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Photo du rédacteurSagesses Bouddhistes

Le déclin de la violence dans nos sociétés

La part de l’ange progresse

 



Pourquoi avoir choisi le déclin de la violence comme thématique de votre livre[1] ?

Steven Pinker : Je m’y suis intéressé pour deux raisons principalement : l’une d’entre elles vient de ma propre manière de théoriser l’esprit humain. J’ai toujours cru que l’esprit est un système complexe constitué de plusieurs parties, que l’on pourrait appeler des « modules », des facultés, des intelligences multiples. Mais l’esprit n’est pas un tout homogène, il est constitué de différents composants. Et c’est ce qui m’a amené à penser que même si l’esprit renferme des motivations qui conduisent à la violence (comme la colère, la vengeance, la domination) cela ne veut pas dire que l’on agit automatiquement de manière violente. Car l’esprit possède également un système qui repousse nos instincts violents, à l’aide du self-control, de l’empathie, des normes morales et des tabous. Même les processus cognitifs rationnels nous disent que si nous agissons violemment maintenant, notre vie en connaîtra des répercussions dans le mauvais sens. Ce sont donc les moyens de réduire notre violence.

Théoriquement, j’avais toujours été ouvert à cette idée, tout en sachant que je croyais à l’existence de la nature humaine : nous ne sommes pas des pages blanches, nées de la poussière. Je crois toujours cependant que, quand bien même nous commettons toujours et encore des actes violents, ceux-ci dépendent d’une partie de notre cerveau, qui elle-même en contrôle une autre. C’est la raison pour laquelle j’ai utilisé l’expression d’Abraham Lincoln, la « part d’ange en nous », une façon poétique de faire référence au fait que certains aspects de notre nature profonde sont capables de réduire la violence.

Il y a ensuite les données, les faits, rien que les faits : c’est la seconde raison. Je suis d’abord tombé sur un graphique qui montre les taux d’homicides en Angleterre, du Moyen Âge à nos jours. J’avais toujours pensé que la vie était devenue de plus en plus dangereuse : agressions, torture, vols, meurtres… mais à ma grande surprise, et à l’encontre de la plupart des stéréotypes, le taux d’homicides au Moyen Âge était bien plus élevé qu’à l’époque moderne — environ 35 fois plus ! J’ai consulté de plus en plus de graphiques, de données, démontrant qu’il y avait bel et bien eu des déclins de la violence, que le taux de mortalité et de guerre avait baissé depuis 1945, que le taux des violences faites aux femmes (telles que les viols, agressions sexuelles, violences domestiques) était tombé ces cinquante dernières années ; que les pays, les uns après les autres, avaient aboli la torture, la peine de mort et la criminalisation de l’homosexualité… J’ai donc découvert tout ce qui, à travers l’histoire, montrait que de nombreuses sortes de violences avaient décliné. Et cela était cohérent avec mon point de vue théorique : l’esprit possède de multiples systèmes qui peuvent nous pousser vers des directions différentes. Il y a donc quelque chose au cours de l’histoire qui encourage la meilleure part, la part d’ange en nous.


Vos recherches vous ont conduit à produire un livre conséquent…

C’est un gros livre, en effet, car il ne pouvait pas en être autrement ! D’une part parce que les gens sont tellement sceptiques, et potentiellement surpris et choqués, que je me devais de les convaincre en exposant des données pures tout en expliquant d’où elles viennent, afin de répondre aux objections. Mais le but n’était pas uniquement de prouver qu’un seul type de violence avait effectivement décliné. Qu’il s’agisse de crimes, de guerres, de viols, de violences faites aux enfants, pour chacun d’entre eux j’ai dû établir le fait qu’il y avait bel et bien un déclin.


De votre point de vue et selon vos recherches, quels sont les facteurs de paix ?

Dans mes recherches, j’ai distingué 5 processus civilisationnels qui ont été capables de faire émerger la part d’ange en nous et faire régresser les violences au cours de l’histoire.

