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Photo du rédacteurSagesses Bouddhistes

La question des mérites dans le bouddhisme zen

 

La notion de mérite occupe une place importante dans l’enseignement du Bouddha et des maîtres de l’école zen. Pour s’en convaincre, il n’est que de se rappeler qu’elle figure à l’ordre du jour de plusieurs sûtras du Bouddha où elle est concomitante à la notion de karma. Cependant, si la notion de mérite est commune à l’ensemble des écoles du bouddhisme, le zen l’envisage sous un angle spécifique. Préciser en quoi il consiste fera l’objet de cette étude. Mais, avant cela, accordons notre attention à la définition de cette notion et à l’objection qui lui est couramment faite.  

 

Nos actes, qu’ils consistent en actions physiques, en paroles ou en pensées, produisent des effets sur le monde extérieur mais aussi sur nous-mêmes. Ceux-ci constituent ce qu’on appelle des mérites. Selon la nature bonne ou mauvaise de l’acte commis, les conséquences qui en résultent pour l’auteur de l’acte seront bonnes ou mauvaises. C’est ce qu’on appelle les bons et les mauvais mérites, notions que le langage courant traduit dans des expressions telles que : « Il a bien mérité cette promotion, fruit d’un travail sérieux et intelligemment mené » ; ou bien encore, pour les mauvais mérites cette fois : « Il a été condamné à sept ans de prison pour ce vol à main armée, il n’a que ce qu’il mérite. »  

Dans le langage courant, la notion de mérite se limite aux effets bons ou mauvais concrètement constatables ici et maintenant. Dans le bouddhisme en revanche, cette notion s’élargit aux effets supposés venir ultérieurement, à une époque indéterminée, ouvrant ainsi à la notion de karma, entendu ici comme l’entrepôt des mérites bons et mauvais présents dans la conscience de tréfonds de chacun et appelés à s’actualiser dans le futur. D’autre part, toujours dans le bouddhisme, cette notion prend la forme d’une loi générale selon laquelle toute bonne action entraînera infailliblement de bons effets pour l’auteur de l’action et toute mauvaise action de mauvais effets. Cette loi générale, le Bouddha l’énonce clairement dans le Sûtra des trésors accumulés : « Sachez-le, dit-il, si vos actes sont noirs, vous obtiendrez du fruit noir ; si vos actes sont blancs, vous obtiendrez du fruit blanc ; et si vos actes sont mi-noirs, mi-blancs, vous obtiendrez du fruit mélangé. C’est pourquoi il faut renoncer aux actes noirs ainsi qu’aux actes mélangés de noir et de blanc, et s’appliquer à pratiquer les actes tout blancs. »  

Les Occidentaux, culturellement imprégnés de l’image d’un Dieu personnel justicier, ont un fort penchant à interpréter la question des mérites en termes de récompense et de châtiment. L’énoncé du Bouddha ci-dessus cité atteste que ce n’est pas du tout dans cette optique moraliste qu’il envisage les mérites, qu’il conçoit tout simplement comme une manifestation de la loi de cause à effet, elle-même expression du déterminisme universel : à telle(s) cause(s), tel(s) effet(s). De même que si on sème des carottes, on récolte des carottes et non des navets, de même si on commet des actes noirs (c’est-à-dire nuisibles à autrui), on récolte des fruits noirs (c’est-à-dire causes de souffrances pour soi) et non des fruits blancs (c’est-à-dire porteurs de bonheur à venir). 

Nombreux sont ceux qui objectent que l’expérience courante dément ce point de vue, arguant qu’il n’est pas rare que des personnes au comportement vertueux et altruiste aient des vies accablées d’épreuves alors que d’autres au comportement délictueux ou amoral en sont épargnés.  

