Présentatrice de l’émission : Aurélie Godefroy.
Invité : Jean-Pierre Taiun Faure
Le désir d’appropriation est, avec la colère et l’ignorance, l’un des trois poisons de l’esprit qui selon le Bouddha conduisent aux principales causes de la souffrance. C’est uniquement en apprenant à les reconnaître et à les maîtriser que nous pouvons avancer sur la voie de l’éveil et du bonheur. Comment naît ce désir d’appropriation, quelles conséquences peut-il engendrer pour nous-mêmes mais aussi vis-à-vis des autres ? Quelle bonne attitude adopter face à ce désir ? Voici quelques éclaircissements donnés par Jean-Pierre Faure, maître zen de la tradition Sôtô et abbé du monastère de Kanshôji (Dordogne).
Aurélie Godefroy : Comment définiriez-vous le désir d’appropriation ? En quoi consiste-t-il ?
Jean-Pierre Taiun Faure : Dans son enseignement, le Bouddha parle de la vie comme pouvant être souffrance ; elle est souffrance si elle est sous-tendue par le désir, le désir d’appropriation. Si nous revenons à l’étymologie de désir, c’est en fait cesser de contempler les cieux. À partir de cette cessation de la contemplation, il y a une notion de manque et on se dirige dans cet état de manque vers un objet qui nous apporterait le bonheur. Ce désir, donc, tend à s’approprier — c’est-à-dire à amener dans la sphère du moi — un objet, une situation ; finalement, c’est le désir d’appropriation qui est cause de souffrance, nous dit le Bouddha.
Qu’est-ce qui, dans notre condition humaine, nous conduit à aller vers des situations ou des objets que l’on souhaite s’approprier ?
À partir du moment où l’on ignore un état profondément existant en nous, où l’on ignore notre nature de Bouddha — cet esprit profond qui nous habite, qui est toujours en paix, et toujours content — alors on ne peut que ressentir ce manque et à ce moment-là se diriger vers des objets, des situations, des personnes que l’on voudrait s’approprier. Dans cette notion d’appropriation, qui s’approprie ? C’est tout simplement le moi qui veut s’approprier ; or le moi est illusoire, on ne peut pas s’approprier quoi que ce soit. Mais l’on est dans une tension, dans un déséquilibre et cela est insatisfaisant et douloureux.
Le désir, la saisie, tout cela fait partie des trois poisons et c’est au cœur de la problématique du bouddhisme : pouvez-vous nous rappeler de quoi il s’agit et tout ce que cela engendre finalement ?
Le Bouddha définit trois types de désir : un désir de sensation — que nous connaissons tous ; un désir d’existence parfaite — on pourrait dire un désir de paradis, extatique ; et un troisième désir qui est l’opposé du précédent, qui est un désir désabusé, un désir d’anéantissement, un désir de néant. Ces trois désirs, bien sûr, ne nous apportent pas la satisfaction. Le Bouddha nous dit : si vous pouvez faire face à la vie qui vous échoit, à la vie qui parfois peut être plaisante, parfois déplaisante, une vie dont l’existence ne peut échapper à ces caractéristiques que sont la naissance, la vieillesse, la maladie et la mort alors il est possible de faire face à cette réalité qui est la nôtre sans poursuivre des désirs illusoires et trouver au cœur de cette vie un contentement, une paix.
Que sont exactement ces trois poisons ?
C’est tout simplement une tendance qui nous vient de la nuit des temps, l’ignorance étant le poison racine : parce que j’ignore, je ne fais pas l’expérience de cette plénitude, de cette paix profonde, de ce contentement qui ne dépend de rien. À ce moment-là, avec illusion, je me dirige vers des objets qui m’apporteraient soi-disant le bonheur ou je refuse des situations avec aversion qui seraient source de malheur.
Dans cette notion d’appropriation, qui s’approprie ? C’est tout simplement le moi qui veut s’approprier ; or le moi est illusoire, on ne peut pas s’approprier quoi que ce soit.
Quelles peuvent être les conséquences les plus immédiates de ce désir, de cette saisie ?
Si l’on n’y prend pas garde, et si véritablement on n’a pas ce pressentiment, cette intuition de notre nature profonde, à ce moment-là on ne peut que se précipiter avec avidité, c’est-à-dire avec un désir qui ne voit que lui-même, où l’on en vient même à oublier ce qui nous entoure. On est préoccupé, on a seulement à l’esprit ce désir et on ne voit plus l’autre.
Du coup, que se passe-t-il ? On peut aller vers une certaine forme de violence, j’imagine ?