Les institutions. Au moment où nous parlons il n’y a pas une seule guerre dans le monde occidental. Il n’est pas impossible que les guerres à l’international prennent le même chemin que l’abolition de l’esclavage ou la disparition des sacrifices humains. Ce n’est pas irréaliste. Les guerres civiles, quant à elles, sont difficiles à ramener à zéro car tout ce dont vous avez besoin, c’est de 25 hommes, de quelques armes automatiques pour qu’ils s’autodéclarent « front populaire de libération de machin-chose » et commencent une guerre civile. Nous sommes 7 milliards d’humains sur la terre, et c’est d’autant plus difficile de persuader chaque être et chaque partie du monde de ne pas user de violence. Mais on peut la réduire, même si on n’arrive pas à zéro. Le plus bas ce sera, le mieux ce sera.

L’autre chose c’est que je pense que les communautés internationales, telles que les Nations unies, la Cour pénale internationale, l’Union européenne, sont primordiales. Même si lors de la signature du pacte Briand-Kellogg[2] (dont personne ne se souvient) il avait été déclaré que la guerre était illégale, de nombreuses personnes l’ont jugé ridicule. D’autres pensent que c’est absurde car ça n’a pas empêché la Seconde Guerre mondiale d’éclater. Mais on peut très bien rétorquer à cela qu’il existe des lois interdisant le meurtre, ce n’est pas pour autant que les meurtres n’existent pas : il restera néanmoins toujours préférable d’avoir une loi que de ne pas en avoir. Ce serait bien pire sans.

Le doux commerce. Par ailleurs, et bien que de nombreux intellectuels et personnes religieuses pensent que le business est le diable en personne, je suis personnellement un sympathisant de l’idée qui voit le commerce comme un élément qui rend les gens plus doux — le « doux commerce » comme le qualifiaient Montesquieu et l’abbé de Saint-Pierre. Lorsque les gens échangent, ils développent réellement de l’empathie car chacun doit s’imaginer ce que l’autre désire s’il veut lui vendre quelque chose ; on doit anticiper ses besoins, situer ses désirs. Et quand vous avez des gens qui sont engagés dans l’échange, alors on donne de la valeur à la vie des autres : on ne tue pas ses clients ! On ne tue pas les gens endettés ! Si quelqu’un possède votre argent, vous ne le tuez pas (rires) ! Et au final, il revient moins cher d’acheter quelque chose plutôt que de le voler. Je pense donc fermement que les relations commerciales sont une force qui contribue à la paix. Nous n’avons pas à envahir la Chine pour avoir la télévision : nous l’achetons, tout simplement. C’est moins cher !

La féminisation, par laquelle les cultures respectent toujours davantage les intérêts et les valeurs des femmes. Étant donné que la violence est un passe-temps largement masculin, les cultures qui accordent plus de pouvoir aux femmes tendent à tourner le dos à la glorification de la violence et sont moins susceptibles de laisser prospérer en leur sein de menaçantes sous-cultures composées de jeunes hommes déracinés.

Les forces du cosmopolitisme telles que l’éducation, la mobilité et les médias de grande diffusion peuvent inciter les gens à adopter le point de vue de personnes très différentes d’eux et à étendre leur cercle de sympathie jusqu’à les y inclure.

L’application croissante du savoir et de la raison à l’ensemble des activités humaines — « l’escalator de la raison » — peut obliger les gens à reconnaître la futilité des cycles de violence, à réduire le privilège accordé à leurs propres intérêts par rapport à ceux des autres et à reconsidérer la violence comme un problème qu’il s’agit de résoudre et non comme une compétition qu’il s’agit de remporter.

Nous pouvons constater que le nombre de guerres a baissé dans toutes les parties du monde. Je pense que la paix dans le monde – dans le sens d’une absence de guerre entre les pays – n’est pas une utopie romantique : c’est tout à fait possible. Parmi les stratégies conduisant à la paix ou du moins évitant la guerre, il y en a une – et non la moindre – qui consiste à faire appel, de façon super-rationnelle, à une autre caractéristique abstraite de la réalité : l’interchangeabilité des perspectives et la prise de conscience du fait que notre point de vue étriqué n’est pas supérieur à celui des autres, ce qui atténue le dilemme en mêlant les intérêts et les retombées pour les deux antagonistes.

