Face à face avec l’impermanence
Par Philippe Judenne
Dire que l’on pourra faire pousser des oliviers et fabriquer de l’huile d’olive à Roubaix est plus rigolo que de parler du sort du Bangladesh sous les eaux.
Parler du réchauffement climatique, des catastrophes et des mutations à venir fait naître souvent un sentiment d’insécurité. S’élèvent alors des réactions de toutes sortes : cynisme, colère, découragement ou dérision, qui peuvent aller du rire parfois libérateur jusqu’à la mise à mort, par bien des aspects, des lanceurs d’alertes et des messagers porteurs de mauvaises nouvelles. Que nous soyons porteurs ou récepteurs de nouvelles peu réjouissantes, la même question se pose : qu’est-ce qui se joue en nous ?
L’impermanence n’est pas un objet de réflexion, un concept ou encore moins une invention bouddhiste. L’impermanence est une réalité, une loi de l’univers, cosmique, entropique, biologique, et qui s’exprime des atomes aux galaxies.
Mais c’est une réalité que nous avons beaucoup de mal à intégrer. L’impermanence a de multiples aspects: elle fait résonner la perspective de la mort mais elle est aussi la garantie que tout changement est possible. Elle autorise chaque transformation, des plus imprévisibles aux plus fertiles. Elle est active au cœur même des phénomènes : dans chaque particule de matière et dans chaque moment de l’esprit qui, instantanément, se métamorphosent sans cesse. Notre résistance à l’impermanence solidifie et cristallise l’expérience que nous avons des choses. Cela génère, de fait, de la souffrance et sans doute bien plus qu’on ne le pense. Souvent, nous ne prenons conscience de l’impermanence que lorsqu’elle s’impose à nous par la perte ou la séparation. En fait, et pour le dire simplement, nous ne l’aimons pas.
Commencer à comprendre, commencer à croire en la possibilité des catastrophes climatiques, d’un effondrement du monde tel que nous le connaissons, revient finalement à renoncer à l’avenir que nous nous étions imaginés au fil des années. C’est commencer à renoncer à nos espoirs, à nos rêves et aux attentes que nous nous sommes construites. Accepter la possibilité d’un effondrement, c’est accepter de lâcher des projections familières et rassurantes et accepter d’autres perspectives à venir aux contours moins définis et beaucoup plus sombres. Mais cette transition psychologique, cette acceptation est souvent trop difficile pour l’esprit humain qui s’y refuse et déploie toutes sortes de stratégies d’évitement. Le plus important des évitements de l’humain concerne sans doute l’idée de notre propre mort. Nous « savons » tous qu’elle surviendra un jour, mais ce n’est que lorsqu’elle est imminente que nous nous confrontons au sens véritable de notre condition de mortel.
Dans le tumulte émotionnel qui accompagne souvent les discussions autour de l’environnement et des mutations radicales à venir, on peut garder à l’esprit que finalement toutes les parties qui échangent se retrouvent aussi dans les différentes étapes d’un processus de deuil.
Le processus de deuil traverse plusieurs étapes, selon le modèle bien connu établi par des spécialistes comme Elisabeth Kübler-Ross, qui ont distingué cinq stades émotionnels du deuil ou de toute forme de perte catastrophique : le déni, la colère, la négociation, la tristesse et l’acceptation.
Le déni conscient ou inconscient des climato-septiques qui refusent d’accepter les faits et la réalité peut laisser place à une discussion intérieure ou extérieure. La colère et la négociation apparaissent avec la confrontation aux faits. La colère, où se mêlent l’amertume, la révolte et le sentiment d’injustice, peut engendrer des attitudes violentes qui laissent place à une phase de négociation, dès qu’une lueur d’espoir renaît, avec des scénarios « positifs » qui nous permettraient de nous en sortir à moindre mal. La tristesse est une étape marquée par un intense sentiment de solitude pouvant parfois aller jusqu’à la dépression. C’est une sorte d’acceptation de l’attachement émotionnel où naissent regrets, peurs, incertitudes, etc. – où la réalité commence à être acceptée.
Quand l’inéluctabilité de la situation à venir est vécue dans l’acceptation (à ne pas confondre avec la résignation), les contours encore flous de celle-ci laissent le champ libre aux projections des survivalistes (« moi, je me protège ») qui sont de plus en plus nombreux dans le monde et celles des transitionneurs (« on est tous dans le même bateau ») qui sont quant à eux bien souvent non violents et ont un esprit collectiviste.
« Nous retrouvons toutes ces étapes dans les réactions du public », expliquent Pablo Servigne et Raphaël Stevens, chercheurs en sciences et auteurs de livres sur la question de l’effondrement.
« Lors de discussions et d’ateliers sur la transition ou sur l’effondrement, nous avons constaté que les moments de témoignages et de partage d’émotions étaient essentiels pour permettre aux personnes présentes de se rendre compte qu’elles n’étaient pas seules à affronter ce genre d’avenir et à ressentir ces émotions. Tous ces moments nous rapprochaient de l’étape d’acceptation, indispensable pour retrouver un sentiment de reconnaissance et d’espoir qui nourrit une action juste et efficace. »
L’action constructive et si possible non violente ne peut clairement venir qu’après avoir franchi – individuellement et collectivement, dans des échanges où le déni des uns rencontre la colère des autres – certaines étapes psychologiques. En réalité, l’action fait partie intégrante du processus de « transition intérieure ». C’est elle qui permet dès le début de la prise de conscience de sortir d’une position d’impuissance inconfortable en apportant quotidiennement des satisfactions qui maintiennent optimistes. Ce sont d’abord de petites actions qui paraissent insignifiantes, puis de plus conséquentes, suivant les gratifications que chacun a pu tirer des premières. C’est en agissant que notre imaginaire se transforme. Actuellement, des réseaux d’entraide, assez discrets mais puissants, fleurissent partout dans le monde, et grandissent à une vitesse qui n’a d’égale que les bonheurs qu’ils procurent.
« En créant les conditions aujourd’hui, nous récoltons les fruits demain, et c’est cela qui nous permet de comprendre que nous ne sommes pas statiques, que notre monde n’est pas statique. Notre habitat, ainsi que nous-mêmes en tant qu’habitants, sont transitoires, dit le Bouddha. Demain peut être tout ce que nous voulons. Nous pouvons être ce que nous voulons être. Nous avons juste à créer les conditions. »
1 Psychiatre Suisse (1926 – 2004), pionnière de l’approche des soins palliatifs pour les personnes en fin de vie.
2 Comment tout peut s'effondrer. Petit manuel de collapsologie à l'usage des générations présentes, Éditions du Seuil.
3 Le vénérable 5e Dilyag Sabchu Rinpoche, Karma Euzer Ling, octobre 2018.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°8 (Automne 2018)