Par Philippe Cornu
Pour le bouddhisme, la mort ne s’oppose pas à la vie mais se définit comme un processus inverse de celui de la naissance. Cette conception, caractéristique d’une vision spirituelle de l’existence, s’ancre profondément dans une réflexion sur la condition humaine et la possibilité de s’affranchir de la souffrance. Dans le bouddhisme, en effet, tout effort de compréhension et d’explication philosophique a une visée sotériologique[1] et débouche sur une pratique spirituelle libératrice. La mort apparaît à tout un chacun comme une séparation douloureuse, une rupture d’équilibre, voire une injustice, bref comme une manifestation évidente de la souffrance qui est notre lot. Or, le bouddhisme est né de l’expérience et de l’enseignement d’un homme éveillé, le Bouddha, dont la quête était essentiellement motivée par la compréhension du processus de la souffrance et la possibilité de s’en délivrer définitivement. La mort occupe donc une place centrale dans les préoccupations de tout bouddhiste.
L’impermanence
La mort est une rupture, avons-nous dit. Rupture qui nous renvoie immédiatement au terme antinomique de « continuité ». La mort est d’autant plus ressentie comme une rupture tragique, cruelle et inique que nous avons l’espoir ou le sentiment de la continuité, de la prolongation de la vie, bref de la permanence. Pourtant, à bien y regarder, la « permanence » n’est guère une caractéristique de l’existence : elle n’est qu’une impression trompeuse liée à une tentative toujours renouvelée d’éviter la souffrance du changement.
Tout être humain recherche au fond de lui-même le bonheur, c’est indéniable. La question est : s’y prend-il comme il faut ? La réponse du bouddhisme est non.
C’est précisément le changement qui est omniprésent, tant en nous que dans tout ce qui nous entoure : notre corps change chaque jour, nos sentiments et nos humeurs varient à chaque instant tandis qu’à l’extérieur les saisons passent, le temps change, les enfants grandissent, les adultes vieillissent, les uns naissent tandis que d’autres meurent. La vie est un foisonnement d’événements transitoires, un bouillonnement d’impermanence. Et même ce qui nous semble le plus stable, la pierre, la montagne, la terre, le soleil, tout ce qui compose l’univers, de l’infiniment petit à l’infiniment grand, tout est sujet au changement et à l’impermanence. Parmi les types de souffrance identifiés par le Bouddha figure la souffrance du changement. Or il y a précisément souffrance parce qu’il y a refus, négation de l’évidence de l’impermanence. Tout se passe comme si nous ne voulions pas voir ce fait de l’existence, et s’il nous angoisse tant, n’est-ce pas parce qu’il remet en cause ce que nous croyons être le fondement de notre vie, nos buts immédiats et matériels, mais aussi notre sécurité, notre bonheur, notre pouvoir et notre désir d’éternité.
Tout être humain recherche au fond de lui-même le bonheur, c’est indéniable. La question est : s’y prend-il comme il faut ? La réponse du bouddhisme est non. Ce n’est pas en refusant la réalité ni en se lançant éperdument dans la conquête du monde matériel que l’homme échappera à la brièveté de sa destinée. Cette attitude orgueilleuse est au contraire génératrice de davantage de souffrance que de bonheur : ce désir immédiat de sécurité et de permanence n’est que le reflet d’un souci égotique de bonheur personnel et, paradoxalement, il est le fruit d’une vue matérialiste à très court terme. Dans celle-ci, ni le bonheur d’autrui ni le souci d’un avenir spirituel ne semblent présents. Pour le bouddhisme, c’est l’ignorance fondamentale de notre vraie nature qui est à l’origine de cette vision illusoire génératrice de tourments sans fin. Pour vaincre cette ignorance, l’acceptation de l’impermanence est une première étape.
Des existences conditionnées
Pourquoi les choses sont-elles ainsi ? Tous les phénomènes et donc les êtres de ce monde sont « composés », c’est-à-dire constitués par la réunion temporaire de divers éléments en relation causale : tout phénomène composé naît de causes, sert de cause au phénomène suivant et se détruit en lui donnant naissance. Il y a donc succession de naissances et de morts. L’être humain n’échappe pas à la règle : le nouvel individu est conçu lors de la fusion du spermatozoïde et de l’ovule. Composé des éléments matériels du corps, de sensations, de perceptions, de programmations inconscientes et d’une conscience immatérielle, il naît, grandit, mûrit, vieillit et enfin meurt. À sa mort, il y a désagrégation du « composé » et ses éléments se combinent à d’autres phénomènes. Il ne saurait en être autrement. La causalité domine le monde et implique le changement constant de tous les phénomènes : à bien y regarder, pas une seule chose ne demeure telle quelle plus d’un instant.
