Rencontre avec Olivier Reigen Wang-Genh
Propos recueillis par Philippe Judenne
Photos : Stanislas Wang-Genh
Qu’est-ce qu’une émotion ?
C’est une vaste question ! Si on s’en tient à la définition du dictionnaire, c’est un état de conscience complexe qui s’accompagne de troubles divers exprimés par le corps comme des rougeurs, des tremblements, un visage qui devient blanc, de la transpiration subite… Mais je crois que c’est beaucoup plus qu’une simple réaction. C’est un véritable langage du corps, de la conscience au sens large. Un langage sans mots, sans sujet ni objet mais qui nous permet d’ouvrir une part essentielle de nous-même : notre cœur. De la même façon qu’un miroir reflète instantanément un objet qui est placé devant lui, notre corps et nos six organes des sens reflètent tout ce qui se présente : l’œil perçoit les formes et les couleurs, l’oreille les sons et idem pour la bouche, la peau et le nez. Le bouddhisme considère que le mental est un organe des sens comme les autres : il perçoit les objets mentaux comme les pensées, les images ou les ressentis. C’est là un point essentiel car il fait toute la différence entre la culture occidentale et l’analyse bouddhique du soi.
Ce miroir vivant est toujours complètement dans l’instant présent. C’est ce qui fait de nous des êtres vivants, ce que nous appelons dans le bouddhisme des êtres sensibles.
Mais l’émotion, en tant que telle, ne peut pas être limitée à quelque chose de négatif ou d’illusoire. L’émotion n’est ni bonne ni mauvaise, ni positive ou négative : elle est telle qu’elle est.
C’est ce qui suit l’émotion qui peut éventuellement avoir des effets négatifs dans la mesure où elle est immédiatement saisie par nos capacités mentales et interprétée dans toute notre subjectivité.
Les paroles ou les gestes d’autrui peuvent nous « piquer au vif », comme le dit l’expression populaire. Que se passe-t-il à cette fraction de seconde précise ?
Il y a une appropriation, une identification, une sorte de saisie : de la même façon que la main se referme pour saisir un objet, le mental saisit l’objet mental. Vimalakirti, grand disciple laïc du Bouddha, donne un enseignement très précieux à ce sujet. Il dit que l’être humain est malade, et que l’origine de cette maladie est la saisie, c’est-à-dire une forme d’identification et d’appropriation des objets mentaux. Il ajoute que c’est la maladie qu’il faut supprimer, pas les objets.
L’émotion étant en soi un objet : c’est quelque chose de conditionné, c’est un objet intérieur, qu’il est très difficile d’enfermer dans une catégorie — c’est à la fois un mélange de sensation physique liée aux organes des sens et de notre capacité de ressentir les choses.
À partir du moment où l’émotion est vécue en tant que telle, elle est aussi naturelle que la respiration ou que la capacité de voir, ou d’entendre ; c’est ce qui fait de nous des êtres vivants et interconnectés. À partir du moment où elle est saisie, elle est immédiatement interprétée de façon totalement subjective, elle est ressentie comme agréable ou désagréable, et suite à cela elle donne toutes les réactions de cause et d’effets qui font que ça nous met en colère, ça nous fait tenir des propos très réactifs. Tout ce processus est d’une rapidité extrême ce qui le rend difficilement contrôlable. C’est tout l’enjeu de l’attention et de nos conditions intérieures : si nous sommes déjà agités, la moindre étincelle mettra le feu aux poudres !
On entend souvent qu’on réagit aux propos d’une personne dans une situation donnée au lieu d’y apporter une réponse. Quelle est la différence entre la réaction — généralement rapide — et une réponse plus posée ?
Tout dépend de notre propre état intérieur : si notre émotion est superposée à notre interlocuteur, elle sera imprégnée de l’émotion de l’autre, comme une éponge. Si au contraire nous regardons notre émotion comme étant un ressenti subjectif du moment, nous laisserons à l’autre la responsabilité de ses dires. Notre réponse sera alors plus calme et sans aucun doute plus adaptée.