Cette objection, qui rencontre un certain succès à l’époque contemporaine et sert souvent de justification à l’amoralisme ou à l’immoralisme, ne date pas d’aujourd’hui. C’est à elle et à sa réfutation que maître Dôgen consacre le chapitre Sanjigo (Les trois temps de la rétribution des actes) du Shôbôgenzô. Le texte débute par le récit d’un dialogue entre Kumorata, dix-neuvième patriarche indien, et son disciple Jayata qui met en doute le bien-fondé de la loi de la rétribution des actes enseignée par le Bouddha : « Mes parents, dit-il, ont depuis toujours foi dans les Trois Trésors (le Bouddha, le Dharma, la Sangha) et pourtant des maladies ne cessent de les frapper et leurs entreprises finissent toutes par échouer. Nos voisins, en revanche, qui commettent depuis longtemps des actes répréhensibles, jouissent d’une excellente santé et leurs entreprises sont couronnées de succès. Expliquez-moi donc pourquoi eux sont si heureux et mes parents si malheureux. – C’est, répondit Kumorata, qu’il y a trois temps dans la rétribution des bons et des mauvais actes. En voyant le bon mourir jeune et le méchant vivre longtemps, ou en voyant le brigand avoir la fortune et le juste l’infortune, les gens nient tout de suite la loi de la rétribution des actes et disent qu’on ne récolte pas conformément à ce que l’on sème. C’est qu’ils ignorent que les rétributions des actes s’interfèrent les unes dans les autres sans la moindre erreur. »   

C’est l’explication de cette « interférence des rétributions karmiques les unes dans les autres » qui conduit maître Dôgen à préciser que « les trois temps de la rétribution des actes sont la vie présente, la prochaine vie et les vies ultérieures à ces deux-là ». Ainsi donc, si les fruits d’actes répréhensibles commis dans des naissances antérieures viennent à s’actualiser dans la vie présente d’un sujet, l’actualisation des bonnes graines semées par lui dans cette présente vie s’en trouvera différée. C’est donc par ignorance du fait que la rétribution des actes n’opère pas seulement à l’échelle d’une vie mais à l’échelle de plusieurs que beaucoup en viennent à opposer un démenti à la loi du karma enseignée par le Bouddha. D’autres connaissent cette loi mais la réfutent, refusant d’admettre qu’une vie d’homme n’est pas un bref intermède entre deux néants mais un continuum dont la logique repose précisément sur cette loi.  

 


L’objection à la loi de la rétribution des actes étant levée et ainsi confirmée l’existence de bons et de mauvais mérites en rapport avec la nature des actes commis par chacun, on pourrait être enclin à considérer que le but de la Voie est de thésauriser de bons mérites pour s’assurer un devenir favorable. Sans nier qu’il soit préférable d’hériter dans une vie de bons mérites plutôt que de mauvais, le zen considère que le but ultime de la Voie n’est pas d’accumuler de bons mérites mais de réaliser l’éveil et que s’attacher aux bons mérites constitue un obstacle à sa réalisation. 

Le dialogue entre le maître chan Bodhidharma et l’empereur de Chine illustre bien cette approche :  

« Depuis le début de mon règne, j’ai fait construire beaucoup de temples, fait traduire beaucoup de sûtras, ai aidé beaucoup de moines. N’ai-je pas, ce faisant, amassé beaucoup de bons mérites ? » demande l’empereur.  

– Aucun mérite », répond Bodhidharma.  

L’empereur est surpris, et on le serait à moins. En effet, prise au pied de la lettre, la réponse de Bodhidharma semble signifier qu’il nie la loi de la rétribution des actes, ce qui, dans la bouche d’un moine bouddhiste, est pour le moins surprenant. Il n’en est rien, bien sûr. Par sa réponse provocatrice, Bodhidharma veut simplement ouvrir l’esprit de l’empereur à une autre dimension, comme le montre la suite du dialogue.  

« Pourquoi donc aucun mérite ? » demande l’empereur.  

– « Ce ne sont là que des bénéfices inférieurs qui permettront à leur bénéficiaire de renaître dans les cieux ou d’avoir sur cette terre une renaissance favorable. Ils portent encore la marque du monde et sont comme des ombres qui suivent les objets. Une action vraiment méritoire est remplie de pure sagesse », répond Bodhidharma.  

En disant que « ces bénéfices sont de nature inférieure car ils portent encore la marque du monde », Bodhidharma veut signifier qu’ils portent encore la marque du samsâra. Ils maintiennent celui qui s’y attache dans le cycle des naissances et des morts. Jugés à l’aune de la libération de dukkha, ces bénéfices sont en effet très relatifs, de même nature que ceux qu’il y a à être détenu dans une prison aux barreaux en or plutôt que dans une autre aux barreaux en fer. 

