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Photo du rédacteurSagesses Bouddhistes

La méditation de Tonglen (གཏོང་ལེན )



Installez-vous, mettez-vous à l’aise, prenez conscience de votre souffle. Prenez votre temps. Quand vous vous sentez prêt, laissez partir sur l’expire tout ce qui vous importe le plus – les sentiments et situations agréables, vos atouts et attachements. Lâchez-les, faites-en un cadeau, envoyez-les dans le monde, faites-leur vos adieux. À l’inspire, invitez tout ce que vous rejetez – toutes les émotions négatives, peurs enfouies, pertes inimaginables. Aspirez-le, débarrassez-en le monde entier, purifiez-le avec votre intention bienfaisante, puis… attendez, quoi !?!

 

Bienvenue chez tonglen.

 



Un brin de contexte

 

Tonglen. Deux mots tibétains : tong, donner ou envoyer, et len, prendre ou recueillir. À l’expire on donne le bien-être, la guérison, sécurité, bonheur et mérite. À l’inspire on reçoit la souffrance, la détresse, la peur et les négativités. C’est plus qu’un simple accueil ; c’est une invitation qui mène à une transformation profonde de nos émotions négatives et de notre être.

 

La pratique de tonglen est la méditation clé de la transmission de lodjong, l’entraînement de l’esprit. Propre au bouddhisme tibétain, cette méditation est une pratique Mahayana par excellence dont les racines se trouvent dans des soutras anciens ainsi que dans la Marche vers l’Éveil de Shantidéva. Lodjong est arrivé au Tibet au cours du xie siècle grâce à Atisha, le maître bengali légendaire qui a parcouru son monde afin de recueillir autant d’instructions qu’il le pouvait de maîtres différents et de traditions diverses. Atisha a notamment passé une douzaine d’années rocambolesques auprès du prince sumatranais Serlingpa, réputé comme étant le plus grand maître de lodjong de son époque.

 

Au Tibet, la transmission est arrivée jusqu’à Langri Tangpa, dont le texte l’Entraînement de l’esprit en huit versets exprime la saveur particulière de la pratique. « Parmi les maints enseignements profonds du Dharma que j’ai pu recevoir et contempler », dit-il, « ‘Toute faute m’incombe, toute qualité appartient aux êtres vénérables’ en est le cœur même. Donnez donc bénéfice et victoire aux autres et prenez perte et défaite sur vous. Hormis cela, il n’y a rien à savoir. »

 

C’est le maître Kadampa du xiie siècle Tchékawa Yéshé Dordjé qui aurait pris la soixantaine d’aphorismes qui résument l’enseignement de lodjong – « les slogans d’Atisha » – pour les classer en sept points[1]. Cette présentation est celle que l’on connaît le mieux aujourd’hui. Ainsi, lodjong se déploie comme une voie complète vers l’éveil où l’on trouve réflexions préliminaires, méditations formelles et instructions à appliquer dans la vie quotidienne. Neuf siècles plus tard, c’est toujours remarquablement bien adapté : pour en faire sa pratique principale, nul besoin de se cloîtrer, d’apprendre le tibétain, ni de s’équiper en accessoires exotiques.

 

Dans les années 1990, pendant ma deuxième retraite de trois ans en France, notre maître de retraite, Guendune Rinpoché, décida que reprendre l’enseignement de lodjong nous ferait le plus grand bien. Nous en avions reçu des enseignements en première retraite et ne nous attendions pas à y revenir cette fois-ci. Je me rappelle ma réaction. « Mais non – pas ça, pas encore. Sérieux. Je vais aspirer la souffrance et le karma négatif des autres et leur envoyer bonheur et mérite, et strictement rien ne changera dans ce bas-monde. »

 

Pour pratiquer lodjong en retraite, nous nous appuyions sur un texte traditionnel ; la méditation du calme mental et tonglen étaient au cœur de nos sessions. Et voilà que pendant ces semaines imprévues, il est arrivé que les nuages touffus de mon ignorance et de ma confusion se dissipent un moment, juste assez pour me donner un aperçu du génie exquis de cette pratique.

 

J’ai vu qu’en transformant mon rapport aux émotions éprouvantes telles que la peur, le dégoût, la colère, le sentiment d’impuissance et ainsi de suite, j’allais me transformer. J’apprenais que je pouvais (parfois) accepter et composer avec les imperfections que j’avais toujours rejetées chez moi-même et chez tous ces autres êtres humains. Et qu’il y avait en moi un soupçon de chaleur et de bonté et quelques qualités positives à partager. À moi de m’ouvrir, de pousser mes limites. Si j’étais partante pour travailler avec mon esprit, mon monde allait se modifier.