C’est quelque chose que l’on peut très bien voir pendant des moments de calme, d’apaisement, comme les moments de méditation, de zazen. Notre émotion et la personne sont deux choses très différentes. Et si nous continuons à projeter notre émotion sur la personne, effectivement elle est nourrie. C’est la personne qui en subit les conséquences, car il n’y a aucun espace entre les deux. Ce qu’on doit regarder, c’est notre émotion, ce n’est pas la personne.
Une réponse plus posée serait effectivement celle qui consiste à regarder notre émotion avant de réagir ?
C’est toujours ce qu’on conseille, surtout dans des situations où l’on sent que la situation peut très vite dégénérer... C’est-à-dire partir en action/ réaction/ action/ réaction où l’on répond du tac au tac, ou d’une façon très épidermique... Il faut avoir cette conscience — et c’est tout le bienfait de la méditation pour notre quotidien — sur le moment, c’est notre ressenti, ce n’est pas la réalité. Il faut, par exemple, être capable de laisser ce qui est dit à la personne. C’est ce que faisait Bouddha : quand un brahmane venait et commençait à le critiquer, ou à l’insulter, le Bouddha disait : « Je vous laisse tout ça, reprenez-le. » Et lui-même n’y touchait pas.
La pratique, c’est justement de regarder ses émotions et de les laisser à elles-mêmes. Les laisser apparaître, les laisser vivre le temps de l’émotion (et non pas celui du temps du commentaire de l’émotion...), puis laisser partir l’émotion, la laisser à elle-même, comme une ombre qui s’efface à la lumière de notre vigilance. »
Comment la pratique de zazen agit-elle sur l’émotionnel et sur notre émotivité ?
Effectivement, pendant zazen, nous vivons complètement toutes les émotions qui apparaissent et elles sont nombreuses : le silence, les organes des sens sont au repos et donc très disponibles. L’activité émotionnelle n’est pas stimulée mais pourtant bien présente. Un simple chant d’oiseau, le son de la pluie ou du vent, les vibrations d’une cloche…
Et puis il y a bien sûr tout ce qui surgit de l’intérieur : les souvenirs, par exemple, qui peuvent être des souvenirs très agréables, joyeux, sympathiques, qui procurent une émotion ou un sentiment de joie, de bien-être — ou au contraire un souvenir douloureux qui peut être tout de suite saisi et alimenté, ressassé, ruminé. Il y a tous ces processus mentaux qui rentrent en action. Ça va très vite ! Sauf que — et c’est un élément déterminant — pendant zazen, nous sommes immobiles. On ne peut donc pas bouger, ni parler, ni agir. Tout ce que nous pouvons faire, c’est observer, voir, tout ce qui est en train de se dérouler sous nos yeux, ou plutôt dans le miroir de la conscience, comme si c’était véritablement un miroir, puisque tous ces objets mentaux défilent et se reflètent dans cette conscience apaisée de zazen. La pratique, c’est justement de regarder ses émotions et de les laisser à elles-mêmes. Les laisser apparaître, les laisser vivre le temps de l’émotion (et non pas celui du temps du commentaire de l’émotion...), puis laisser partir l’émotion, la laisser à elle-même, comme une ombre qui s’efface à la lumière de notre vigilance.
Ce temps de l’émotion est très intéressant. Est-ce qu’on peut, en dehors de la pratique de zazen, cultiver cette capacité à « juste regarder et laisser passer » ?
C’est tout l’enjeu, oui, bien sûr. Pendant zazen, les conditions sont optimales pour nous permettre cette observation apaisée. Dans la vie quotidienne, c’est tout à fait autre chose ! Les choses vont très vite. Nous sommes dans le langage, dans la réaction dualiste, c’est une tout autre affaire et là, c’est difficile ! L’apprentissage de zazen est donc extrêmement précieux.
Les scientifiques disent que l’effet des émotions qui s’expriment dans l’esprit ne dure pas plus de 90 secondes. Pourtant, certaines émotions nous troublent, nous perturbent et nous tourmentent. Elles semblent avoir la vie longue. Que se passe-t-il selon vous ?