« Ils sont aussi comme des ombres qui suivent des objets », car ils sont intimement liés à l’illusion d’un moi séparé rempli de convoitises qui, de ce fait, se condamne à l’insatisfaction, à dukkha. Filant la métaphore de l’ombre prise par Bodhidharma, on peut prendre l’exemple de la carafe d’eau et de son ombre. De même que l’ombre de la carafe d’eau n’apaise pas la soif, de même, s’attacher à accumuler pour soi de bons mérites n’apaise pas le manque fondamental né de l’illusion d’un moi séparé. Aussi longtemps que cette illusion subsiste, on se sent incomplet et cette incomplétude fait naître de multiples désirs dans l’espoir toujours déçu de pouvoir ainsi éradiquer celle-ci. Ce cycle de désirs sans cesse renaissants et d’insatisfactions toujours renouvelées, c’est, comme le Bouddha l’a montré, la marque même du samsâra et le désir d’accumuler pour soi de bons mérites ne fait que perpétuer ce cycle.  

 

La question n’est donc pas : mérites ou pas mérites ? mais : attachement aux mérites pour son propre profit ou non-attachement ? 

 

« Une action vraiment méritoire est remplie de pure sagesse », dit enfin Bodhidharma. En d’autres termes, le vrai mérite, celui qui affranchit du conditionnement samsârique, c’est le mérite du non-attachement et, dans le cas présent, du non-attachement au désir de thésauriser pour soi de bons mérites. C’est ce qu’on appelle dans le zen Sôtô japonais mushotoku, « sans esprit de profit personnel ». Seule une telle disposition intérieure dissout l’illusion d’un moi séparé et nous ramène à la dimension infinie de notre existence. Pour faire naître et grandir en soi cette disposition, rien n’est plus approprié que l’assise silencieuse (zazen) pratiquée assidûment. Elle ancre en nous l’habitude de lâcher-prise d’avec tous les contenus psychiques tels que désirs, pensées, émotions et ouvre de l’intérieur le moi, replié ordinairement dans sa coquille illusoire, lui permettant de retourner à la vastitude originelle, comme la vague se dissout dans le vaste océan dont elle n’a été qu’illusoirement distinguée. 

Concernant les mérites, la question n’est donc pas : mérites ou pas mérites ? mais : attachement aux mérites pour son propre profit ou non-attachement ? Et pour bien montrer que là est la vraie question, rappelons qu’offrir les mérites de sa pratique aux Bouddhas et au bien de tous les êtres est une composante importante de la Voie du zen qui ne manque pas non plus, lors des rituels qui suivent zazen, d’en transférer les mérites à des personnes en souffrance ou en difficulté. Outre le bien apporté ainsi aux êtres, ces offrandes de mérites aident grandement le pratiquant à élargir sa perspective de la Voie à d’autres dimensions qu’à celle de son petit ego et de ses intérêts personnels. Dans le chapitre Kuyô-shobutsu (Offrandes à la multitude des Bouddhas), maître Dôgen cite un passage du Sûtra du Trésor des Bouddhas qui relate l’histoire d’un bodhisattva qui ne réalisa jamais l’Éveil malgré les multiples offrandes qu’il fit aux Bouddhas, justement parce qu’il faisait ces offrandes dans le but d’en recevoir des mérites. Et Dôgen de conclure que seule l’offrande totalement désintéressée est facteur d’Éveil.  

Ainsi, si offrir les mérites de sa pratique à tous les êtres propulse celle-ci au niveau de celle des Bouddhas, à l’inverse, s’attacher aux mérites dans un intérêt égotique constitue un obstacle sur le chemin de l’Éveil.  



« En continuant à pratiquer le précepte de ne pas faire de mauvaises actions, vient un moment où les mauvaises actions ne se font plus. » (Maître Dôgen) 

 

Venons-en à l’examen des pratiques à mettre en œuvre pour empêcher les mauvais mérites de surgir et neutraliser ceux déjà produits.  