 

 

La pratique de tonglen

 

Au fil des siècles, tonglen s’est présenté sous des formes diverses et variées. Dans les textes traditionnels, la pratique peut être précédée par des prières de souhait, une période de méditation et des contemplations sur la nature ultime de la conscience. Il y a souvent une étape où nous attisons la compassion en pensant à notre propre maman de cette vie et à sa bonté à notre égard. Sachant que tous les êtres ont été notre mère à un moment ou un autre, les imaginer emprisonnés dans la souffrance nous insupporte ; notre besoin d’assurer leur sécurité et bonheur est intense et urgent. De cela découle l’échange de tonglen : envoyer et prendre.

 

Les méthodes de tonglen les plus simples sont très directes – on expire le bonheur et ses racines karmiques (les actions vertueuses et la sagesse) de manière à ce qu’ils touchent les êtres et les établissent dans la joie et la liberté. On inspire la souffrance et ses racines karmiques (actions négatives et ignorance) afin que tous les êtres en soient débarrassés.

 

Aux débuts de la transmission, certaines formes de pratique s’appuyaient sur des visualisations assez compliquées, mais celles-ci ont fini par tomber aux oubliettes. Voir notamment la remarquable compilation traduite par Thupten Jinpa : Mind Training, The Great Collection pour en savoir plus.

 

Une méthode répandue aujourd’hui nous invite à imaginer que les négativités prennent la forme d’une fumée noirâtre que l’on absorbe à l’inspire, tandis que la bonté est visualisée sous forme de rayons lumineux qui partent à l’expire. Il y a comme une alchimie. Tonglen est parfois présenté comme étant un pont vers les pratiques du Vajrayana centrées sur les divinités de méditation. Mais avec tonglen, les visualisations qui servent à la transformation de l’énergie émotionnelle sont moins codifiées ; elles laissent beaucoup de place à la créativité.

 

De nos jours, tonglen se pratique souvent par étapes. On commence par poser l’esprit dans la méditation, puis on choisit un objet de compassion : un être humain, animal ou un groupe dont la situation nous touche de près. On inspire la fumée noire de leur détresse et on expire la lumière bienfaisante de la compassion, de la libération qui délivre de la souffrance. On imagine à quel point l’objet de notre méditation, touché par cette lumière, est soulagé ; on imagine sa joie. Suit une phase où notre visualisation s’élargit pour inclure d’autres êtres affligés par des souffrances similaires. La méditation continue à se développer jusqu’à ce que toute souffrance soit accueillie et tout bonheur partagé.

 

Un exemple : imaginez qu’une chienne angoissée, blottie dans une cage à la fourrière, soit l’objet initial de votre compassion. Vous pourriez commencer par inviter sa peur, son isolement et sa détresse à se fondre en vous à l’inspire de sorte qu’elle en soit débarrassée. À l’expire, vous imaginez que votre bon cœur s’exprime par des rayons lumineux apaisants qui la touchent, la rassurent et la réconfortent. Vous l’imaginez libre, aimée, choyée, heureuse. Puis vous développez votre méditation en pensant aux autres chiens maltraités, apeurés ; aux animaux emprisonnés ; à tous les détenus quels qu’ils soient, et ainsi de suite. Le cercle de votre bienfaisance s’élargit jusqu’à ce qu’il comprenne tous les êtres coincés par la peur et emprisonnés derrière les barreaux illusoires de l’ignorance. Vous pouvez laisser le champ libre à votre imagination et votre compassion.

 

Expirons le bonheur, le mérite et les racines karmiques de l’éveil ; inspirons les afflictions, les négativités et les racines karmiques de la souffrance. Ainsi, au lieu de nous laisser submerger par la détresse, nous répondons, nous réagissons. Nous travaillons directement avec les facteurs qui démultiplient la souffrance – l’isolement, le « moi d’abord », le rejet de ce qui est – et nous les transformons. Nous nous lions, nous acceptons, nous nous ouvrons. Toute situation est bonne à prendre ; toute situation peut nous faire avancer. Tonglen nous aide à comprendre que la douleur n’est pas forcément une erreur, un problème qu’il faille résoudre ; qui vit connaîtra la souffrance, tout simplement.