Mais qu’en est-il de la conscience ? Immatérielle, constituée d’une succession d’impulsions instantanées et subtiles, elle poursuit sa route vers de nouvelles combinaisons, de nouvelles vies. Le fil conducteur entre les vies est donc le flux de la conscience. Et le moteur qui la pousse à s’unir à un nouveau corps est encore une fois la causalité. Mais cette fois-ci, la causalité en question dépend de la nature des actes de l’individu. Karma signifie « acte ». Notre conscience individuelle est à l’origine de nos actes : elle commande nos paroles et notre corps. Mais elle est elle-même sous l’influence des émotions qui la traversent. Le plus souvent, nous nous identifions à l’émotion sans réfléchir : la colère monte et nous « sommes » colère, le désir nous envahit, etc. Ces impulsions émotives nous poussent à agir physiquement ou verbalement. L’ennui, ce sont les dégâts possibles de telles actions sur autrui. Colère, désir, indifférence, orgueil, jalousie sont autant de passions égoïstes créatrices de souffrances pour soi-même et les autres. À l’inverse, la bonté, la générosité, la tendresse sont source de bonheur.
Non seulement nos actes causent bonheur et souffrance, mais selon le bouddhisme, il y a aussi mémorisation de chacun d’eux au plus profond de notre esprit : toute action crée une impulsion, une trace « karmique » inconsciente qui s’imprime en nous. Cette imprégnation est une force conditionnante qui influencera notre avenir, en bien ou en mal selon la tonalité de l’acte initial. Comme nous agissons en permanence sous l’emprise de nos pensées et de nos émotions, innombrables sont ces traces en nous. La répétition des mêmes actes crée une force d’habitude, des tendances à agir de la même manière : la colère répétée peut susciter une haine tenace, cultiver des sentiments altruistes développe amour et compassion. Le devenir de notre conscience dépend ainsi de nos comportements passés et présents. De plus, quand mûrissent les traces, les circonstances de notre vie deviennent telles que nous récoltons les fruits amers ou doux de nos actes passés. Tel est donc le karma.
À la mort, la conscience subtile est encore chargée d’une multitude de traces karmiques : c’est cette force qui la projette vers l’existence suivante, laquelle sera bien sûr teintée par la qualité de nos actes passés. Ce phénomène est appelé « transmigration de vies en vies » ou samsâra. C’est à proprement parler une errance douloureuse créée par notre aveuglement.
De la vie comme préparation à la mort et de la mort comme récapitulation de la vie
Si la mort et l’après-mort dépendent de la qualité de nos actes antérieurs, il est capital d’acquérir de bonnes habitudes et de maîtriser, si possible, notre esprit et nos actes durant cette vie-ci. Ainsi raisonnent les bouddhistes, qui considèrent cette existence comme une préparation. Selon le Bouddha, la cause de la souffrance est l’ignorance de notre véritable nature. Ne sachant pas qui nous sommes, nous nous identifions à notre sentiment du « moi », lequel, pour survivre, manifeste diverses émotions. Ces émotions nous poussent à agir égoïstement et donc à créer du karma, le germe de notre souffrance à venir. Sachant cela, le pratiquant s’efforce de s’abstenir d’actes nuisibles par la discipline de l’éthique. Il apprend à mieux se connaître en se tournant vers l’intérieur pour observer et maîtriser son esprit dans la pratique de la méditation. Enfin, il étudie les enseignements du Bouddha, y réfléchit et les applique dans sa pratique, développant ainsi la sagesse. Il peut espérer ainsi mener une bonne vie et donc avoir une bonne mort, garante d’une meilleure renaissance ou, mieux, de la libération définitive de la souffrance s’il atteint l’Éveil, qui est dissipation de tous les conditionnements, apaisement de toutes les émotions perturbatrices et épanouissement de toutes les qualités de notre être véritable. Tel est l’enjeu de cette vie, la mort étant le fidèle miroir de ce qu’aura été notre existence. Le bouddhisme met l’accent sur la pratique soutenue de l’éthique et de la méditation tout au long de la vie. Le moment de la mort est crucial : en lui se récapitule la totalité de la vie qui vient d’être vécue. D’où l’importance de régler litiges, dettes, rancœurs et conflits avant le dernier instant et d’aborder en paix et sans regret le grand passage.