Les mauvais mérites sont, comme le dit le Bouddha, la conséquence d’actes répréhensibles dont la visée est de nuire à autrui ou à soi-même. La question est donc de savoir comment neutraliser en soi la tendance à faire de mauvaises actions. Maître Dôgen répond à cette question dans le chapitre Shoaku makusa (Ne pas faire de mauvaises actions) du Shôbôgenzô : « En se laissant transformer par l’enseignement et l’écoute de l’Éveil complet et parfait sans supérieur, on souhaite ne pas faire de mauvaises actions et on se met à pratiquer le précepte de ne pas faire de mauvaises actions », dit-il. Autrement dit, faire tout d’abord naître en soi, par l’écoute de l’enseignement des maîtres, le désir de ne pas faire de mauvaises actions. « En continuant à pratiquer le précepte de ne pas faire de mauvaises actions, vient un moment, continue maître Dôgen, où les mauvaises actions ne se font plus. » En d’autres termes, si un sujet enclin à commettre de mauvaises actions met pleinement en pratique le précepte de ne pas faire de mauvaises actions, arrive un moment où l’inclination à commettre de mauvaises actions disparaît d’elle-même. Ainsi, ce qui était vécu au départ par le sujet comme une interdiction devient, par la pratique, une « seconde nature » : le sujet cesse de faire de mauvaises actions non plus parce qu’il s’interdit de les faire mais parce qu’il ne peut plus les faire, les faire étant devenu contraire à sa nature. En s’évertuant à pratiquer le précepte de ne pas commettre de mauvaises actions, s’opère en nous la mystérieuse et profonde transformation intérieure qui fait passer du respect formel du précepte (je m’interdis de faire de mauvaises actions) à l’avènement de la liberté du non-faire (je ne peux pas faire de mauvaises actions). C’est cette liberté du non-faire qui nous rend naturellement libres de la production de mauvais mérites.  

Examinons pour terminer les pratiques relatives à l’atténuation ou à l’effacement des mauvais mérites déjà engrangés consécutivement à des actions répréhensibles.  

Pour ce faire, la Voie du zen préconise le repentir, qui y joue un rôle non négligeable : il a sa place dans le rituel de transmission des préceptes (o jukai en japonais) où un sûtra récité par le récipiendaire lui est consacré : « De toutes les mauvaises actions que j’ai commises depuis des temps immémoriaux, nées de mon avidité, de ma colère et de mon ignorance, produites par mon corps, ma bouche ou ma conscience, de tout ce mauvais karma je me confesse et me repens. » On sait aussi que, du vivant même du Bouddha, à chaque nouvelle lune et pleine lune, moines et nonnes confessaient leurs manquements et leurs erreurs devant la communauté. Cette cérémonie, appelée ryaku fusatsu en japonais, est encore pratiquée dans beaucoup de monastères zen.  

Le principe du repentir et des rituels qui y sont associés repose sur cette parole du Bouddha selon laquelle « un repentir sincère et profond permet d’effacer ou d’atténuer le mauvais karma lié à une action répréhensible » ; parole à laquelle fait écho maître Dôgen qui, dans le chapitre Sanjigo du Shôbôgenzô, déclare : « Quoique la rétribution karmique des actes mauvais que nous avons commis doive venir dans un des trois temps (la vie présente, la vie suivante ou l’une des vies ultérieures à celle-ci), le repentir amoindrit ses effets ou l’élimine complètement et apporte la purification. » Autrement dit, par l’expression du repentir, la conscience est purifiée et le cœur ainsi nettoyé est disposé à accueillir les préceptes dont la réception marque l’entrée sur la Voie du Bouddha ou à se réaligner sur une vie droite conforme à une conscience non abusée par l’illusion. Par la vertu du repentir, les dettes karmiques s’allègent, permettant que la conscience purifiée retrouve le chemin de l’Éveil. 

 

Ainsi, comme on peut le constater au terme de cette étude, le zen envisage toujours la question des mérites en référence à la perspective ultime de l’Éveil. C’est au nom de celle-ci qu’il préconise de ne pas s’attacher égotiquement aux bons mérites mais de les offrir aux Bouddhas ou aux êtres en souffrance. De ces éclairages, il ressort aussi que le karma n’est en rien une fatalité. Il ne relève pas d’un pouvoir arbitraire extérieur à l’homme lui-même mais est la conséquence des actes bons ou mauvais accomplis par lui. D’autre part, lorsqu’un acte générateur de mauvais karma a été commis, il est toujours possible à son auteur d’en amoindrir les effets par un repentir sincère et profond. Loin d’être incompatible avec la liberté et la responsabilité de l’homme, la loi de la rétribution des actes en est au contraire une manifestation. 


Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°11 (Automne 2019)

 

 




Gérard Chinrei Pilet, moine zen Sôtô et disciple de maître Taisen Deshimaru, enseigne principalement au dojo d’Annonay (Ardèche) et lors de sesshin à travers l’Europe. Il a enseigné la philosophie et est l’auteur de nombreux ouvrages.





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