 

 

Et la vacuité dans tout ça ?

 

Les textes de lodjong et sa mise en pratique nous rappellent encore et toujours que, du point de vue relatif, les racines de la misère et de notre engluement dans l’état éternellement douloureux du samsara puisent dans la recherche du bonheur là où il ne peut se trouver : dans nos tentatives sempiternelles de satisfaire nos propres besoins, besoins sans cesse renouvelés. On nous rappelle aussi, avec insistance mais moins en détail, que la racine la plus ancrée de la souffrance est l’ignorance : nous ignorons la véritable nature de ce que nous prenons pour la réalité – qu’elle soit agréable ou désagréable.

 

De même, la racine la plus profonde du bonheur réel est l’épanouissement total de bodhicitta, l’esprit d’éveil, dans ses deux aspects, conventionnel ou relatif, et ultime. Le premier est ce cœur aimant dont le but principal est de créer les conditions pour que les autres soient heureux. Le second se définit comme étant la sagesse de l’esprit qui, libre de toute saisie, de toute contrainte, reconnaît la nature illusoire et onirique de soi et autrui, douleur et joie.

 

Nous avons tous goûté à la compassion, à la souffrance, au bonheur relatifs. Nous imaginons assez facilement la détresse des autres : la panique de la famille séparée par la guerre ; la grand-mère tant aimée qui sent – et essaie de cacher – que sa mémoire commence à faillir ; les singes qui servent à la recherche médicale ; les animaux marins coincés dans du plastique – j’ai mes listes, vous avez sûrement les vôtres.

 

Il nous est bien plus difficile de nous représenter la sagesse de la vacuité et de la liberté ultime. Et il se trouve que les anciens maîtres de lodjong – il y a des siècles de cela – le savaient. Il y avait des débats animés qui tournaient autour de la question de qui apparaît en premier : la poule de la vacuité ou l’œuf de la compassion ?

Dans les sept points de l’entraînement de l’esprit de Tchékawa, tonglen est la deuxième partie du deuxième point (développer la bodhicitta sur le coussin et au-delà). La première partie, cruciale, plante le décor en présentant une série de réflexions et méditations visant à nous aider à reconnaître la nature illusoire, vide, de notre expérience.

Comme l’écrivit feu le 14e Shamar Rinpoché dans son commentaire moderne Lo Djong : La Voie vers l’Éveil[2]

 

Bien que commencer par la bodhicitta ultime puisse sembler aller à l’encontre de l’intuition, c’est néanmoins nécessaire de développer correctement la bodhicitta relative ou conventionnelle. Il en va ainsi parce qu’il est facile de réifier les méthodes employées pour cultiver la bodhicitta conventionnelle lorsqu’elles n’ont pas pour support la sagesse et la vacuité. Quand on croit à la réalité du soi, de ce qui est autre et de ce qui se passe entre les deux, même la pratique consistant à générer l’amour bienveillant peut devenir cause de souffrances et d’inquiétude.

 

Il m’arrivait de traduire pour Shamar Rinpoché, et j’avais assisté à bon nombre de ses enseignements sur lodjong. Maître du Mahamoudra, Rinpoché a imprimé du sceau de la bodhicitta ultime chaque aspect de son enseignement. Cela peut être déconcertant pour ceux qui n’en ont pas l’habitude, vu que beaucoup d’autorités présentent cette transmission comme étant une pratique de compassion relative avant tout.

 

Est-ce que cela veut dire que si nous n’avons pas encore de bases solides côté bodhicitta ultime, ce n’est même pas la peine d’essayer ? D’après Shamar Rinpoché, si la motivation est juste, tonglen est assez accessible et peut servir de pratique pour développer plus de compassion aux dépens de l’égocentrisme. Cependant, précisa-t-il, si vous allez faire de lodjong votre chemin de vie – votre voie vers l’éveil – il vous faut commencer par les pratiques méditatives de shamatha/calme mental et vipassana/vision profonde. C’est par le calme mental que l’esprit se stabilisera et se pacifiera, et par la vision profonde que la véritable nature de l’esprit et de ses projections sera reconnue comme étant conscience lumineuse, dépourvue d’essence propre.