QUELQUES CONTRASTES ENTRE LES TRADITIONS BOUDDHISTES
Par la rédaction de Sagesses Bouddhistes d’après une interview de Philippe Cornu
Le bouddhisme mahayana zen. La question de la mort n’est presque jamais abordée dans le bouddhisme zen occidental. Nombre de pratiquants de cette tradition n’ont pas d’intérêt pour ce qui se passe après la mort. L’essentiel est la pratique de la méditation pour dégager l’esprit des voiles d’ignorance qui l’obstruent et la pratique de l’éthique pour que les graines de karma produisent des effets positifs pour le bien des êtres sensibles.
Terre pure. Les écoles de la Terre pure, largement majoritaires dans le courant bouddhiste mondial, se concentrent sur des pratiques visant à renaître en Sukhâvatî (ou Dewatchen) – « La Bienheureuse », la terre pure du Bouddha Amitâbha, « Lumière Infinie », un lieu bien particulier (voir page 36) où l’engagement dans la pratique vers l’Éveil est beaucoup plus aisé. Tous les adeptes de la Terre pure se relient à Amitâbha (ou Amida) en renforçant par des pratiques le lien qu’ils ont avec lui, afin que leur continuum de conscience se remanifeste dans le champ pur de Sukhâvatî.
Le bouddhisme tibétain. Pour la tradition tibétaine, les souhaits de renaissance dans la Terre pure du Bouddha Amitâbha constituent une pratique très importante. Elle représente un coup de pouce fondamental pour un pratiquant « moyen » qui peut ainsi renaître en Dewatchen malgré sa réalisation « limitée ». Selon la tradition tibétaine, le continuum de conscience de la plupart des défunts expérimente des états intermédiaires, les bardos. Ces états intermédiaires sont des situations comparables au rêve avec de nombreux tourments et des images plus ou moins hallucinantes selon l’orientation des habitudes karmiques passées qui se manifestent. Poussé par le vent de son karma – c’est-à-dire les tendances fortement inscrites liées au désir de bien-être, de pouvoir et d’être aimé, le continuum de conscience du défunt finit par chercher refuge dans une nouvelle matrice... Et ainsi renaître.
Pour le bouddhisme tibétain, le moment de la mort, la traversée des états intermédiaires et une renaissance favorable annonçant une vie aux bonnes conditions propices à la pratique du Dharma constituent une question centrale dans la perspective d’atteindre l’Éveil.
Les rituels dédiés au continuum de conscience du défunt sont généralement pratiqués pendant sept semaines, durée souvent retenue pour la traversée des bardos – une durée qui n’est pas fixe. Si les conditions de naissance sont réunies, il peut y avoir un bardo extrêmement court.
Le bouddhisme Theravada d’Asie du Sud-Est. Le Theravada n’accepte pas la notion de bardo. Pour ses adeptes, la renaissance suit immédiatement l’instant de la mort.
Pour la tradition du Theravada, la mort est une étape de la vie. Mourir en pleine conscience est important pour pouvoir orienter son ultime pensée ; l’entourage aide le mourant en établissant une ambiance calme et sereine. À l’époque du Bouddha et dans les tout débuts du bouddhisme, les rites funéraires ne sont pas affaire de moines. C’est aux laïcs qu’il appartient de s’en occuper. Les sutta ne donnent aucune prescription sur le traitement du corps et sur le déroulement des funérailles. Rien de spécifiquement bouddhique n’est donc mis en place à l’époque du Bouddha.
[1] La sotériologie est l'étude des différentes doctrines religieuses du salut de l'âme. Pour le bouddhisme, la visée sotériologique est la réalisation de l’Éveil du courant de conscience à sa nature ultime.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°9 (Hiver 2019)
Philippe Cornu est un enseignant et universitaire français, traducteur de textes tibétains et spécialiste du bouddhisme sous toutes ses formes. Président de l’Institut d’études bouddhiques, chargé de cours à l’INALCO, il est l’auteur de nombreux ouvrages dont le Le Bouddhisme, une philosophie du bonheur ? (Éditions du Seuil, 2013).