Tandis que notre planète continuait de décrire ses orbites conformément aux lois immuables de la gravité, l’espèce humaine est parvenue à des moyens permettant d’offrir à une part toujours croissante de l’humanité la possibilité de vivre en paix et de mourir de cause naturelle. En dépit de toutes les vicissitudes de la vie, en dépit de tous les désordres qui existent dans le monde, le déclin de la violence constitue un aboutissement que nous pouvons savourer, et une invitation à chérir les forces civilisatrices et éclairées qui l’ont rendu possible.

 


Six étapes fondamentales

La sédentarisation des nomades L’archéologie permet de réfuter l’illusion de populations pacifiques de « chasseurs-cueilleurs ». L’étude des squelettes montre que les morts violentes étaient bien plus répandues qu’elles ne le seront jamais ensuite (environ un homme préhistorique sur cinq serait mort tué par quelqu’un). Couvrant des millénaires, la sédentarisation des nomades a accompagné ce que Pinker baptise un processus de pacification.

La civilisation des mœurs Elle va du Moyen Âge au xxe siècle. La consolidation des États et le développement du commerce ont contribué, à travers l’Europe, à la diminution par dix, voire par cinquante, des taux d’homicides. Dans l’Angleterre du xive siècle, le taux d’homicide était de 110 pour 100 000 individus. Il est actuellement de moins de 1 pour 100 000.

La rupture des Lumières C’est une période de mise en question, et souvent de remise en cause, de l’esclavage, du despotisme, du sadisme mais aussi du duel et de la superstition.

La longue paix Après la Seconde Guerre mondiale, les États, du moins les États développés, ont de moins en moins eu recours à la guerre les uns contre les autres (reste qu’il demeure des États non développés).

La cinquième tendance est plus récente encore. Pinker la date de 1989 et de la chute du mur de Berlin. En effet, même si l’observateur pressé sera surpris (en raison, disons, du Rwanda, du 11 septembre 2001, des attentats au Bataclan, à Nice, Londres ou Barcelone), il n’en reste pas moins vrai que le nombre d’actes terroristes, de guerres civiles, de répressions par des gouvernements despotiques n’a cessé de baisser. Il appelle cette séquence, dans laquelle nous nous trouvons, celle de la nouvelle paix.

Enfin, revenant un petit peu en arrière, mais avec une perspective autre que le seul décompte des victimes, Pinker considère que – depuis 1948 et la Déclaration universelle des droits de l’homme – révulsions, critiques et condamnations n’ont fait que croître pour tout ce qui relève de discriminations ou s’apparente à des exactions à l’égard des minorités ethniques, des femmes, des enfants et des animaux. Après la révolution humaniste des Lumières, Pinker estime qu’il y a depuis les années 1950 une révolution des droits.

 


[1] La part d’ange en nous, Histoire de la violence et de son déclin (Éditions Les Arènes) est un livre particulièrement bien documenté, avec une multitude de sources (700 pages de texte, 75 de notes et de références). Les données sont actualisées sur le site de l’auteur (http://stevenpinker.com), réfutant ainsi l’objection sur le thème « oui, mais depuis 2010 tout a changé ».

[2] Le pacte Briand-Kellogg, ou pacte de Paris, est un traité signé le 28 août 1928 par 63 pays qui « condamnent le recours à la guerre pour le règlement des différends internationaux et y renoncent en tant qu’instrument de politique nationale dans leurs relations mutuelles ».


Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°15 (Automne 2020)

 

Alors que nous sommes plus que jamais au contact des informations et des images violentes circulant sur nos divers écrans et réseaux, la tendance est à l’inquiétude : guerres, terrorisme, violences urbaines et la pandémie en cours du coronavirus. Pourtant, malgré les nombreuses crises et conflits qui se manifestent sur la planète, Steven Pinker, célèbreprofesseur de psychologie à Harvard, démontre magistralement, preuves à l’appui, que la violence régresse de façon incontestable à travers l’histoire des civilisations. Même si notre sensibilité à la violence s’est considérablement accrue, tous les indicateurs de violences extérieures sont étonnamment au plus bas.

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