 

« La transformation qui s’opère grâce à la bodhicitta ultime veut dire que vous vous servez de la réalisation qui s’est élevée de la pratique et vous l’appliquez à vos difficultés. Pour faire face à chaque difficulté, tâchez de reconnaître que son essence n’a rien à voir avec les pensées qu’elle génère. Essayez de réaliser que l’essence de la souffrance est complètement autre que la sensation de la souffrance », a-t-il enseigné.

 

Tonglen puise directement dans notre compassion naturelle et nous montre comment accepter la souffrance – d’autrui, de nous-mêmes, des animaux, de la société et de la planète – sans s’y identifier. Nous apprenons que nous ne sommes pas obligés de nous approprier cette souffrance, ni d’en faire quelque chose. Et cela nous est possible parce que rien de tout cela n’est ni réel, ni solide, ni permanent. Les émotions sont vacuité. Les visualisations sont vacuité. Notre expérience de soi, d’autrui et de l’action est vacuité.

 

 

Mais encore ?

 

Si nous ne pouvons reconnaître la nature illusoire de cette expérience, la pratique de tonglen est capable de solidifier cette même saisie d’un soi qui, depuis toujours, est à l’origine de tant de problèmes. « Je purifie le monde ! Je transforme la souffrance ! Faut pas que je m’arrête ! » Ou bien : « Je prends la souffrance de l’univers sur moi et ça me rend dingue/malade/misérable. »

 

Dans les stages où tonglen est enseigné, il arrive souvent que quelqu’un demande si les souffrances reçues sur l’inspire peuvent véritablement le contaminer. Comme l’a dit une stagiaire : « J’aime beaucoup l’idée de cette pratique, mais que dois-je faire de la peur et la douleur ? Je n’ai pas envie qu’elles restent coincées en moi. » Apparemment, la question existe depuis toujours. Selon le grand sage du xiiie siècle Sakya Pandita, tout comme les animaux et oiseaux sauvages s’enfuiraient s’il leur ordonnait « venez ici ! » en criant, inviter les souffrances des êtres à mûrir en soi-même ne les attire pas mais, au contraire, les pacifie.

 

Tonglen n’est pas une auto-flagellation. On ne cherche pas à emmagasiner la douleur et les négativités ; on s’entraîne à les transmuter. Mais s’ouvrir à leur présence peut être assez déboussolant, surtout au début. Si la vacuité ne nous sert pas (encore) de refuge, il y a différentes manières de pallier cela. Nous pouvons démarrer la session de pratique par une période pendant laquelle nous nous lions à notre bonté naturelle, à notre nature éveillée, que l’on imagine au niveau du cœur où la transformation a lieu.

 

Il y a aussi une méthode traditionnelle qui nous invite à « dynamiser » cet espace avec les bénédictions de la lignée, du maître ou de la divinité de méditation – bénédictions qui s’expriment sous forme de lumière qui pénètre dans notre corps par le sommet de la tête et s’installe au niveau du cœur. Ainsi renforcée, la puissance aimante de notre bonté innée a le champ libre pour s’exprimer. Quand on se relie à de telles bénédictions, l’identification avec la lumière ou l’obscurité n’a plus de sens. On peut simplement se détendre au sein de la visualisation, respirer, et laisser se faire le travail.

 

 

Tonglen aujourd’hui

De nos jours, tonglen trouve un nouveau public. Reconnu comme pratique qui renforce notre résilience et fait éclore nos qualités de compassion innées, présenté sous des formes simplifiées, tonglen est réputé être à la portée de tous. On le trouve dans des écoles, des stages propices à la « compassion culture », des cadres thérapeutiques, et ainsi de suite. Cela rappelle l’explosion d’applications de la méditation de pleine conscience. Et même dépourvue de contexte ou de but proprement bouddhistes, la pratique de tonglen – comme celle de la pleine conscience – peut être super-puissante. Elle peut apporter de réels bienfaits et mener à une transformation personnelle profondément positive. Mais tout comme avec la pleine conscience, les débats font rage : est-ce que cet usage généralisé contribue réellement au bien collectif, ou est-ce qu’il détourne l’attention du but premier : l’éveil ?


[1] Voir Sagesses Bouddhistes Le Mag n° 13, p. 58 à 60.

[2] Paru aux éditions Rabsel.



Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°15 (Automne 2020)

 



Pamela Gayle White travaille comme accompagnante spirituelle dans un hospice en Virginie (États-Unis). Par ailleurs, elle traduit et écrit livres et articles. Elle enseigne la méditation et la philosophie bouddhiques, notamment dans le réseau Bodhi Path.

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