et c’est ok pour moi, ne t’inquiète pas, vas-y, ne reste pas pour moi. Parce qu’on voit parfois des personnes qui sont tellement inquiètes de laisser leurs proches qu’ils n’arrivent pas à « mourir » et qu’ils restent, restent… Mais pourquoi ne partent-ils pas en paix ? Parce que les proches leur disent : « Ne meurs pas ! » La quatrième chose c’est de dire ne t’inquiète pas pour nous après, ça va aller : rassurer. Je vais m’occuper de nos enfants, m’occuper de papa ou de maman, tu peux y aller tranquillement. Ce sont des choses très simples mais qui créent de la sécurité, de la paix, et qui permettent de rassurer la personne qui s’en va.
Je t’aime, merci, tu peux y aller, ça va aller pour moi après : c’est important.
On peut aussi s’interroger sur la question du pardon : est-ce qu’il faut l’évoquer lors de ces moments-là ?
Si on peut, mais il faut avoir conscience que la personne est parfois tellement épuisée ou dans un semi-coma tel — on sait qu’elle entend quand même — qu’il ne faut pas dire de paroles sujettes à controverse car elle ne peut pas répondre. Ne pas lui dire : « Tu m’as fait beaucoup de mal mais je te pardonne. » Elle entend mais elle ne peut pas réagir et dire : « Mais non, je n’ai jamais voulu te faire de mal, pourquoi dis-tu cela ? » Évitez ces paroles-là ; si on sent que ce n’est pas juste, ne pas le faire et rester dans des paroles de paix ou alors peut-être : « pardonne-moi si je t’ai fait du mal » mais pas : « je te pardonne » qui laisse supposer que la personne a fait du mal. Chacun a sa manière mais le pardon est quelque chose qui peut effectivement être très apaisant. Tout est pardonné, papa, maman, tout est ok maintenant pour moi. On a un lien, et ce lien emporte-le avec toi en paix. C’est hyper important.
Je crois intimement que la paix des accompagnants aide aussi à générer de la paix chez la personne qui est en fin de vie.
Comment faire lorsque les mots ne sont plus possibles ? Quelle place occupe le silence ?
Il faut déjà savoir — on a de fortes suspicions tout du moins — que les personnes continuent à entendre. Une fois qu’on a dit tous ces mots, on n’a peut-être plus grand-chose d’autre à dire et le silence est parfois la meilleure réponse à « qu’est-ce que je dois faire ». Et se poser, tranquillement, en caressant la main, doucement, sans être trop intrusif, et s’installer dans une paix intérieure : c’est là où il y a une place pour la méditation, si on a cette pratique-là, pour vraiment faire sa session de méditation. On pose l’esprit, on respire à son rythme en faisant attention de ne pas ajuster son rythme à la respiration de la personne qui est en train de mourir, car il s’agit d’un rythme particulier. Je pose mon esprit et qui sait si le fait d’être dans cette paix intérieure-là ne met pas en résonnance quelque chose de paisible dans la personne que l’on accompagne. Je crois intimement que la paix des accompagnants aide aussi à générer de la paix chez la personne qui est en fin de vie, jusqu’à ce que, progressivement, on constate que ça arrive, en étant dans quelque chose le plus calme possible, et on laisse les choses se poser, et on constate après que la personne qu’on aime est partie. Dans le Livre des morts tibétains, il est conseillé de ne pas crier, ne pas hurler, de laisser les choses se passer. D’une certaine façon, tout va bien. C’est juste normal. C’est juste ce qui doit se passer. Notre rôle, c’est de vraiment faciliter ce passage vers quelque chose qu’on ignore mais dont on a peut-être l’intuition, qui se nourrit du silence qu’on va poser.
Si le silence est trop difficile, qu’on a besoin encore de dire des choses, les murmurer à l’oreille, mais ne pas parler fort. Souvent on entend des proches qui parlent fort ; il n’y a pas besoin de parler fort. On murmure à l’oreille ces paroles d’amour, de gratitude, de pardon, de sécurité et là je pense qu’on est au plus juste de ce qu’on peut faire pour clore la relation, clore le lien et ceci, on va l’emporter avec soi dans le vécu du deuil, des mois, des années et parfois toute sa vie, on se dit : voilà, j’ai vraiment clos la relation du mieux que je pouvais. Vous mesurez bien que ça n’est possible que si la douleur est contrôlée et que tous les autres symptômes le sont aussi. S’il n’y a pas de soins palliatifs efficaces, tout ce que l’on vient de dire n’est pas possible. C’est vraiment le socle de l’accompagnement, c’est qu’il y ait un contrôle efficace des symptômes de fin de vie et de la douleur, c’est capital.
[1] Livre des morts tibétain, Padmasambhava, Éditions J’ai lu, coll. Aventure Secrète
[2] Accompagner un proche en fin de vie, éditions Albin Michel, 2016
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°16 (Hiver 2020)
Christophe Fauré est psychiatre et psychothérapeute, pratique le bouddhisme dans la tradition tibétaine depuis une vingtaine d’années et est l’auteur de nombreux ouvrages.