C’est tout ce rapport complexe entre l’émotion en tant que telle et tout ce qui suit l’émotion. C’est-à-dire tout ce que la saisie ou l’identification à l’émotion, ou à la personne qui est cause de l’émotion, va nourrir. Certaines personnes sont en colère avec leurs parents pendant des décennies parce que ce sont des émotions très puissantes, souvent très douloureuses comme des frustrations, des violences. Quand ces émotions remontent, les mêmes processus se mettent en place et donnent les mêmes effets, nourrissant de nouvelles émotions, qui elles-mêmes entraînent de nouvelles pensées et de nouveaux scenarios qui rentrent toujours à peu près dans le même schéma... Et c’est une histoire sans fin : les mêmes causes créant les mêmes effets, on remet sur le tapis les mêmes phénomènes d’habitude, les mêmes processus qui semblent incontrôlables car tellement puissants !
L’antidote à cela c’est la prise de conscience la plus rapide possible de ce qui est en train de se passer et, par exemple, de revenir simplement au corps. Non pas de vouloir contrôler l’émotion en tant que telle mais de la laisser à elle-même, de la laisser vivre sa vie d’émotion. Notre attention se porte sur le corps, la posture, la respiration : autre chose que l’émotion elle-même. Nous la laissons apparaître, durer ce qu’elle dure et s’en aller. Et en effet la durée d’une émotion se compte en secondes pour la plupart, après c’est du commentaire personnel, du soliloque, de la conversation avec nous-même. Ce sont tous les processus d’attachement au soi qui s’activent.
« En revenant à la respiration et en apaisant la respiration, il y a un effet direct sur l’émotion présente. On ne peut pas faire deux choses en même temps : si on se concentre sur la respiration, c’est toute la saisie mentale qui n’alimente pas l’émotion. »
Même si on a le cœur serré ou le ventre plein de papillons ?
Surtout ! Dans le cas précis de ces effets physiques de l’émotion, la respiration peut être extrêmement aidante. On le voit bien, l’émotion a des effets directs sur le corps : par exemple, nous nous raidissons, nous nous contractons... C’est par exemple la réaction des peurs qui nous « saisissent ». La respiration accompagne toutes nos émotions. Si on a peur, on a une respiration particulière, saccadée ; si on est en colère, on souffle comme un taureau. La respiration est vraiment une avec l’émotion ! Donc, en revenant à la respiration et en apaisant la respiration, évidemment il y a un effet direct sur l’émotion présente. On ne peut pas faire deux choses en même temps : si on se concentre sur la respiration, c’est toute la saisie mentale qui n’alimente pas l’émotion.
L’éco-anxiété est une émotion qui est de plus en plus nommée dans les médias. Quel est le moteur de l’anxiété ? Quelle peur, quel imaginaire prend place avec l’éco-anxiété ?
L’anxiété est justement le contraire de la paix, de la confiance et du calme intérieur. C’est un état de trouble intérieur qui exprime le sentiment d’une menace ou d’un danger imminent mais pas clairement défini. C’est une des nombreuses expressions de ce qu’on appelle de façon générique la peur. Aujourd’hui toutes les étapes de cette éco-anxiété ont été assez bien définies : l’indifférence, le déni, la colère, la révolte, l’abattement, le désespoir, la dépression et puis au bout du tunnel la prise de conscience et l’envie d’agir ou de réagir… Ce sont à peu près les mêmes processus que pour un deuil ou une maladie grave. Ou, pour un pratiquant bouddhiste, la réalité omniprésente de l’impermanence de la vie !
Mais il me semble que cette éco-anxiété est la réaction la plus saine qu’on puisse avoir, tout particulièrement aujourd’hui. La peur est une réaction de survie. La peur en soi n’est pas négative du tout, c’est ce qui nous permet de survivre dans des conditions particulières et de nous éveiller au fait qu’il peut y avoir un danger. C’est donc une réaction extrêmement saine, au contraire ! Ce qui serait inquiétant, c’est qu’aujourd’hui, il n’y ait pas d’éco-anxiété.