Exactement. À partir du moment où l’on est aveuglé par son désir, on ne voit plus l’autre. Ce désir se met entre nous et la réalité, c’est le moment où les autres ne sont pas vus, les autres au sens le plus général, et on peut bien sûr manquer d’attention à ce qui nous entoure, manquer de respect à ce qui nous entoure, et être prêt à tout ; et être prêt à tout, c’est la définition que donne Sartre de la violence. Quand on est prêt à tout pour arriver à ses fins, on fait du mal à ceux qui nous entourent et l’on fait du mal à soi-même : c’est la violence qui est à l’œuvre.
Le désir d’appropriation concerne également la vérité ?
Oui, mais surtout les phénomènes : on ne peut pas les attraper. La réalité, telle qu’elle est, on ne peut pas s’en saisir. Tout au plus, on peut essayer, mais tout ce que l’on attrape est juste une idée, une représentation de la réalité ; et toujours, une représentation de la réalité qui vient de passer. Nous ne sommes jamais en prise directe, ouverts à cette réalité quand on est animés par le désir d’appropriation.
Vous dites également que ce désir d’appropriation est contraire à toute expérience religieuse. Pourquoi ?
Si on regarde toutes les expériences religieuses fondatrices, que ce soit celle du Bouddha Shakyamuni, ou celle du Christ, ou celle de Mahomet, toutes sont des expériences mystiques au sens de « silencieuses ». C’est une expérience où l’on plonge, où l’on s’immerge dans la réalité ; on devient un avec la réalité. Et bien sûr, dans cette expérience, il n’y a personne pour voir cette réalité puisque l’on n’est plus dans une situation de saisie. Simplement goûter à la plénitude, à l’existence pure telle qu’elle est.
Il est question de visiter profondément, distinctement, chaque forme, chaque vague de l’esprit et de voir que le cœur de la vague c’est l’eau, c’est l’océan. Et qu’au cœur de l’océan, c’est la plénitude, la paix, la tranquillité.
On peut quand même se demander que faire de ce désir d’appropriation lorsqu’il est là : doit-on maîtriser son esprit par exemple ?
Cette idée de maîtriser notre esprit voudrait dire que quelqu’un s’approprie son propre esprit, et ce quelqu’un, c’est cette illusion du moi qui voudrait contrôler son propre esprit.
Donc on en vient toujours à l’ignorance…
Oui, et aussi à un désir d’accéder à un bonheur par sa conscience personnelle. Les formes de l’esprit sont infinies et cela jusqu’à notre mort. Il n’est donc pas question d’éliminer ces formes pour aller vers la non-forme, il est question de visiter profondément, distinctement, chaque forme, chaque vague de l’esprit et de voir que le cœur de la vague c’est l’eau, c’est l’océan. Et qu’au cœur de l’océan, c’est la plénitude, la paix, la tranquillité. Il n’est donc pas question de fuir quoi que ce soit, ni de faire violence à son esprit, il est question de s’éveiller à chaque instant, c’est-à-dire de voir ces vagues pour ce qu’elles sont.
On peut également se demander comment appréhender notre rapport aux autres lorsque ce désir d’appropriation survient ?
Le rapport aux autres dépend du rapport que l’on a à soi-même. Et plus précisément, du rapport que l’on a à son propre esprit. Si on veut contrôler cet esprit, il y a quelque chose qui est violent ; si par contre on laisse l’esprit couler librement, qu’il charrie des idées qui sont bonnes, des images qui sont belles ou des images et des idées moins bonnes, peu importe : le propos c’est de faire face à la situation telle qu’elle est. De faire face aux autres tels qu’ils sont. Et de répondre avec le cœur ouvert. Il n’est donc pas question de s’approprier son propre esprit, au même titre qu’il n’est pas question de s’approprier les autres si on veut les aider. Il faut juste rester en contact avec eux en laissant les choses apparaître et disparaître d’elles-mêmes. C’est cela la vraie compassion.
Pouvez-vous nous expliquer comment appréhender ce désir d’appropriation ? Quel est le bon chemin à suivre, avez-vous des conseils à nous donner ?
Ce désir, on ne peut pas le tuer, comme je l’ai dit il restera tout le long de notre vie, mais il faut le comprendre pour ce qu’il est et le laisser à sa juste place. Dans une démarche scientifique, on peut se servir, essayer d’appréhender des modèles, faire des constructions ; mais dans le phénomène existentiel, qui nous concerne, qui concerne le côté spirituel, il s’agit d’épouser la réalité. C’est-à-dire de ne pas laisser se glisser entre nous et la réalité des formes, des idées que l’on s’approprie, que l’on développe. Le propos est donc de maintenir un état d’ouverture à cette réalité.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°13 ( printemps 2020 )
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