Mais ce qu’on appelle « éco-anxiété » est beaucoup plus large que juste une anxiété par rapport à l’écologie ; c’est une anxiété qui commence à poindre par rapport à notre propre survie et à nos propres enfants par exemple, ou au monde qui est en train de se dessiner pour demain. Plusieurs jeunes gens m’ont fait part ces derniers temps du fait qu’ils ne souhaitaient pas faire d’enfants… Ils n’arrivent plus à se projeter dans le futur.
C’est donc bien plus profond qu’une simple prise de conscience que les océans sont sales et l’air pollué. C’est vraiment grave. Je crois que beaucoup de personnes aujourd’hui commencent à avoir une réaction physique face à ce qui est en train de se passer : on commence à le ressentir dans son corps, dans sa chair, dans son cœur, en conscience. C’est une émotion qui nous fait prendre conscience des dangers — et c’est la seule manière d’avoir des comportements différents. Heureusement qu’il y a ces inquiétudes, ces peurs, ces anxiétés qui commencent à apparaître. On le voit aujourd’hui : la peur de manquer d’énergie cet hiver fait que beaucoup de personnes commencent à changer leur comportement au quotidien. La peur des incendies, des tempêtes auxquelles on n’était pas habitués commence à nous faire prendre conscience que quelque chose doit changer. D’abord, la peur paralyse et peut nous laisser sans réaction pendant un moment. Mais il peut y avoir ensuite le temps de l’action : les étapes s’enchaînent.
Les représentations scientifiques actuelles de la situation écologique s’appuient sur des mécanismes interdépendants et changeants par nature selon des lois de causalité. Qu’en pensez-vous ?
Je pense que toutes les projections qui ont été faites par les scientifiques sont extrêmement précieuses parce qu’elles nous montrent à quel point les choses sont liées et que cette interdépendance existe dans l’infiniment petit comme dans l’infiniment grand. Mais je crois qu’elles sont tellement incomplètes qu’évidemment les scénarios sont irréalistes : les chaînes de causalité vont certainement aller beaucoup plus vite et se nourrir les unes les autres de façon autrement plus complexe que tout ce qu’on peut imaginer. Prévoir un ou deux degrés de plus pour telle période me semble très théorique. Sur quoi s’appuient ces projections alors qu’on a peut-être 10 % des données dans le meilleur des cas ? Il me semble que les choses peuvent s’enchaîner de façon bien plus rapide qu’on ne le croit, et dégénérer... Tout un système peut s’effondrer d’une façon très rapide et très violente, nous le savons. C’est sans doute la principale raison de cette anxiété présente.
S’engager dans des actions responsables peut-il apaiser l’éco-anxiété ?
Je pense qu’il n’y a que cela qui peut commencer à créer une source d’espoir et donc d’apaisement. Il n’y a que le changement que nous pouvons faire nous-mêmes. On réduit trop cela, aujourd’hui, à des actions comme éteindre la lumière ou fermer un robinet. C’est bien mais c’est insuffisant : c’est notre conscience qui doit changer !
Nos perceptions des choses doivent évoluer, être bouleversées. Donc oui, le changement est non seulement nécessaire mais il est aussi vital. C’est au niveau du changement des consciences que cela se joue.
Ce qui est sidérant actuellement, c’est le gouffre qu’il y a entre ce qu’on comprend et ce que l’on fait : on n’a jamais autant compris de choses, mais en face de cela les actions nécessaires ne sont pas mises en place. C’est ce gouffre qui est très anxiogène : on parle, on comprend, on a de bonnes intentions, mais les énergies d’habitude et les peurs du changement de nos modes de vie sont si puissantes.... En tant que pratiquants du Dharma, agissons maintenant, non pas avec l’énergie du désespoir mais avec celle de la foi dans nos capacités à changer le cours des choses.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°24 (Hiver 2022/23)
Olivier Reigen Wang-Genh pratique le zen Sôtô depuis 1973. Il a été ordonné moine par maître Taisen Deshimaru et a reçu la transmission du Dharma de maître Dosho Saikawa. Fondateur d’une vingtaine de dojos et de groupes de pratique en Alsace et en Allemagne, il est l’abbé du templeRyumonji fondé en 1999 à Weiterswiller, dans le nord de l’Alsace.
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